En 2018, les féministes seront dans la rue !

Analyse de Sonia Corrêa, féministe et chercheuse brésilienne

, par Esquerda.net , ROQUE Sofia

L’assassinat le 14 mars 2018, à Rio de Janeiro, de la conseillère municipale Marielle Franco ainsi que de son chauffeur Anderson Pedro Gomes, est vraisemblablement lié au combat qu’elle menait contre les violences policières. Elle défendait par ailleurs les droits des femmes, en particulier le droit à l’avortement et les droits des afro-descendants.
Le contexte politique réactionnaire pour les droits des femmes, rappelé dans l’analyse qui suit de Sonia Corrêa, concerne aussi celui des droits économiques, sociaux, environnementaux et globalement tout ce qui concerne la transformation de la société brésilienne vers plus de justice. Cet assassinat, et celui de nombreux militants anonymes, est un rappel tragique des conséquences de crispations et de radicalisations dont le pays est le théâtre actuellement.

Sonia Corrêa est féministe et chercheuse dans le domaine du genre, auteure de nombreuses publications sur les droits sexuels et reproductifs des femmes. Depuis 2002, elle coordonne également avec Richard Parker (USA/Brésil), le Forum Global Sexuality Policy Watch (Observatoire de Sexualité et Politique), et est chercheuse associée à l’Association Brésilienne Interdisciplinaire sur le SIDA (ABIA) et au Département des Études du Genre de la London School of Economics and Political Science.
Fin décembre 2017 à Lisbonne, Sonia Corrêa s’est entretenue avec Esquerda.net du printemps féministe qui secoue le Brésil depuis 2015, ainsi que des progrès et des reculs dans la lutte, déjà longue, pour le droit fondamental à l’avortement. On n’abandonne pas. « En 2018, les féministes seront dans la rue ! », a-t-elle assuré.

Un féminisme pluriel, coloré, et à corps perdu

A propos du soi-disant « printemps féministe », Sonia Corrêa souligne que le mouvement féministe brésilien a une « longue histoire qui remonte au XIX siècle », donnant comme exemple la lutte pour le droit à l’éducation, celle des femmes abolitionnistes et la «  lutte des femmes esclaves qui se sont rebellées contre l’esclavage  ». De même, après les années 1970, la dernière vague féministe s’est prolongée, devenant un mouvement important, qui a entraîné des changements législatifs et apporté de nouvelles thématiques, également liés à la sexualité, comme le droit à l’avortement.
En 2015, le féminisme descend dans la rue et s’oriente vers une politique de contestation.
S’il y a quelque chose de nouveau dans le printemps féministe brésilien, la militante souligne le fait que « ce mouvement implique un retour à une pratique de politique de résistance, une politique de frontière et de rue, qui rompt ainsi avec le précédent processus d’institutionnalisation, très lié par ailleurs au processus de démocratisation. En 2015, le féminisme descend dans la rue et s’oriente vers une politique de contestation concrétisée par une nouvelle génération de femmes, beaucoup plus plurielles et diverses, du point de vue ethno-racial, des sexualités et des identités de genre. C’est aussi un féminisme qui apporte la radicalité des mots d’ordre et de la présence du corps nu et peint dans la rue », a-t-elle déclaré, en soulignant qu’il s’agit d’un féminisme pluriel, coloré et à corps perdu.

Sonia Corrêa note également que ce mouvement apparaît comme une réponse à une tentative de restriction du droit à l’avortement, due à l’initiative de l’ex-député fédéral Eduardo Cunha, actuellement en prison (après avoir été condamné pour corruption, dans le cadre de l’opération Lava Jato), et dans un contexte qu’elle considère être celui de la restauration conservatrice brésilienne. Corrêa rappelle également que l’actuelle loi brésilienne, qui réglemente l’accès légal à l’interruption volontaire de grossesse, remonte aux années 40 et qu’elle est très restrictive, n’autorisant l’avortement qu’en cas de risque de santé de la femme, en cas de viol et, depuis des modifications très récentes, dans les cas d’anencéphalie.
Ce n’est pas par hasard si la plus récente période d’activité et de médiatisation du printemps féministe brésilien a eu lieu en décembre dernier, après une nouvelle tentative de recul du droit à l’avortement.

L’avortement clandestin est la quatrième cause de mortalité maternelle au Brésil.
Pour mieux comprendre ce combat déjà long pour les droits sexuels et reproductifs au Brésil, en particulier le combat pour le droit fondamental à l’avortement sécurisé, nous avons demandé à Sonia Corrêa de mieux nous expliquer comment s’est déroulé ce parcours de résistance féministe et comment renforcer les liens de solidarité féministe à international.
Quelle est aujourd’hui cette réalité clandestine de l’accès à l’avortement au Brésil, et quels sont les dangers juridiques et de santé auxquels les femmes sont confrontées quand elles doivent faire face à une grossesse non désirée ?
« Malgré la loi des années 1940, qui criminalise l’interruption volontaire de grossesse tout en prévoyant des exceptions très restrictives et uniquement dans les cas déjà mentionnés, le premier service d’avortement légal a été créé en 1999, à São Paulo, et est le résultat de la mobilisation féminine des années 1980 et 1990 », a expliqué la chercheuse.
De plus, poursuit-elle, « le Misoprostol est interdit depuis les années 1990. Ce médicament arrive via des réseaux clandestins et sa vente, illégale, est un crime inscrit dans un cadre de sanctions pénales aggravées ». L’accès à l’avortement médical, qui réduit de 90 % les risques de complications est alors vraiment très difficile. Les conséquences de cette situation sont lourdement tragiques, ce qui fait de l’avortement clandestin la quatrième cause de mortalité maternelle au Brésil.

En 2018, les féministes seront dans la rue !

Au cours de ces dernières années, le droit de décider [d’avorter] d’une part et, la criminalisation de l’avortement d’autre part, ont été englobés dans un processus juridico-légal complexe, marqué par les rapports de forces entre les mouvements féministes et de gauche, et les nombreuses vagues conservatrices qui font leur chemin dans la société brésilienne et occupent d’importants postes de pouvoir. Sonia Corrêa explique par exemple comment les organisations religieuses ont fait pression, un peu partout dans le monde, pour que le droit à la vie dès la conception soit inscrit dans les dispositions constitutionnelles des États. La Constitution brésilienne n’inclut pas le droit à la vie dès la conception, mais L’Église Catholique a fait pression et les premiers pays à céder ont été Malte en Europe et le Chili pendant la dictature de Pinochet.

En 2015, au Brésil, deux projets de loi ont été présentés : le premier, selon Corrêa, a échoué de justesse, car il résultait d’une initiative de l’ex-député Eduardo Cunha, qui fût arrêté à cette époque. Le deuxième est issu d’une action d’un sénateur, pasteur évangélique. Il s’agit d’un amendement visant à inclure dans la constitution le droit à la vie dès la conception. « Ce projet de loi est toujours pendant au Sénat brésilien  », a-t-elle expliqué.

Cependant, en novembre 2016, le Tribunal Suprême Fédéral (STF) a jugé une affaire criminelle concernant un avortement, qui impliquait des médecins et des infirmiers. Dans ce contexte, un avis a été donné dans lequel un collectif de juges a défendu l’inconstitutionnalité des restrictions et de la criminalisation du droit à l’avortement. « Cette situation a eu deux prolongements » explique Corrêa, mentionnant que la conséquence positive a été la pétition déposée au STF, en mars 2017, en faveur de la dépénalisation de l’avortement (à la demande de la femme et jusqu’à 12 semaines de grossesse), à l’initiative du PSOL [1], soutenue par des mouvements féministes.
Le prolongement négatif a été de donner une occasion aux forces conservatrices et anti-avortement de tourner à leur avantage la célèbre « PEC 181 » (proposition d’amendement constitutionnel) déjà approuvée par le Sénat brésilien et qui était en cours de traitement. Bien que cet amendement ait été proposé à l’origine pour prolonger le congé de maternité des femmes ayant des enfants prématurés, les mouvements conservateurs sont parvenus à y introduire, le droit à la vie dès la conception. « Maintenant, la PEC doit être débattue dans une commission spéciale, composée de 18 hommes et une femme, tous opposés au droit à l’avortement », regrette Sonia Corrêa. Comme on pouvait s’y attendre, dans ces conditions, la PEC 18 poursuit son chemin rétrograde pour ce qui concerne les droits sexuels et reproductifs des femmes. Elle a déjà été approuvée dans cette instance l’année dernière en octobre.

La chercheuse et activiste rapporte : «  la réaction féministe a été immédiate et il y a eu un retour dans les rues », ce qui a entraîné le retour du débat sur le droit à l’avortement dans l’espace public d’une manière très intense.
Sonia Corrêa rappelle également le « cas Rebeca 
 » : l’histoire bien connue d’une femme noire courageuse qui, apprenant sa grossesse involontaire, a demandé au Tribunal suprême de justice, une autorisation d’accès à l’avortement médicamenteux. La demande a été refusée mais Rebeca Mendes a quand même réussi à interrompre volontairement sa grossesse, de façon sécurisée, en se déplaçant en Colombie, où ce droit est garanti en cas de préjudice psychologique pour la femme, ce qui avait été la raison invoquée. L’affaire de cette femme courageuse a donné une nouvelle impulsion au mouvement de résistance à la PEC 181 a affirmé Corrêa, décrivant comment le vote final a été reporté grâce à diverses procédures réglementaires visant à reporter la décision finale à la prochaine législature.
Pour l’instant c’est, à son avis, « la seule stratégie possible étant donné la situation politique actuelle au Brésil  ». Lors des prochaines élections présidentielles, en 2018, les questions sur le droit à l’avortement seront mises sur la table et présentes dans le débat électoral. « Ce sera une élection très difficile, les perspectives pour l’année prochaine sont difficiles à prédire », affirme-t-elle, ajoutant qu’il y aura aussi un combat et qu’une solidarité internationale est nécessaire. « En 2018, les féministes seront dans la rue  ! ».