Élections indiennes de 2019 : les défis à relever

, par Le Journal des Alternatives

Le Parti Bhartiya Janata (BJP) a obtenu un deuxième mandat pour diriger le gouvernement comme le montrent clairement les résultats des élections, annoncés le 23 mai 2019. Le BJP a obtenu plus de sièges qu’en 2014 et leur part du vote a également augmenté. Sur un total de 543 sièges au Parlement, le BJP en a remporté 303, et le parti Congrès national indien, que 52. Le reste des sièges est réparti entre des dizaines de partis régionaux avec 5 sièges pour les deux partis communistes. De plus, la participation électorale a atteint un taux record de 66 %, ce qui représente plus d’un demi-milliard de votes.

Président Narendra Modi, Delhi, Inde. photo d’Erik Törner, prise le 3 mars 2008 (Flickr CC BY-ND 2.0)

Il semblerait que le nationalisme hindou soit de plus en plus accepté parmi les électeur/trices indien·nes. De plus, l’image d’un dirigeant fort, guide et protecteur de la nation face à l’ennemi musulman extérieur, le Pakistan, a pu être un déterminant du vote. Ce que l’on voit, sous nos yeux, est une évolution vers une démocratie ethnique en Inde. Comme l’écrit Christophe Jaffrelot, « l’Inde a fait un pas de plus dans l’invention d’une démocratie ethnique de facto. Bien que cette formule ait été inventée par un politologue israélien, Sammy Smooha, pour définir le régime de son pays, un État juif de jure, l’Inde continue d’être laïque sur papier, mais dans la pratique, les minorités deviennent des citoyens de seconde classe - comme le montre la sous-représentation de députés musulmans dans la Lok Sabha [1].

Alors, à quoi pouvons-nous nous attendre sous le gouvernement du BJP pour les 5 prochaines années ? Les réactions de voix critiques au lendemain des élections nous mettent en garde contre les mauvais jours à venir. Pankaj Mishra a écrit un article pour le New York Times intitulé « Comment Narendra Modi a séduit l’Inde avec la jalousie et la haine » [2]. Juste avant l’annonce des résultats des élections, Kapil Komireddi a publié un article dans The Wire dont le titre donne le ton : « Cinq années supplémentaires de Narendra Modi fera sombrer l’Inde » [3]. La victoire écrasante de Modi a été considérée dans l’éditorial de The Guardian comme « néfaste pour l’âme de l’Inde » [4].

Alors que ces journalistes ont exprimé leurs craintes face au second mandat du BJP, nous ne devons pas sous-estimer le programme de l’organisation mère du BJP, le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS). Modi et plusieurs des dirigeants du parti sont d’anciens membres du RSS. Les pères fondateurs de RSS avaient bâti l’idéologie de l’organisation en s’inspirant du fascisme italien de Mussolini. Ses dirigeants fondateurs ont de plus glorifié le nationalisme et le racisme promu par Hitler, de même que la Shoah [5].

Ironiquement, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou s’est adressé à Modi à l’annonce des résultats du scrutin pour le féliciter en disant : « Bravo, mon ami » [6].

De nombreux commentateur/trices, notamment de gauche et libéraux/les, ne s’attendaient pas à une victoire aussi massive du BJP, à la fois en termes de nombre de sièges remportés au Parlement et d’augmentation du pourcentage de voix par rapport aux dernières élections.

Le Journal des Alternatives (JdA) s’est entretenu avec Tapan Bose (T.B.), le directeur et fondateur du Forum d’Asie du Sud pour les droits humains (South Asia Forum for Human Rights), sur la signification des résultats des élections et la majorité remportée par le parti nationaliste hindou BJP de Modi.

JdA : Certains signalent le piratage des machines de vote électronique (EVM) et d’autres identifient plutôt le camouflage de la corruption massive, qu’est-ce qui selon vous pourrait expliquer les résultats électoraux ?

T.B. : Ce n’est pas en blâmant les EVM ni en recourant à la justice que nous règlerons les choses. La politique de division de Modi a attiré vers lui une grande partie des masses dépossédées. Nous devons admettre que les partis de gauche ont laissé le champ libre, en se retirant des mouvements ouvriers et paysans. Le vide a été comblé par la droite, qui a alimenté avec succès la colère venant de l’opinion publique, la dirigeant contre la classe libérale, et visant son incapacité à protéger les plus pauvres et les masses de travailleur/euses des excès du capitalisme.

JdA : La « crédibilité de gouverner » de certaines élites traditionnelles, comme les libéraux, a été gravement ébranlée en raison de leur incapacité à s’attaquer à la pauvreté avec leur recette néolibérale, mais aussi en raison des attaques populistes du RSS, pourriez-vous nous en dire plus sur ce phénomène ?

T.B. : Quelques palliatifs comme le droit à l’éducation et la Loi nationale sur la garantie de l’emploi en milieu rural (NREGA - en anglais) ont été inefficaces afin de pouvoir éradiquer la pauvreté. En période de marasme économique, de larges pans de la petite bourgeoisie ont été poussés à rejoindre le prolétariat. L’hypocrisie des libéraux a été complètement exposée, c’est-à-dire leur choix de se prosterner devant le capital financier et de favoriser le marché libre, le retrait des services sociaux, le démantèlement des droits syndicaux, la suppression des subventions agricoles et la privatisation de tous les services essentiels, ce qui a bien sûr résulté en l’aggravation des souffrances de la population.

L’augmentation vertigineuse du coût de la vie et du chômage, ainsi que la montée de la corruption, ont encouragé le mépris des libéraux, de la gauche, voire de la démocratie parmi la petite bourgeoisie, la classe ouvrière et les paysan ·es. Les « vertus » de la démocratie libérale ont maintenant un goût amer. Les railleries, les insultes et les menaces lancées par le RSS, le Sangh Parivar [7]. et le BJP aux libéraux/les, aux laïc/ques et aux intellectuel·les de gauche, ont séduit la petite bourgeoisie qui se sentait trahie, de même que la classe ouvrière, les chômeur/euses et le lumpenprolétariat urbain. Le BJP a ainsi trouvé un écho chez les personnes marginalisées de la société. Considérant que l’élite libérale les avait trahies, elles ont commencé à croire en des théories fantasques sur la politique d’apaisement des minorités et en des allégations sur les visées de musulmans qui envisageraient de prendre le pouvoir. Le RSS a réussi à canaliser la rage et diriger le désir de vengeance contre les minorités.

JdA : Comment expliquez-vous que le nationalisme hindou ait remodelé la politique en Inde ?

T.B. : Dans les années 1930, alors que le fascisme gagnait en importance en Europe, Clara Zetkin a écrit : « Les masses par milliers se sont dirigées vers le fascisme. Il est devenu un asile pour les sans-abri politiques, les déracinés sociaux, les indigents et les désillusionnés » [8]. Dans notre pays, le discrédit tombé sur la laïcité et la démocratie libérale cède la place à l’ultra-nationalisme, surpassant la fracture de classes. Les libéraux/les, les intellectuel ·les de gauche, les musulman ·es et les chrétien·ens sont devenu·es des parias. Le RSS a encouragé le lumpenprolétariat à attaquer l’ « ennemi intérieur », qui, selon le RSS, détruirait la nation.

JdA : Pouvez-vous nous parler du rôle des nouvelles technologies de communication dans la distorsion du processus électoral, de l’importance des discussions de groupe sur WhatsApp en Inde ? Comment décririez-vous l’impact de la désinformation et de la haine religieuse qui circulent dans ces discussions ?

T.B. : Après la défaite du BJP dans les provinces du Rajasthan, du Madhya Pradesh et du Chhattisgarh face au Parti du Congrès national indien en 2018 lors des élections aux assemblées législatives au niveau provincial, une campagne sur les médias sociaux a été prise en charge par le RSS. Cette campagne a été organisée au niveau de la base, de façon locale. De jeunes volontaires ont été recruté·es. Les messages propagés consistaient essentiellement à ridiculiser le Parti du Congrès, en focalisant sur le nationalisme, sur les vertus de l’amour pour la patrie et sur l’hindouisme, mais sans faire la promotion directe du BJP. C’était donc d’une stratégie de campagne très rusée afin de miner les gouvernements provinciaux du Parti du Congrès en faisant un lavage de cerveau sur les vertus du nationalisme. Cette opération a duré environ 3 à 4 mois avant les élections. Le RSS l’a fait systématiquement dans les 3 provinces où le BJP avait perdu les élections l’année dernière. En outre, le BJP a également lancé son propre réseau national en recrutant, d’après les informations dont nous disposons, environ 112 000 jeunes volontaires compétent·es en informatique. Plusieurs d’entre eux·elles ont mentionné en entrevue dans les médias qu’ils·elles travaillaient jusqu’à 17 heures par jour. Il y avait un message central (comme les attaques virulentes contre le Pakistan, pour en faire un ennemi, et l’accent mis sur le nationalisme), mais les volontaires ont reçu l’autonomie nécessaire pour ajouter des couleurs locales aux messages. Comme nous pouvons le constater, cette campagne a été très bien organisée et coordonnée. Donc, vous voyez, l’esprit des électeur/trices indien·nes a été subverti. Et cela a surtout fonctionné dans le nord de l’Inde : lorsque nous examinons les progrès du BJP, nous constatons une nette division entre le nord et le sud. Des groupes WhatsApp ont été créés au niveau local (au niveau des blocs [9]). Ils ont ciblé surtout les jeunes. Le format des messages sur WhatsApp est aussi une sorte de divertissement, c’est pourquoi ces messages sont devenus si populaires. L’autre pays auquel j’arrive à penser où ce type de communication a été utilisé de façon aussi spectaculaire est le Myanmar, où l’armée a utilisé Facebook et Google pour créer une énorme campagne de haine contre les Rohingyas musulman·es. Quand je vois ce que l’utilisation des médias sociaux a fait au Myanmar, ça donne froid dans le dos. En Inde, WhatsApp a été utilisée de la même manière pour alimenter de fausses nouvelles dans les discussions de groupe pro-BJP, comme les messages incitant à la haine religieuse.

JdA : La société civile a-t-elle été active pour remettre en cause le discours de Modi ?

T.B. : Essentiellement, notre message s’adressait uniquement à la classe moyenne, nous nous sommes surtout concentré·es sur la nécessité de protéger la Constitution. Mais le message n’a pas vraiment dépassé notre cercle. Les groupes de gauche ont été très actifs dans les médias sociaux, y compris WhatsApp, et nous avons pu faire ressortir de nombreuses vérités et contrer les mensonges. Le Parti communiste de l’Inde (marxiste) a essayé de mettre sur pied des groupes WhatsApp, mais de façon vraiment très inefficace. Le problème est que les partis de gauche sont désormais réduits à des partis régionaux, ils ont cessé de penser à l’échelle nationale et sur des enjeux plus larges.

JdA : Quelles sont les implications du maintien du BJP au pouvoir pour les droits humains en Inde ?

T.B. : C’est une situation très effrayante. Rien n’augure de bon. Par exemple, il y a eu 20 chrétiens tués chaque mois en moyenne en 2018. Au premier trimestre de cette année, ce nombre est passé à 30 par mois. Les attaques brutales contre les musulman·es se poursuivent actuellement. On peut donc s’attendre à ce que la violence irrationnelle et non maîtrisée se répande.

JdA : Quelle est la tâche de la société civile aujourd’hui ?

T.B : Nous devons investir les tribunaux, les salles de séminaires, les portails d’information en ligne, WhatsApp et Facebook. Nous devons aller dans les rues, les places de marché, les universités, les collèges, les usines, les chantiers de construction pour récupérer notre espace perdu. Nous devons parler des enjeux existentiels fondamentaux qui affectent la vie des gens. Nous devons sortir de l’inertie qui nous a freiné·es. Nous devons fuir notre peur. Nous devons nous organiser, commencer à lutter pour nos droits et défendre nos organisations. Nous devrons former des groupes d’autodéfense pour nous dresser contre le RSS, ses agressions et contre la terreur fasciste. La gauche devrait arrêter de se définir par rapport aux autres, par rapport à ses adversaires. Nous devons décider de ce que nous voulons faire. Nous devrions développer des brigades de défense, ça devrait être une priorité. Car quand les brigades de lynchage de droite attaquent, nous tombons en paralysie. Nous devrions nous organiser pour nous défendre contre ce genre de violence. Il est temps de construire un réseau national et la gauche doit en prendre l’initiative. La gauche officielle ne le fera pas. Il en revient à la gauche indépendante et aux marxistes de s’y mettre.

Encore une fois, pour citer Clara Zetkin, en 1932, en tant que seule représentante élue socialiste au Reichstag sous contrôle nazi, elle a déclaré : « Notre tâche la plus urgente aujourd’hui est de former un front uni de tous les travailleurs afin de renverser le fascisme. Toutes les différences qui nous divisent et nous enchaînent - qu’elles soient fondées sur des perspectives politiques, syndicales, religieuses et idéologiques – doivent céder face à cette impérieuse nécessité historique » [10]. Portons une attention particulière à son appel, car il est toujours pertinent.

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