Économie féministe : exploitation et extraction

, par ALAI , GAGO Veronica

Verónica Gago [NdT : philosophe et militante féministe argentine de premier plan] partage ici les réflexions développées dans son livre autour de la puissance des remises en question et des transformations portées par les mouvements de femmes et de la diversité, depuis une approche de l’économie politique féministe.

Au cours d’une manifestation féministe, une manifestante brandi un fumigène vert, symbole de la lutte pour la légalisation de l’avortement en Argentine.
Crédit : TitiNicola (CC BY-SA 4.0)

L’économie féministe est la théorie qui permet de comprendre les formes spécifiques de l’exploitation des femmes et des corps féminisés dans la société capitaliste. Pour cela – et grâce à cela – cette théorie élargit la notion même d’économie, pour inclure une diversité de sujets qui va de la division sexuelle du travail aux modes d’oppression du désir. Le premier objectif est de pouvoir percevoir, conceptualiser et mesurer le différentiel dans l’exploitation des femmes, des lesbiennes, des trans et des travesti·es. Il s’agit d’une opération bien plus large que le simple fait de comptabiliser les activités réalisées par les femmes et les corps féminisés. Et cela est lié au deuxième objectif de l’économie féministe (comprise comme une critique de l’économie politique, et non comme une revendication de quotas dans le monde compétitif néolibéral), objectif qui consiste en la désobéissance, la subversion et la transformation de l’ordre capitaliste, colonial et patriarcal.

C’est dans ce contexte qu’il faut situer la question du différentiel d’exploitation, comme une mission de l’économie féministe. Et cette question prend pour point de départ le lieu concret d’où émerge ce différentiel : la reproduction.

Pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’un différentiel qui ne peut être que relationnel, c’est-à-dire qu’il révèle la situation singulière du travail des femmes et des corps féminisés dans les relations sociales, de telle façon qu’en le rendant visible et en comprenant ses dynamiques spécifiques, on voit clairement apparaître l’exploitation générale sous un autre jour. Rendre visible le travail aujourd’hui salarié et précarisé depuis une perspective féministe qui émerge de l’analyse du travail historiquement non rémunéré et des tâches féminisées, rend possible une nouvelle analytique du tout.

L’intérêt de mettre l’accent sur le différentiel, de plus, nous mène à une autre conversation cruciale : il ne s’agit pas simplement de constater la différence pour réclamer l’égalité. Nous ne voulons pas resserrer l’écart hommes/femmes pour être aussi exploitées que les hommes. Ce qui nous intéresse, et ce qui donne toute sa valeur à l’économie féministe, c’est la lutte menée par les femmes, les lesbiennes, les trans et les travesti·es en faveur de la reproduction de la vie et contre les relations d’exploitation et de subordination.

A nouveau, il ne s’agit pas d’une analyse sectorielle dans l’intérêt d’une « minorité » (un concept problématique en soi), mais bien d’une perspective singulière à partir de laquelle on peut concevoir le tout depuis une conflictualité concrète. Méthodologiquement, cela suppose que les femmes et les corps féminisés ne sont pas un chapitre à ajouter à l’analyse économique, mais une perspective qui reformule l’analyse économique en tant que telle. C’est une lecture politique transversale, qui propose un autre point de départ à la critique de l’économie politique, et non une plateforme de revendications limitées.

Ces éléments de l’économie féministe, en tant qu’organisation d’une critique (et par conséquent, des éléments méthodologiques cruciaux), produisent un déplacement majeur. En l’occurrence : l’économie féministe ne centre pas son analyse sur le mode d’organisation de l’accumulation du capital mais plutôt sur le mode d’organisation et de garantie de la reproduction de la vie collective en tant qu’a priori. Ainsi, il devient évident que la dynamique de la reproduction sociale est la condition de possibilité première. Dans le langage philosophique : la reproduction est la condition transcendantale de la production.

Cette question se déploie à son tour à deux niveaux : d’une part, elle cherche à comprendre comment la reproduction rend possible toute la production dont bénéficie le capital. En ce sens, et comme nous le verrons plus loin, la question que soulève l’économie féministe est de savoir comment l’occultation de la reproduction est la clé des processus de la valorisation en termes capitalistes.

Mais il reste le deuxième niveau : l’économie féministe a pour mission de débattre des modes et des expériences qui produiraient une reproduction sociale en termes non extractifs et non exploiteurs (ce qui implique, comme on le verra plus loin, un combat contre sa naturalisation). Cela permet de dépasser l’opposition reproduction / production (comme s’il s’agissait de termes antithétiques), pour penser la réorganisation de leur relation. C’est de là qu’émergent des pistes de réflexions pour revenir à la question du différentiel d’exploitation.

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