Introduction
L’eau « Aro », comme l’appellent les gens, est un système de filtrage de l’eau utilisé en Iraq : il la purifie et rend portable l’eau du robinet. Au départ, cette technique a été développée par l’armée et utilisée par la NASA. Cette technique de purification de l’eau est utilisée en Iraq depuis 2003. Les infrastructures hydriques ayant été gravement endommagées partout en Iraq, surtout dans les villes, par la guerre avec les États-Unis ‒la guerre de 1991 a particulièrement visé les infrastructures du pays‒, l’eau « aro » est aujourd’hui transportée dans des réservoirs mobiles et vendue par camions-citernes dans les villes et les villages. Pour annoncer l’arrivée du camion aux habitant·es, une chanson est diffusée. C’est la même partout en Iraq : une mélodie de ton profond comme une flûte. Plutôt que de suggérer les opportunités qui viennent avec l’eau, l’espoir et la vie, la chanson évoque les fournitures insuffisantes de cette ressource vitale. Les camions-citernes appartiennent à des opérateurs privés. Que ce soit à Bagdad ou dans les villages du sud-ouest de la province d’Amara, la mélodie s’étend dans toutes les allées. Cependant, elle ne fait pas seulement référence à une infrastructure résultant de la guerre ; dans les marais d’Amara, c’est le synonyme d’une guerre sans fin contre les gens qui vivent là.
Cet article parle d’une guerre sans fin et met en évidence la violence trop souvent passé sous silence dans l’expérience de la vie quotidienne des habitant·es : ses aspects matériels, mais aussi son aspect affectif. Cette violence a modifié la façon de vivre des gens, ce que l’anthropologue iraquien-états-unien Kali Rubaii appelle « violence moins que mortelle ». [1] L’histoire des marais iraquiens montre que l’accumulation de cette violence mène inévitablement à la mort, non seulement d’individus, non seulement d’un écosystème, mais bien de toute une manière de vivre non-marchande. Alors que cette guerre sans fin a été mise en œuvre par l’avidité d’accumulation précapitaliste, [2] elle s’est prolongée dans les forces coloniales britanniques, la force impériale des États-Unis et par la nation iraquienne elle-même. La région des marais raconte l’histoire de la fraternisation entre la militarisation et le capitalisme.
La destruction de l’Ahwar
La région marécageuse de Hor (pl. Ahwar), qui s’étend du sud-est de l’Iraq au sud-ouest de l’Iran, est née des bassins fluviaux de deux rivières, l’Euphrate et le Tigre. Le hor est une plaine inondée composée de roseaux, de lacs permanents et d’un réseau de rivières secondaires qui abritent une grande variété de flore et de faune. Les marais sont aussi un point d’étape pour les populations d’oiseaux migrateurs. Ils s’étendent sur des zones de rivières autrefois connectées de trois provinces du sud iraquien : Amara, Nasriya et Basra. Les gens qui peuplaient cette région vivaient de la pêche, de l’agriculture ‒en particulier du riz‒ et de l’élevage de buffles. Ceux-ci produisaient du lait pour la confection de yaourts et de fromages. Leur culture de logement et de transport reposait largement sur les eaux : les maisons étaient construites sur des îlots de roseaux et les gens se déplaçaient en mashhoufs, de longues pirogues de bois. Il y a cent ans, lorsque cet écosystème était encore intact, il était possible de rejoindre en bateau le port de Basra situé à 180 km. Aujourd’hui, il faut prendre une voiture qui utilise de l’essence.
« Avez-vous jamais vu un buffle boire de l’eau Aro ? », demande Jamal, 21 ans. Il y a à peine trois ans, sa famille possédait 20 buffles ; aujourd’hui, il ne lui en reste que 10. Les buffles ont des noms, une forme de reconnaître leur travail de soutien à la vie des gens et de leur dimension affective : ils sont considérés comme des membres de la famille.
La rareté de l’eau les affecte gravement. Assise sur le devant de sa maison surélevée d’environ un mètre, Nassima, la mère de Jamal, observe la grande étendue de buissons épineux. Dans le passé, tout était couvert d’eau. « Viens ici, je veux te montrer quelque chose ». Elle m’emmène derrière le coin de la maison. Elle ouvre le réservoir d’eau utilisé pour les besoins quotidiens tels que la vaisselle ou le lavage du linge. L’eau, de couleur brune, stagne, sent mauvais, et y flottent quelques insectes. Elle est directement pompée du seul canal situé à quelques mètres. Mais il n’y a plus d’eau. La seule eau disponible ici est celle des égouts, de la pluie et, parfois, de « l’hussa », la part gouvernementale que les autorités sont sensées laisser couler dans les canaux.
Bien qu’il soit possible d’acheter de l’eau pour les buffles et pour les gens eux-mêmes, il n’y a maintenant plus d’espace pour que les buffles puissent acclimater leurs corps. Ce sont des animaux d’eau, pas faits pour l’extérieur. Acheter l’eau Aro coûte cher. Cinq tonnes valent 15.000 dinars iraquiens, environ 10 dollars. C’est beaucoup d’argent pour des familles de dix personnes et encore plus lorsqu’il n’y a qu’une personne qui gagne de l’argent, avec un salaire qui dépasse à peine 20.000 dinars par jour. Les buffles sont au cœur de la reproduction de la vie et de la culture Ahwari.
Leur maison est en bordure du village, presque abandonné. À quelques 500 mètres d’ici, il reste quelques flaques d’eau. Pour les atteindre, ils doivent recevoir une autorisation du poste de contrôle de sécurité situé à moins de 50 m de leur maison. Pour y arriver, ils doivent traverser le lit d’une rivière à sec, mais une barrière bloque le passage. Bien que cette barrière de plastique enveloppée par du fil barbelé semble primitive, elle fait partie d’une infrastructure sécuritaire plus large.
Militarisation et poste de contrôle
Ce poste de contrôle n’est pas uniquement les restes d’une infrastructure sécuritaire établie là dans les années 1980. C’est plutôt l’expression du développement de la sécurité dans une région qui a été lourdement militarisée au cours des quarante dernières années. Il regroupe deux objectifs sous une même logique sous-jacente.
Cette infrastructure sécuritaire avait été organisée pour contrôler la région pendant la guerre Iran-Iraq entre 1980 et 1988. A partir de 1983, sous le nom euphémisé d’ « Opération Paix », la population des marais a été violemment déportée, et un grand nombre de personnes ont été détenues et tuées au nom de la sécurité nationale, des actes justifiés par la logique raciste consistant à prétendre que les habitant·es des marais étaient des infiltré·es soutenant « l’État ennemi » iranien.
Déjà auparavant, la région des marais incarnait l’imaginaire d’un Iraq résistant. En 1968, Ahmad Khaled Zaki y était venu organiser une résistance armée contre l’État central après que le parti nationaliste Ba’th ait pris le pouvoir. [3] Tout comme d’autres mouvements, il concevait l’Ahwar comme une écologie de résistance.
Plus tard, après la guerre de 1991, juste après que Saddam Hussain ait donné l’ordre à son armée d’attaquer le Koweit et qu’une alliance menée par les États-Unis ait attaqué l’Iraq dans une guerre visant les infrastructures, la population du Kurdistan iraquien, le sud de l’Iraq et l’Ahwar se sont soulevés contre Saddam Hussain. Les marais étaient un bon endroit pour se cacher. Aussi, Saddam les a asséché. Il est intéressant de noter que pour faire construire de nouveaux barrages, il a utilisé des plans et une infrastructure hérités des forces coloniales britanniques qui avaient leurs propres projets concernant l’exploitation de cette région dans les années 1920. [4]
Saddam Hussain a poussé l’infrastructure sécuritaire encore plus loin. Routes militaires, casernes militaires et policières se sont étendu à toute la région. C’est à cette période que le poste de contrôle mentionné plus haut a été installé à côté de la maison de Jamal, qui n’était pas encore né, ses parents étant encore jeunes.
Puis, la guerre de 2003 a éclaté. L’armée iraquienne a abandonné les lieux et l’armée états-unienne les a occupé pendant 8 ans. C’est à cette période qu’est né Jamal. Il a grandi avec la décharge de la base militaire juste à côté de sa maison. Les enfants y jouaient, les buffles y mangeaient sans savoir que les déchets d’une base militaire sont parmi les plus toxiques – et le buffle de son voisin est mort. [5]
Aujourd’hui, cette infrastructure sert les services de sécurité des compagnies pétrolières qui extraient du pétrole des marais asséchés. Ici, dans les marais Hawazeh, se trouve la troisième plus grande réserve de pétrole du monde. La zone derrière le poste de contrôle et dans le hor asséché autour de la maison de Nassima est couverte de caméras infrarouges tous les 500 mètres. Pour recevoir l’autorisation de traverser le poste de contrôle vers les parties du hor couvertes d’eau, les habitant·es doivent renouveler leur carte de résidence de l’Ahwar tous les six mois. Ensuite, ils et elles doivent encore demander l’autorisation de passer dans la zone. « La dernière fois, mon père a reçu l’autorisation de passer avec ses buffles pour à peine deux heures. Il a eu 20 minutes de retard. Quand il est revenu, ils l’ont interrogé sur ce délai. Avant même qu’il puisse répondre, ils lui ont montré l’enregistrement des caméras de sécurité ». Cette infrastructure leur permet de surveiller chaque mouvement de l’éleveur de buffles. Pour l’intimider, ils lui ont dit que la prochaine fois, il ne recevrait peut-être pas l’autorisation de traverser. Le gouvernement prétend que c’est à cause de sa guerre contre la drogue, mais les gens d’ici savent que ce ne sont que des excuses.
Que ce soit la guerre Iran-Iraq, la contre-insurrection, l’armée états-unienne ou la guerre à la drogue, la vie des gens de l’Ahwar est considérée superflu au regard du « bien de la nation ».
La militarisation de la région est ancré par trois strates reliées entre elles. La première est la façon dont la terre est octroyée aux compagnies pétrolières : en Iraq, plusieurs partis politiques ont des milices impliquées dans des activités économiques, ce qui revient à attribuer la terre aux compagnies productrices de pétrole.
La deuxième strate sont les sociétés de sécurité privée des entreprises qui viennent souvent de Bagdad, mais n’offrent qu’une sécurité mineure aux entreprises. Il faut prendre en compte la composition sociale locale : les tribus ont retrouvé un certain pouvoir dans le système politique de Saddam Hussain. Une des activités économiques des tribus est l’extorsion d’argent à toute personne entrant sur leur territoire d’influence. D’autre part, c’est précisément cette infrastructure que les entreprises utilisent comme troisième strate de leur complexe sécuritaire. Elles négocient directement avec les tribus au moyen de « l’atawa », une sorte de « paiement pour protection ». De plus, des membres de la tribu travaillent dans la section sécurité de l’entreprise et utilisent les structures mobiles de l’infrastructure de production de pétrole (les drills mobiles) pour signifier aux autres tribus que cette compagnie pétrolière « est déjà prise ».
Il existe donc une relation organique entre le rôle quasi étatique des tribus de la région et les compagnies pétrolières. Tout d’abord, le pouvoir colonial britannique en Iraq avait renforcé le rôle des tribus afin d’affaiblir la position de la bourgeoisie urbaine. En leur donnant des terres, il a ainsi établi une structure hiérarchique à l’intérieur des tribus, dans laquelle le cheik avait la nouvelle fonction de responsable politique et économique de la tribu. Cette fonction est devenue obsolète avec l’expropriation des terres et leur redistribution aux petits fermiers après la chute de la monarchie soutenue par les Britanniques en 1958. Dans les années 1990, Saddam Hussain a rétabli les cheiks comme de puissants soutiens de son régime pour pénétrer en particulier les sociétés rurales, en leur fournissant argent et armes. Après le changement de régime en 2003, les partis politiques ont continué à fournir aux cheiks des ressources importantes avec l’espoir d’une allégeance politique. Aujourd’hui, donc, lorsque l’on analyse le rôle des tribus dans l’infrastructure des compagnies pétrolières, il ne faudrait pas les lire comme des acteurs non-étatiques mais plutôt comme des acteurs qui remplissent une fonction paraétatique. Comme les tribus sont lourdement armées aujourd’hui, elles font complètement partie de l’infrastructure de contrôle de la société par l’État. Cela va au-delà de la militarisation dans un objectif militaire ; il s’agit du contrôle de la population et de politiques extractives qui endommagent particulièrement la société locale.
Exploitation nationale et multinationale, du colonialisme au capitalisme
Ahwar souffre d’un fort extractivisme. La Banque mondiale considère l’Irak comme « l’un des pays les plus dépendants du pétrole dans le monde ». Au cours de la dernière décennie, les recettes pétrolières ont représenté plus de 99 % des exportations, 85 % du budget du gouvernement et 42 % du produit intérieur brut (PIB) ». [6] Si le système politique et économique irakien repose effectivement sur les recettes pétrolières, ce sont les multinationales qui tirent profit du pétrole irakien. Dire que l’Irak est dépendant du pétrole, c’est occulter l’héritage colonial de la production pétrolière dans la région. [7]
Pour faire court : les ruines de l’ahwar sont des « écologies de guerre » qui « se réfèrent à un héritage de subjugation impériale qui, pendant des siècles, a diminué les corps humains en contrôlant leur engagement avec la terre, l’eau et le ciel ». [8]
La ruine de l’Ahwar n’a pas commencé il y a trois ans. Bien que cela ait toujours été un endroit riche en ressources que le gouvernement central pouvait exploiter pendant et avant l’époque ottomane (1534-1920), à l’époque précoloniale, ces ressources n’étaient pas extraites au sens capitaliste du terme. Mais dans un mode de production capitaliste, « dans le cadre de la division internationale du travail, l’extractivisme est le mécanisme qui relie l’exploitation des ressources et des matières premières dans la périphérie - avec toutes ses conséquences néfastes pour la vie des [...] travailleurs, de leurs communautés et de l’environnement » [9] à notre mode de vie qui dépend de ces ressources.
Une partie de ce mode de production consiste à exproprier la population locale de la connaissance de ce qui se passe. Alors que nous réfléchissions à une campagne visant à empêcher l’expansion du prochain champ pétrolifère, Jamal raconte : « Mon grand-père m’a raconté comment les Américains - mais je pense qu’ils étaient britanniques - sont venus dans les années 1920 ou 1930. Ils l’ont payé pour qu’il enlève le qasab (roseau) sur leur chemin, afin qu’ils puissent forer dans les marais à la recherche de pétrole ». En effet, avant que l’empire britannique ne vienne avec son armée occuper l’Irak à la suite de la « distribution » des terres de l’empire ottoman, il est venu arpenter le terrain pour trouver du pétrole. À cette fin, ils ont fondé en 1912 la Turkish Petroleum Company (TPC). Après avoir pris le contrôle de l’Irak en 1918, la TPC a fusionné en 1930 avec un consortium composé de BP, Total Shell et d’autres sociétés étatsuniennes sous le nom d’Iraqi Petroleum Company. En 1932, l’Irak est officiellement devenu indépendant, mais des consultants britanniques continuaient de faire partie des ministères et même du Parlement. Il n’est donc pas étonnant qu’en 1938, l’IPC ait obtenu les concessions pour l’extraction de tout le pétrole découvert en Irak pour les 75 années suivantes. Rapidement, d’autres gisements ont été découverts et ouverts. Dès 1952, le brûlage de gaz a été utilisé pour la production de pétrole. Bien que le gouvernement irakien ait demandé à plusieurs reprises l’utilisation d’une technique permettant d’utiliser le gaz, celle-ci n’a été appliquée à la production qu’au moment de la nationalisation de l’industrie pétrolière, en 1972. En effet, le torchage du gaz a été réduit de 95 % dans les années 1990. Mais la guerre de 1991, qui a lourdement affecté toutes les infrastructures, n’a pas épargné les capacités de l’industrie pétrolière. [10] Après 2003, l’industrie pétrolière a non seulement été privatisée, mais de nouvelles concessions pétrolières ont été négociées pour des sociétés étrangères, cette fois encore alors que le pays était encore officiellement occupé par l’alliance anglo-britannique. C’est dans ce contexte que les entreprises ont créé un monde parallèle sans loi : dans ce qu’elles ont appelé les « clauses de stabilisation », elles ont obtenu l’impunité légale de toute sanction concernant les dommages environnementaux causés par leurs activités.
Le système politique et l’hétérotopie
Le système politique irakien est appelé « muhassasa Ta’ifiya », un système sectaire de partage des quotas qui est un pacte d’élite exclusif qui distribue les revenus de l’État entre les partis au pouvoir. Ce système postérieur à 2003 fonctionne de la manière suivante, comme l’explique le politologue Toby Dodge :
« le système Muhasasa a dicté l’attribution des ministères et de leurs ressources aux partis ethno-sectaires dans les gouvernements d’unité nationale. Chaque parti a utilisé ses ministres pour exploiter les ressources du gouvernement. Ils augmentent les effectifs du gouvernement pour employer leurs membres et leurs partisans. En conséquence, l’accès à un emploi gouvernemental, dominant sur le marché du travail irakien, n’est garanti qu’en s’alliant à l’un des partis politiques promouvant le système Muhasasa. Les Irakiens à la recherche d’un emploi gouvernemental sont interpolés en tant que membres de communautés ethno-sectaires exclusives, sunnites, chiites ou kurdes ». [11]
Le nombre de personnes employées par l’État étant passé de 850 000 en 2004 à 7 ou 9 millions en 2016, [12] on peut comprendre comment les partis achètent l’allégeance. De même, les milices paramilitaires para-étatiques sont financées par ce système tout en ayant leurs propres activités économiques et politiques. Cette réalité est le résultat du démantèlement de l’infrastructure de sécurité en Irak après l’invasion et l’occupation de l’Irak par les États-Unis. La dissolution de l’armée et d’autres institutions a créé un vide qui a été comblé. Il existe une relation paradoxale entre l’État et ces acteurs paramilitaires : « L’une des milices actives dans la lutte contre l’EI a par la suite également formé un bloc électoral et est parvenue à être représentée au parlement, obtenant ainsi un accès supplémentaire aux ressources de l’État pour son financement. Cette même milice a participé à la répression des manifestant·es lors des manifestations d’octobre 2019, dont beaucoup ont eu lieu dans la région d’Ahwar. Comme 90 % des revenus de l’État proviennent du pétrole, c’est ce système qui est financé par les revenus du pétrole et c’est ce système qui a peur de ne pas satisfaire ses partisans si le prix du pétrole baisse - ce qui signifie qu’une production plus importante est nécessaire - ou si la production de pétrole risque d’être perturbée. C’est pourquoi, aux yeux de l’élite politique et dans le discours public, la vie des Ahwari est superflu. Il faut donc le dire sans ambages : leur mort garantit l’existence du système politique.
La résistance intérieure et la bataille du récit
Résister commence par être capable de se définir soi-même, de déterminer vous-même qui vous êtes. Une nouvelle génération qui a grandi dans la région des Ahwar ou dans des zones de déplacement se nomme elle-même Ahwari (pl. Ahwariyin), une dénomination clairement associée à la notion d’indigénéité liée à la terre ahwari. Ici, être ahwari implique des revendications de protection territoriale et de mode de vie autochtone pour les générations futures. Le discours des groupes qui revendiquent cette notion d’identité est également internationaliste et en lien avec les luttes autochtones en Iran et en Palestine.
Son discours est foncièrement anti-extractiviste. Les positions au sein de la communauté divergent sur les demandes à formuler vis-à-vis des compagnies pétrolières et de l’État. Une partie de la communauté a perdu tout espoir que les forces de domination respectent leurs droits, et se contente de demander des compensations. Les Ahwariyin affirment qu’aucune récompense ne sera satisfaisante : la terre, le mode de vie et les moyens de subsistance qu’il procure ne peuvent être compensés. Depuis ces marges les plus exploitées, un nouveau discours de justice sociale émerge, qui pourrait inspirer la gauche irakienne. Elles sont à l’avant-garde de la dénormalisation du mode d’existence capitaliste en Irak.
Cependant, le paysage est militarisé et sécurisé. Quand un groupe d’Ahwariyin organise des réunions communautaires pour discuter de leur approche d’un nouveau champ pétrolier avec les notables locaux, ses membres reçoivent des appels des « services de sécurités nationaux », les services secrets intérieurs. Depuis 2011 et pendant les trois gouvernements irakiens consécutifs, ils étaient contrôlés par Falih Al-Fayyadh, un des responsables de la violente répression des manifestations pendant la révolte populaire de 2019. Cette agence est en lien direct avec le bureau du Premier ministre. Falih Al-Fayyadh exerce une double fonction : il était aussi le chef des Forces de mobilisation populaire (FMP), une milice fondée en 2014 pour lutter contre Daech (acronyme arabe d’ISIS). La milice n’a pas été dissoute mais intégrée au budget de l’État, tout en fonctionnant indépendamment des structures armées étatiques. Le chef des FMP n’est autre que Falih Al-Fayyadh lui-même. Ainsi, la capacité à réprimer des structures militaires en Irak se nourrit des ressources de l’État et agit à l’intérieur et à l’extérieur de ses structures.
Les Ahwariyin ne sont pas reconnu·es comme des défenseur·ses des droits humains par la communauté internationale alors que leur vie est constamment en danger. Pour les ONG qui travaillent dans la zone, le sujet des Ahwar est uniquement considéré comme un discours sur le changement climatique.
Le discours normalisant de la « responsabilité sociale des entreprises » qui demande aux compagnies pétrolières et à l’État irakien d’investir dans les zones d’exploitation pétrolière est multiforme en Irak. D’une part, la population de la région des Ahwar est confrontée à la raréfaction de l’eau depuis trois ans. Dans le village de Jamals, il ne reste que trois familles. Une partie du discours est axée sur la possibilité pour les Ahwariyin de travailler dans les champs pétroliers. Ce discours ne fonctionne que si les gens acceptent que l’eau ne revienne jamais dans la région. En effet, les Ahwariyin qui travaillent pour les compagnies pétrolières sont des travailleurs peu qualifiés. Comme à l’époque colonial, les gens sont les « boys » des ingénieurs venus de l’étranger (occidentaux mais aussi chinois). Souvent les cheiks locaux exploitent le désespoir de la population locale et la persuadent de leur vendre ses terres, qu’ils revendent ensuite aux compagnies pétrolières. En échange, ces dernières s’appuient sur l’infrastructure (économique) que ces notables locaux leur fournissent : sécurité, apport de main d’œuvre bon marché et de matériaux de construction. La plupart du temps, ils ne leur demandent pas d’assumer leur « responsabilité sociale » qui exigerait qu’elles investissent dans l’infrastructure locale. Presque comme aux premiers temps du capitalisme, les seules routes asphaltées mènent aux installations et sites des compagnies.
De nombreuses personnes documentent cette situation dans la région des Ahwar, elles filment lorsqu’elles se rendent dans ce qu’il reste du hor, filment les limites atteintes par l’eau et là où il n’y en a plus. Non seulement le gouvernement les discrédite, mais il surveille étroitement leurs réseaux sociaux. Ces activités sont sceptiques face aux ONG qui s’approprient leurs demandes et les manipulent, selon eux. Pour les Ahwariyin, les mots de Rosa Luxemburg restent d’une grande actualité : « l’acte le plus révolutionnaire est une vision claire du monde tel qu’il est réellement [13] ».
Il est nécessaire que les mouvements sociaux qui ont émergé en Irak en 2019, et qui ont commencé à dessiner une vision socio-économique plus large pour le pays, apprennent des communautés situées à la marge et s’en servent comme point de départ pour revendiquer un monde utopique socialement juste. Au plus fort des manifestations antisystème en 2019, sur la place Tahrir à Bagdad, les activistes ont peint un poing avec le majeur dressé représentant une compagnie pétrolière. En dessous était écrit « Here is your oil world », un jeu de mot s’inspirant du f-word (fuck) qui devenait ici le « oil world », le monde du pétrole. [14] Au même moment, dans la région des Ahwar, les gens se mobilisaient. Les deux mouvements doivent converger et élaborer une vision plus vaste que la seule question de comment redistribuer les revenus de l’État liés à l’extractivisme (issus à 90 % du pétrole). Une vision qui place la justice sociale au cœur des préoccupations comme le demandent les Ahwariyin.

Prologue
Au moment de la rédaction de cet article, les relevés pour le prochain champ pétrolifère, paradoxalement baptisé « Hor al-Huwaizah », commençaient. Des pierres de 50 cm portant des chiffres et des lettres se dressaient sur le sol. Si ce champ ouvre, il sera impossible de revenir en arrière.
Les activistes en parlent sur les réseaux sociaux. Le gouvernement continue d’affirmer sans honte que le champ est situé hors de la zone des marais. Un cheik à l’influence considérable, cité plus haut et rencontré pendant les discussions avec la communauté, qui s’était engagé à protéger les activistes ahwari, est soudain revenu sur sa promesse. Il s’avère qu’il a vendu des parts de sa terre à la compagnie pétrolière. Lorsque l’argent est roi, il semble que pour certains il y ait suffisamment d’air à partager avec les compagnies pétrolières.
Cet article décrit la guerre constante menée contre la région des Ahwar. L’époque est sombre. Le gouvernement irakien apparaît comme un exécutant déterminé des intérêts impérialistes. Dans ce contexte, les cultures autochtones dans un monde capitaliste militarisé sont considérées comme une menace, car non seulement elles constituent une alternative au mode de vie extractiviste, mais leur existence même est « gênante », car elles vivent dans la zone qui doit être exploitée et transformée en marchandise. Ainsi, la militarisation des écosystèmes et leur altération est un outil fréquemment utilisé dans la région : le gouvernement turc par exemple a délibérément brûlé des forêts pour obliger les kurdes récalcitrants à adopter « un mode de vie moderne ». Israël altère l’écosystème de la Cisjordanie tout en voulant intégrer la main d’œuvre et la terre palestiniennes à l’économie israélienne globalisée. [15]
Dans les années 1990, Saddam Hussein avait asséché la région des Ahwar. Lorsque la guerre est déclarée en 2003, les habitant·es détruisent de leurs propres mains les digues qui empêchaient l’eau d’atteindre les marais. Le peuple n’a pas attendu que quelqu’un le libère, et certainement pas les chars états-uniens. [16]
L’appétit insatiable pour le pétrole dans le monde est une question transnationale qui exige une réponse internationale et solidaire. Montrons que, comme le dit Rosa Luxemburg, « [leur] "ordre" est bâti sur du sable. Dès demain la révolution se dressera de nouveau avec fracas, proclamant à son de trompe pour votre plus grand effroi : J’étais, je suis, je serai ! »