« Estados unidos despertó »
L’Amérique latine considère les États-Unis comme la puissance impériale par excellence. Nos dictateurs ont été installés au pouvoir grâce au soutien des gouvernements américains successifs. Les entreprises américaines monopolisent notre économie et s’entendent pour augmenter les prix et diminuer les salaires. Pendant ce temps, Wall Street finance les industries extractivistes qui empoisonnent notre eau, nos sols et nos corps. La plupart des chilien·ne·s ne connaissent les États-Unis que par le biais des films et de la télévision – les gratte-ciels et la richesse. Le 18 octobre 2019, le Chili despertó [s’est réveillé] lorsque le métro de Santiago a été bloqué et fermé, qu’un magasin Walmart sur six a été pillé dans le pays et que des protestations ont éclaté contre toute une classe politique – de droite comme de gauche – dont les membres ne sont que des intermédiaires entre la population et les personnes les plus riches qui gèrent la position du pays dans l’économie mondiale.
Depuis la révolte généralisée contre la police après l’assassinat de George Floyd, les informations chiliennes n’ont d’autre choix que de montrer le vrai visage de la vie quotidienne aux États-Unis, sa pauvreté, son inégalité raciale et sa rage populaire. Les pages internet chiliennes de mèmes créées pendant la révolte d’octobre dernier ont maintenant les yeux rivés sur l’énergie et la passion qui règnent dans les rues étatsuniennes. L’avis sur la situation depuis le sud – selon les propres mots du vendeur de fruits situé à côté de chez nous – est que estados unidos despertó, les États-Unis se sont réveillés.
Nous sommes un groupe d’ami·e·s, et nous avons pris la décisions de vous écrire – à vous qui êtes présent·e·s dans les rues aux États-Unis et partout ailleurs dans le monde – afin de partager avec vous notre expérience au sujet de ce à quoi peut ressembler une révolte qui s’étend sur plusieurs mois. Et plus particulièrement lorsque les gouvernements déclarent l’état d’urgence et font appel aux militaires et à certain·e·s citoyen·ne·s pour tenter de forcer un retour à la normale. En faisant cela, ils et elles tentent de dépeindre un monde aux divisions claires – entre les manifestant·e·s pacifistes et les délinquant·e·s criminel·le·s, entre la normalité et la crise, entre les droits humains et la sécurité nationale, entre les bons flics et les pommes pourries. Nous aimerions vous faire part de nos réflexions sur ces derniers mois au Chili pour vous dire que ces divisions sont loin d’être aussi claires qu’ils et elles ne le laissent sous-entendre et que la lutte pour la dignité consiste à les ignorer toutes en bloc, sans exception.
La première nuit d’émeutes dans la ville a été suivie d’une semaine de manifestations pacifistes dans les mêmes rues que celles qui ont été témoins de barricades enflammées, de magasins pillés et de bandes de jeunes masqué·e·s lançant des pierres et des cocktails Molotov sur la police. En réponse aux troubles qui se sont répandus sur l’ensemble du territoire, le gouvernement a déclaré l’état d’urgence et a fait appel à l’armée pour patrouiller dans les rues. Cette dernière a rapidement mis en place un couvre-feu nocturne, suspendant par la même occasion la liberté de réunion pendant une durée de 90 jours.
C’est la première fois depuis la fin de la dictature que des militaires ont été déployés dans les rues du pays. Les plus grandes manifestations de l’histoire du Chili ont eu lieu en réponse à cette décision. Le Chili est considéré comme un pays démocratique, mais ironiquement, ses plus grandes manifestations ont eu lieu au moment même où les protestations étaient considérées comme illégales par les autorités. Alors que des organisations politiques préparaient des tracts pour annoncer différentes manifestations à venir, les protestations ont tout simplement éclaté de manière indépendante lorsque les gens ont entendu la foule se rassembler dans les rues en bas de chez elleux et ont décidé de sortir à leur tour pour prendre part à ces rassemblements spontanés. À Santiago, des manifestations pacifistes ont été organisées dans toute la ville : les gens apportaient des pancartes, tapaient sur des casseroles et chantaient dans la rue. Cependant, ces protestations ont été inévitablement dispersées par la police à l’aide de canons à eau et de gaz lacrymogènes. Plusieurs sites de médias sociaux ont été utilisés pour diffuser des vidéos de brutalités policières et de violations des droits humains : vidéos montrant des images de la police frappant des gens dans la rue ou offrant des témoignages accusant policiers et militaires de torturer et d’agresser sexuellement des manifestant·e·s arrêté·e·s. Des groupes de défense des droits humains ont organisé des rassemblements quotidiens pour dénoncer ces actes et les Nations Unies ont même envoyé sur place une commission pour enquêter sur la police.
Au final, les plaintes officielles et les enquêtes sur les violations des droits humains vont traîner et s’étendre sur des années. La seule réponse valable à ces violations et exactions a été de maintenir le conflit direct avec les forces de l’ordre. Les seules manifestations qui ont pu durer plus de 30 minutes ont été celles qui ont impliqué des barricades et des personnes désireuses d’empêcher par tous les moyens la police d’écraser la foule par la force brutale, garantissant ainsi le droit de chacun·e à la liberté de réunion et d’expression. La Metro Estación Baquedano, la station de métro de la Plaza de la Dignidad où la police avait mis en place des opérations antiémeutes et avait torturé des manifestant·e·s, a été rendue inopérationnelle après que des manifestant·e·s aient barricadé l’entrée avec des pierres et des gravats. Les lieux de torture sont devenus des lieux de mémoire et de résistance. Auparavant, lors des manifestations « en temps normal », beaucoup de gens avaient peur des encapuchados (manifestant·e·s masqué·e·s) ; lors de certaines d’entre elles, les manifestant·e·s allaient même jusqu’à leur crier dessus, se plaignant qu’ils et elles attiraient et étaient responsables des violences policières. Mais nous ne vivions plus « en temps normal » : la menace d’un retour à la dictature signifiait que la liberté elle-même était en jeu – et l’unique force qui pouvait protéger les droits de chacun·e était les manifestant·e·s présent·e·s dans les rues, et seulement elleux.
Le segment offensif des protestations s’est fait connaître sous le nom de la primera línea. « La première ligne » était généralement composée de jeunes lançant des pierres sur la police et portant des boucliers. Cette ligne était directement suivie d’une deuxième au sein de laquelle les gens utilisaient des lasers pour aveugler les forces de l’ordre. Une troisième ligne était constituée de manifestant·e·s transportant des vaporisateurs pour traiter les effets des gaz lacrymogènes et utilisant des bidons d’eau pour neutraliser les palets et les grenades. Enfin, une quatrième ligne était, quant à elle, composée de street medics qui emmenaient les manifestant·e·s blessé·e·s à l’écart des affrontements et prodiguaient les premiers soins.
L’existence de la « première ligne » a permis l’émergence d’une grande variété de formes de protestation au cours des mois suivants – danses de Pikachus, spectacles de rue, nouveaux chants et fanfares –, actions qui se déroulaient tous les vendredis sur la Plaza de la Dignidad. Celles et ceux qui n’avaient jamais imaginé pouvoir affronter un jour la police pouvaient à présent et librement rejoindre la « première ligne » et essayer d’atteindre un flic avec une pierre ou s’entraîner à éteindre les gaz lacrymogènes. Il y a quelques années, il était inimaginable que les encapuchados – que l’on pensait être des policiers en civil ou des jeunes délinquant·e·s téméraires – puissent un jour devenir les héros et héroïnes d’un mouvement social. Pourtant, après le 18 octobre 2019, d’innombrables organisations ont mis en place des collectes de fonds pour payer les frais juridiques et médicaux des personnes qui étaient en première ligne lors des affrontements de rue. Plus surprenant encore, un groupe de la « première ligne » a été invité à faire une présentation sur les brutalités policières lors d’une conférence sur les droits humains en Amérique latine. Celles et ceux qui venaient sur la place pour vendre des empanadas, de l’eau ou de la bière offraient régulièrement de la nourriture et des boissons aux personnes équipées et prêtes à participer aux actions de la « première ligne. »
Au début, nous étions quelque peu effrayé·e·s et préoccupé·e·s par la généralisation des actions de pillage et d’incendie criminel au cours desquels des stations de métro et des immeubles de bureaux ont été dévorés par les flammes. Des rumeurs ont circulé comme quoi c’était la police qui était responsable de ces actions et tentait ainsi de ternir l’image des manifestant·e·s afin de justifier une prise de contrôle du pays par l’armée, ou alors que c’étaient des bandes organisées criminelles qui profitaient des manifestations pour voler des distributeurs automatiques de billets, des pharmacies et des épiceries. Bien que des mois se soient écoulés depuis ces événements, nous ne savons toujours pas quelles actions ont été effectivement menées par la police. Mais cette tentative de réprimer les protestations en semant la peur d’une possible prise de contrôle militaire ou celle d’une activité criminelle organisée grandissante n’a eu aucun impact sur la détermination des gens présents dans les rues – et la réponse militaire musclée à la destruction des biens n’a pas eu l’effet escompté. La répression militaire des manifestations pacifistes n’a fait qu’encourager davantage l’autodéfense collective, comme le prouve les manifestant·e·s qui érigeaient des barricades pour bloquer les véhicules militaires et utilisaient des pierres et des briques pour les tenir à distance. Du fait que de plus en plus de magasins étaient pillés – non pas pour leurs marchandises mais pour récupérer du matériel afin de construire des barricades – nous sommes arrivé·e·s à un point où toute personne qui assiste à une manifestation peut dire de bonne foi que c’est l’institution de la propriété elle-même qui représente une délinquance rampante.
En ces temps incertains et effrayants, nombreux·euses sont celles et ceux qui, de toutes parts, espéraient que les troubles au Chili aboutiraient rapidement à une conclusion : soit que le président démissionnerait, soit qu’une assemblée constitutionnelle serait formée et que nous pourrions ainsi tou·te·s créer une nouvelle « normalité » dans laquelle nous pourrions vivre dans la dignité. Cependant, en ces temps, il n’y a pas de nouvelle normalité : la pandémie liée au COVID-19 a mis un terme au référendum constitutionnel qui était en cours et le même gouvernement illégitime détient toujours le pouvoir au nom de la gestion des crises sanitaires et économiques actuelles.
Il est trop tôt pour dire où les révoltes actuelles aux États-Unis vont mener et sur quoi elles vont déboucher. Mais nous suggérons que la recherche d’une conclusion rapide à la situation ne serait rien d’autre qu’une résignation fondée sur la peur, résignation dans laquelle des millions de personnes continueraient à prétendre que tout va bien, que l’état actuel des choses et la vie fonctionnent encore pour tout le monde. Entre les moments d’urgence et de normalité, la crise persiste – mais ce n’est que dans les moments d’urgence que les gens n’ont plus peur d’exprimer leur indignation partagée et de déterminer collectivement comment ils et elles veulent réellement vivre.