Droits de l’homme et droits des femmes dans le contexte de la "guerre contre le terrorisme"

Conversation avec Gita Sahgal

, par OpenDemocracy

 

Ce texte, publié originellement en anglais par OpenDemocracy.net (Partie 1 et Partie 2), a été traduit par Katia Bruneau, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Gita Sahgal est l’ancienne responsable de l’unité « genre » d’Amnesty International. Elle a quitté Amnesty International le 9 avril 2010 en raison de « divergences irréconciliables », accusant cette organisation de s’associer trop étroitement avec des islamistes sous prétexte de dénoncer la contre-terreur orchestrée par l’administration américaine. Elle s’entretient ici avec Deniz Kandiyoti, professeur d’études du développement à l’Ecole des études orientales et africaines, de l’Université de Londres, montrant l’impact de la "guerre contre le terrorisme", ainsi que des réactions et des stratégies qu’elle suscite chez les organisation de défense des droits humains, sur la question des droits des femmes.

Première partie - ’Droit mou’ et choix durs

Deniz Kandiyoti : Nous nous trouvons à un moment charnière en ce qui concerne la défense des principes universels des droits de l’homme. D’une part, de graves abus des droits de l’homme ont été commis au nom de la « lutte contre le terrorisme ». D’autre part, la résurgence mondiale de la religion polisée remet en cause la notion même de l’universalité des droits de l’homme. Comment une militante des droits des femmes, comme vous, élabore-t-elle une position cohérente et moralement défendable ?

Gita Sahgal : Les luttes pour les droits des femmes, et plus largement pour les droits sexuels, se sont développées sur plusieurs dizaines au niveau de la base dans de nombreux pays différents et sur la scène internationale. Elles ont eu un profond impact sur le système international des droits de l’homme. Nous avons en fait des réponses à vos questions à la fois éthiques et juridiques. Pourtant, ce que nous voyons actuellement, c’est qu’une importante organisation de défense des droits de l’homme à dominance occidentale, telle qu’Amnesty International, ne semble pas comprendre ce qu’implique son engagement pour l’universalité. C’est pourquoi elle est remise en question par ses propres partenaires en Asie du Sud, ainsi que dans de nombreuses autres régions du monde. Le mouvement formel des droits de l’homme s’est laissé distancé par l’activisme et le travail juridique transformatif effectué à l’extérieur de celui-ci.

DK : À quels exemples pensez-vous ?

GS : Prenons par exemple le « mariage forcé ». Pendant de nombreuses années, les organisations de défense des droits de l’homme ne le reconnaissait pas comme une violation des droits humains, bien que le droit de choisir dans le mariage soit stipulé dans la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW). Mais les organisations de défense des droits de l’homme n’ont pas tenu compte de ce problème et ont plutôt vu les différentes formes de mariage comme des manifestations de la « culture ». Même lors de la $e Conférence mondiale sur les Femmes, tenue à Beijing en 1995, le terme de « mariage forcé » fut à peine mentionné, excepté dans le contexte du trafic de femmes.

A présent, le « mariage forcé » est reconnu par plusieurs parties du droit international, y compris le droit pénal international. L’an dernier, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone a condamné trois anciens dirigeants du Front révolutionnaire uni (RUF) pour des ‘mariages forcés’, présentés par l’accusation comme des crimes contre l’humanité. Cela fait une quinzaine d’années que l’expression a été forgée pour faire en sorte que ce type d’abus familiaux soient reconnus comme des crimes de masse. Le problème a donc mis relativement peu de temps à obtenir une large reconnaissance et à trouver sa place dans le droit international. Je me souviens que lorsque nous avons d’abord commencé à utiliser le terme de « mariage forcé », j’étais encore chez les Southall Black Sisters dans les années 1990, et nous cherchions à lever des fonds pour effectuer des recherches sur ce problème - mais il n’était pas perçu comme tel, et il fut extrêmement difficile de le mettre à l’ordre du jour du gouvernement britannique. En fait, l’une des questions que l’on nous posait sans cesse était celle de l’ampleur réelle du problème. C’est précisément le genre de réponse que l’on ignore avant d’avoir effectué les recherches. Mais personne ne finance les recherches tant que vous ne démontrez pas qu’il s’agit d’un problème majeur. Il est important de noter ici que ce travail essentiel n’a pas été mené par le mouvement formel de défense des droits de l’homme, mais par des militantes féministes et des juristes comme Sara Hossain, l’une des femmes qui a rédigé la pétition mondiale à destination d’Amnesty International sur l’Intégrité des droits de l’homme.

Sara a utilisé des recours légaux classiques habituellement appliqués aux personnes placées en détention par l’État. Elle a déposé des demandes d’habeas corpus aux tribunaux du Bangladesh pour que les jeunes femmes retenues par leur familles soient produites en justice, afin qu’elles puissent parler en leur nom propre et dire si elles subissaient des pressions d’une quelconque nature. Elle a également travaillé sur un rapport capital lorsqu’elle était chez Interights à Londres, montrant que le mariage forcé allait à l’encontre de la loi locale dans les pays d’Asie du Sud, et que c’était cohérent avec le droit international. Cet exercice a permis d’éviter que le gouvernement britannique n’ait recours à l’« excuse culturelle » pour justifier sa non-ingérence et son refus d’agir pour protéger et sauver ses citoyen(ne)s enlevé(e)s par leur familles et envoyés en Asie du Sud.

Cette évolution depuis une vision du « mariage arrangé » comme pratique culturelle jusqu’à l’emploi du terme de « mariage forcé » pour les cas où la coercition et la contrainte sont employées, a permis de renforcer l’idée selon laquelle il constitue une grave violation des droits humains. Ces avancées ont été reflétées dans la recherche académique et l’activisme sur les crimes d’honneur. Honour : Crimes, Paradigms and Violence against Women (Honneur : Crimes, Paradigmes et Violence à l’ ‘égard des femmes), par Sara Hossain et Lynn Welchman, 2005, et dans mon film Love Snatched : Forced Marriage and Multi-culturalism (Amours volées : mariages forcés et multiculturalisme) faisant partie du même projet, ainsi que dans Tying the Knot ? (Se marier ?), produit pour informer les jeunes que le choix lors du mariage est un droit de l’homme fondamental.

DK : À votre avis, quels sont les obstacles qui freinent la reconnaissance de certaines formes d’abus contre les femmes ?

GS : De nombreuses pratiques atroces ne sont tout simplement pas considérées comme des violations des droits humains tant qu’elles n’ont pas été nommées et reconnues par le système juridique des droits de l’homme. Ce processus de reconnaissance est en retard de plusieurs années sur ce qui se fait en réalité dans les tribunaux locaux et grâce aux mouvements locaux, par exemple sur la violence domestique.

Mais il y a également des doubles standards. La majeure partie de l’effort international s’est porté sur le développement de normes fortes - que l’on nomme ‘hard law’, droit dur - particulièrement l’interdiction absolue de la torture. Dans le droit relatif aux réfugiés, le terme de ‘non-refoulement’ fait référence à l’interdiction de renvoyer des personnes dans les pays où elles risquent la torture. Ces deux standards fonctionnent ensemble. Il me semble que l’interprétation traditionnellement faite de ces normes a négligé les atteintes les plus susceptibles d’être infligées aux femmes. Aujourd’hui, les gouvernements critiquent ou édulcorent souvent ces normes. La publication par l’administration Obama des mémos sur la torture de l’administration Bush fut une victoire majeure pour les droits de l’homme, qui fut, bien entendu, célébrée par tout ceux qui se sont battus pour défendre ou restaurer l’interdiction totale de la torture et des traitements cruels, inhumains et dégradants. Les tentatives d’introduire une analyse plus complète prenant en compte la dimension du genre sont bien plus contestées, qu’elles proviennent d’un éminent spécialiste du droit civil et politique comme le Rapporteur spécial sur la torture des Nations unies, Manfred Nowak, ou qu’elles s’intègrent dans le travail sur le genre d’Amnesty International, comme ce fut le cas pour le rapport sur l’impact d’une interdiction totale de l’avortement au Nicaragua. Mais il existe également des experts en droit international qui se pensent que les normes leur « appartiennent » et qui passent beaucoup de temps à essayer d’en exclure les abus contre les femmes. Cela contribue à geler les normes dans le temps, au lieu d’explorer avec créativité les manières de les faire progresser à la lumière d’une analyse de genre, qui est en cohérence avec les définitions existantes. Je suis sûre que les deux experts des Nations unies le savaient lorsqu’ils ont soutenu que les femmes devaient être protégées de la violence en utilisant le ‘droit dur’ des standards relatifs à la torture.

Même lorsque les normes changent, le travail des organisations internationales reste immuable. Par exemple, dans les années 1990, nombreux furent ceux qui fuirent la violence des fondamentalistes en Algérie. Ils se sont vu refuser le statut de refugiés parce qu’ils ne souffraient pas de persécution étatique. D’un autre côté, les fondamentalistes qui les agressaient, et qui étaient menacés d’arrestation et de torture par l’Etat, ont également fui l’Algérie et ont pu obtenir le statut de réfugié. Maintenant, ceux qui fuient la violence de groupes non-gouvernementaux armés, ou même d’autres auteurs de crimes, devraient pouvoir obtenir le statut de réfugié parce que les standards internationaux ont changé. Pourtant, les personnes fuyant la persécution liée au genre ne reçoivent souvent toujours aucune protection. Et, pire encore, la communauté des droits de l’homme ne prête trop peu d’attention à ce déséquilibre.

DK : En ce qui concerne les droits des femmes, pensez-vous que c’est lié à l’existence de discours alternatifs sur ces problèmes ? Des conceptions du bien ou du mal fondées doctrinalement peuvent entrer en compétition avec les critères retenus par les instruments relatifs aux droits de l’homme. Par exemple, il existe de nombreuses justifications religieuses et doctrinales du degré de mobilité accordé aux femmes, ou du caractère obligatoire de la virginité ou de l’hétérosexualité.

GS : Oui, sauf que le système des droits de l’homme n’est pas censé être perméable à ce genre de justifications, surtout si elles violent des droits fondamentaux. Après tout, les droits de l’homme sont supposés défendre l’universalité et l’indivisibilité des droits.

Pourtant ces justifications persistent. Lorsque le water boarding fut introduit comme technique d’interrogatoire, les organisations de défense des droits de l’homme ont, à fort juste titre, voulu la faire définir comme une torture, et ont dépensé beaucoup d’énergie pour atteindre ce résultat. Pourtant, des pratiques aussi répandues qu’illégitimes, comme le test de virginité et le test anal (pour “détecter” l’homosexualité), restent utilisées par la police et le corps médical dans de nombreux pays, et il a été beaucoup plus difficile d’arriver à les faire définir comme torture ou comme pratiques cruelles, inhumaines et dégradantes. Je pense que les nouvelles pratiques normatives appliquées au genre d’hommes dont parle l’auteur Meredith Tax quand elle explique que « le sujet normatif des droits de l’homme est à nouveau un prisonnier de sexe masculin, cette fois à Guantanamo » peuvent facilement être analysées pour voir si elles correspondent aux définitions de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants. Mais l’application d’une analyse féministe à ces définitions rencontrerait sans doute davantage de résistances. La tendance juridique serait plutôt d’attendre et de voir ce qu’en dirait un comité de spécialistes, plutôt que d’impulser l’analyse juridique sur le sujet.

La vraie raison de cette réticence est une sorte de relativisme culturel, et la crainte des analyses féministes comme celles qui soutiennent que le contrôle de l’État (et non uniquement celui de la famille et de la communauté) sur la sexualité est systématique et déterminé, et souvent teinté à la fois de violence et de discrimination.

DK : Pensez-vous que ces tendances ont contribué à marginaliser les questions de genre dans le système des droits de l’homme ?

GS : L’une des raisons de cette marginalité réside dans le fait que de nombreuses normes relatives aux droits des femmes se sont développées à travers la ‘soft law’, le ‘droit mou’ – par exemple les déclarations émanant des conférences des Nations unies comme celles de Vienne (1993), du Caire (1994) et de Beijing (1995) ou d’autres comme la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Or le ‘droit mou’ n’est pas un traité juridiquement contraignant et n’est donc pas probant pour certains juristes. XXXX Human Rights Watch a été réticent à citer ce ‘droit souple’, tandis qu’Amnesty International en a fait une utilisation très créative pendant la campagne Halte à la violence contre les femmes : Pour que les droits deviennent réalité : les Etats ont le devoir de combattre la violence contre les femmes. Amnesty International a également joué un rôle essentiel dans le lancement de travaux sur les droits sexuels et reproductifs, menés par des organisations féministes de défense des droits humains telles que le Center for Reproductive Rights (CRR), conjointement avec Amnesty.

Historiquement, de nombreuses atteintes spécifiques contre les femmes, comme la mutilation génitale féminine, ont été abordées dans le cadre de discussions aux Nations unies sur ce que l’on a appelé les ‘pratiques traditionnelles néfastes’. À présent, certains théoriciens des discours postcoloniaux peuvent suggérer qu’il s’agit d’un complot des occidentaux pour culpabiliser les Africains (ou plus récemment, les musulmans, car le lieu commun sur les pays du Sud est d’assimiler la femme musulmane à une victime). Cependant, je pense qu’en réalité ce sont prioritairement des femmes - et souvent des hommes - issus des régions du monde où ces pratiques sont répandues qui ont fait pression sur les Nations unies pour que ces discussions soient ouvertes et qui se sont également battus pour le CEDAW, le traité juridiquement contraignant contre les discriminations. Ces personnes étaient directement affectées par ces problèmes, et elles avaient besoin de l’attention de l’opinion internationale pour faire pression sur leur propre gouvernement.

Il existe une convergence entre certaines exigences du ‘droit mou’ et du ‘droit dur’. Au cours du développement des droits des femmes, on a vu émerger de fortes demandes pour criminaliser plus efficacement le viol, ainsi que pour criminaliser certaines pratiques, comme la violence domestique, perçues comme culturellement acceptables dans de nombreux pays du monde. Dans le ‘droit dur’, la torture a été parfois considérée comme la seule violation des droits de l’homme que les États étaient obligés de criminaliser. Les avancées du ‘droit souple’ ont surpris certains spécialistes internationaux. Pourtant, les juristes féministes comme Hilary Charlesworth pensent que l’absorption des questions de genre et de sexe dans le droit international a rencontré une forte résistance et que leur travail continue d’être marginalisé. Vous pouvez irriter les avocats ou les juristes académiques ‘classiques’ des droits de l’homme si vous leur faites remarquer qu’il est à présent obligatoire de criminaliser la violence liée au genre, et qu’une analyse a été développée qui la fait correspondre à la description de la torture. La définition de la Convention mentionne que la torture peut uniquement être perpétrée par des agents de l’État, ou avec le consentement ou l’acquiescement de l’État. Ceci, en fait, s’ajuste parfaitement avec la définition de la ‘diligence raisonnable’ qu’Amnesty International a utilisé de manière si efficace dans sa campagne « Halte à la violence contre les femmes ». Selon ce principe, l’État est responsable, même s’il n’est pas lui-même le perpétrateur du crime, parce qu’il a manqué d’empêcher, de poursuivre ou de punir le perpétrateur immédiat du crime.

Il est intéressant qu’Amnesty International ait initié certains de ses travaux sur les questions de genre, que ce soit sur les [crimes de haine contre les personnes LGBT] et le manquement de l’État à agir contre ceux-ci, ou sur l’échec des États en matière de violence domestique, à l’occasion de la campagne contre la torture qui a précédé la campagne « Halte à la violence contre les femmes ». Mais dès lors que les normes du ‘droit souple’, comme les diverses conférences et déclarations que nous avons mentionnées, furent mises en avant, l’analyse liant la violence domestique à la torture est tombée en désuétude. Amnesty International a globalement cessé de se servir des normes relatives à la torture. L’une des femmes qui a été parmi les premières à développer cette analyse, et qui fut très déçue qu’Amnesty International ne reprenne ce point de vue dans sa campagne contre la violence faite aux femmes, est Rhonda Copelon, qui a défendu sa position dans son article « Intimate Terror : Understanding Domestic Violence as Torture » (Terreur intime : considérer la violence domestique comme de la torture) dans l’ouvrage Human Rights of Women : National and International Perspectives (Droits de l’homme pour les femmes : perspectives nationales et internationales).

La mutilation génitale féminine est maintenant définie comme une forme de torture, en raison de l’incapacité caractérisée de certains États à agir pour mettre fin à cette pratique, ainsi que de la nature même de l’acte. Mais ceci est assez controversé, et certains spécialistes juridiques internationaux de la torture s’y opposent parfois fortement, soutenant que la mutilation génitale féminine reste une pratique culturelle dépourvue d’intentions préjudiciables. La volonté de contrôler la sexualité des femmes n’est pas vue comme une forme systématique de discrimination. Pour prouver qu’un acte constitue une torture selon la définition de la Convention, il doit également être intentionnel et être effectué dans l’objectif par exemple de soutirer des informations ou d’exercer une discrimination. C’est pourquoi il est très important de bien vérifier si tous les éléments de la définition sont présents, mais aussi de ne pas se laisser intimider par la conclusion si tous les tests sont positifs.

L’un des plus grands défis en matière de droits humains est que la bataille entre ceux qu’on appelle les avocats ‘traditionnels‘ et les avocats et militants féministes a débouché sur une sorte de trêve, permettant aux ‘normes relatives aux femmes’ de se développer sur la voie parallèle du droit souple. Ce que l’on appelle les normes du ’jus cogens’ sont ainsi restées quasiment inaltérées par les considérations de genre que Hilary Charlesworth et Christine Chinkin explorent dans leurs travaux. Lorsque les féministes et d’autres personnes cherchent à appréhender ces normes sous des angles nouveaux, elles sont férocement défendues, comme si elles subissaient un assaut de la part de personnes qui souhaiteraient les détruire.

DK : Ne pensez-vous pas qu’il y a actuellement un paradoxe : les questions de genre sont à la fois rendues éminentes et visibles, aux travers de pratiques mondiales comme l’intégration de la question du genre dans toutes les politiques (gender mainstreaming), et pourtant tenues à l’écart et marginalisées parce que personne ne souhaite les traiter d’une manière politique significative ?

GS : C’est l’un des paradoxes de notre époque, ce que l’on appelle le gender mainstreaming est une pratique conventionnelle souvent utilisée pour diluer tout travail spécifique sur les femmes. Malgré de nombreuses batailles vigoureuses et de grandes avancées, l’analyse en termes de genre a été complètement dépolitisée en même temps qu’elle est restée marginale dans la pratique.

Bien sûr, lorsque je dis ‘dépolitisée’, des choix profondément politiques ont bien été effectués. Les attaques lancées contre les normes relatives à la torture – c’est à dire les tentatives de l’administration américaine (entre autres) d’édulcorer l’interdiction totale de la torture pendant la guerre contre le terrorisme, ont mené à la décision de protéger vigoureusement ces normes. L’une des manières de la protéger fut de décider d’exclure toute ré-interprétation pour ne pas donner lieu à une ’inflation normative’. J’ai participé à plusieurs discussions où, dès qu’un aspect quelconque de la violence liée au genre était mentionné, quelqu’un utilisait invariablement le terme d’‘inflation normative’ afin d’écarter toute prise en compte des abus liés au genre.

La torture était perçue comme s’appliquant principalement aux hommes, et non aux manières plus routinières dont les femmes subissent des atteintes. Ainsi, la ‘guerre contre le terrorisme’ a eut une forte influence sur les droits des femmes. Cependant, il existe très peu d’analyses sur ce qui s’est passé. Les commentaires se sont en majeure partie simplement concentrés sur les propos tenus par Bush ou Blair sur les droits des femmes, à un moment ou à un autre, pour les instrumentaliser dans la poursuite de leur propres objectifs, à tel point que nous avons tout simplement ignoré les domaines où les avancées des droits des femmes ont été remises en cause - soit en raison d’une réaction violente des fondamentalistes pour faire respecter ce qu’ils considèrent comme leur droits culturels ou religieux, soit par les professionnels des droits de l’homme qui, de leur point de vue, tentent de protéger la pureté du système des droits de l’homme.

Deuxième partie - Conflit et coutume dans le nouvel ordre mondial

DK : Dans la première partie de notre conversation ’Droit mou’ et choix durs vous avez conclu que la “guerre contre le terrorisme” avait eu un effet délétère sur la question des droits des femmes. Pouvez-vous donner quelques exemples de ce que vous vouliez signifier par là ?

GS : Les événements en Irak constituent l’un des exemples qui m’a le plus choqué. Comme vous le savez, il y a eu un massacre massif de femmes depuis l’intervention militaire menée par les États-Unis. Les mouvements pour les droits de l’homme n’ont pas suffisamment couvert l’événement, et les rapports existants se concentrent souvent sur ce que l’on nomme “les crimes d’honneur”, par exemple les femmes tuées par leurs familles et par des hommes de leur parentèle. Ceci, bien sûr, occulte complètement le fait que les victimes étaient souvent des femmes actives professionnellement, engagées dans la vie publique, et que les responsables des crimes étaient des milices et des groupes armés.

En fait, le mouvement pour les droits de l’homme a traité le problème des ‘crimes d’honneur’ de deux manières différentes. D’une part, les experts des Nations unies comme Asma Jahangir, qui était Rapporteuse spéciale sur les exécutions extrajudiciaires, a commencé à présenter les ‘crimes d’honneur’ au Pakistan comme une forme d’exécution extrajudiciaire. Même si le crime lui-même est commis par la famille, l’État est souvent, directement ou indirectement, coupable de connivence dans le crime (par exemple en imposant de très faible peines, ou en étant soit complice, soit directement impliqué dans le meurtre – à travers la présence de fonctionnaires du gouvernement ou de la police lors du conseil ordonnant l’exécution - ou par la simple absence de poursuite). Cette analyse provient d’un arrêt judiciaire très important connu sous le nom d’affaire Velasquez Rodriguez à la Cour interaméricaine.

Même si cette base juridique avait déjà été posée à l’époque, les meurtres systématiques de femmes actives dans la vie publique ou transgressives dans leur vie privée avaient commencé à grande échelle en Irak et en Afghanistan (et, de fait, dans d’autres foyers de la ‘guerre contre le terrorisme’ comme la Somalie), de nombreuses observateurs, même dans les rapports sur les droits humains, en sont revenu à considérer la ‘culture’ comme la cause de la mort de ces femmes. Ainsi les meurtres des milices, une forme classique d’exécution extrajudiciaire, sont-ils qualifiés de ‘crimes d’honneur‘ dans un rapport de l’ONU sur l’Irak. Le meurtre de fonctionnaires et autres personnes de statut similaire est considéré comme un type d’exécution extrajudiciaire mais sans référence au genre, à tel point que le fait que les femmes soient visées en tant que femmes à été complètement enterré.

DK : Dans les contextes d’après-conflit, et dans d’autres contextes où la provision de la justice en tant que service public est déficiente, il semble y avoir consensus parmi les donateurs les plus importants sur le fait que la solution réside dans la dévolution de parties du système juridique au niveau local et le recours à des mécanismes alternatifs de résolution de conflits. En outre, ces processus de décentralisation et de dévolution sont présentés comme des formes de démocratisation et de participation à la base. Quelle est la force à l’œuvre derrière ce consensus ? Et quelles en sont les implications pour les droits des femmes ?

GS : Il y a de nombreuses forces derrière ce consensus. L’une est la reconnaissance réticente que la plupart des sociétés opèrent déjà dans un monde juridiquement pluraliste et que le droit le plus ’juste’ n’est pas nécessairement délivré par les tribunaux officiels – soit parce que, du point de vue des normes, la loi est souvent plus conservatrice que les traditions et les normes réelles pour la population, soit parce que le système juridique formel est tout simplement surchargé, opaque, lent et coûteux. Ainsi, de nombreux mouvements ont demandé la reconnaissance d’autres systèmes juridiques – particulièrement en Amérique latine, où les mouvements pour les droits des peuples indigènes ont réussi à faire entendre leur voix et même à obtenir le pouvoir politique, comme en Bolivie. Les défenseurs des droits des femmes se sont également impliqués dans de nombreuses démarches de ce type, allant de la résolution de nombreux conflits domestiques à travers ce qu’on appelle la « résolution alternative des litiges » (alternative dispute resolution, ADR) jusqu’à des processus de paix où elles ont initié des négociations par-delà les lignes de conflits. Sunila Abeysekera s’est impliquée dans de tels procès via son organisation Inform, qui a cartographié les ‘disparitions’ durant le conflit au Sri Lanka, mais qui a également négocié avec les sympathisants des différentes parties.

A présent, ces efforts ont généralement été récupérés de deux manières – dans les discours sur les droits de l’homme, et par des organisations internationales et des gouvernements donateurs puissants à travers leurs programmes d’aide, particulièrement à destinations des pays dits « post-conflit ». Ces deux approches semblent différentes, mais elles convergent précisément sur le fait d’évacuer les droits des femmes et des minorités – puisqu’ils sont ignorés et noyés dans de prétendus rassemblements identitaires homogènes. C’est pourquoi les personnes qui sont déjà marginalisées peuvent l’être encore davantage dans des systèmes juridiques informels contrôlés par des élites locales. Ces systèmes informels utilisent le droit pour perpétuer ou même réinventer une notion particulière de l’identité culturelle ou religieuse. Une femme désirant simplement accéder à un droit particulier – une pension alimentaire dans le cas de Shah Bano en Inde, ou un héritage dans le cas de Sandra Lovelace au Canada – découvre qu’elle est en train de remettre en question l’identité de la communauté entière, qui se mobilise contre elle. Ironiquement, dans ces deux cas, la loi appliquée se fondait sur une interprétation coloniale de la religion et des traditions.

Il y a actuellement une floraison d’articles académiques dans le domaine des droits de l’homme discutant des revendications potentiellement contradictoires de reconnaissance des identités religieuses ou culturelles, d’une part, et du besoin de les ‘équilibrer’ en défendant les normes d’égalité et de non-discrimination, d’autre part. Lorsque les revendications identitaires parviennent à s’imposer sous prétexte de normes antidiscriminatoires, cela peut facilement faire dérailler l’objectif d’égalité. Les débats sur le voile et le port du niqab en sont une illustration - voyez par exemple le débat entre Joan Scott et Karima Bennoune. Femmes sous lois musulmanes (Women Living Under Muslim Law, WLUML) et Amnesty International ont tenté d’apporter une vision différente à l’opinion publique internationale en rendant publiques des conclusions communes sur les problèmes posés par le cas Lubna Hussein, une femme persécutée pour ses habitudes vestimentaires au Soudan.

Les promoteurs des revendications identitaires s’estiment en mesure d’offrir une version des droits de l’homme plus sensible à la culture, mais cette approche implique trop fréquemment de fermer les yeux sur l’égalité des femmes et sur les conflits internes aux groupes. Les défenseurs des droits des femmes se réfèrent souvent à des principes universels et au besoin soit de protéger le droit existant, soit d’argumenter en faveur d’un nouveau droit, en se référant par exemple à un code civil plutôt qu’à différents systèmes de droit de la famille reposant sur la religion, dans le cadre desquels les personnes sont considérées comme des membres d’une communauté religieuse – comme l’écrit Amrita Chhachhi – c’est-à-dire une sorte d’identité forcée limitant leurs prérogatives plutôt que de définir leurs droits en tant que citoyens. Cependant, la plupart des organisations de défense des droits de l’homme se sont très peu occupées du droit de la famille, et ont tendance à condamner les tribunaux parallèles ou informels principalement en raison de leurs défaillances procédurales et des peines sévères prononcées (comme le fouet ou la lapidation). Même si ces arguments sont valides, ils sont loin de couvrir l’ensemble des violations de droits entraînées non seulement par la manière dont ces tribunaux fonctionnent, mais également par leur structure même. Les tribunaux parallèles ou traditionnels donnent force de loi à des identités religieuses ou tribales qui sont elles-mêmes souvent le produit de l’héritage colonial. Ils sapent l’accès des femmes aux lois civiles même dans les pays, comme l’Éthiopie, où un code civil existe. Le Comité des droits de l’homme a récemment suggéré, pour essayer de résoudre la quadrature du cercle, que les juridictions inférieures ne devraient traiter que ‘des problèmes civils et criminels mineurs’. En Grande-Bretagne, le Lord Chief Justice a fait valoir un point de vue similaire quant aux Conseils de la charia. Quasiment tous les problèmes afférents aux vies des femmes, incluant d’assez graves crimes contre elles, comme le viol, sont ainsi laissés sous la responsabilité d’entités systématiquement biaisées en leur défaveur. C’est pourquoi il est si étonnant qu’un certain nombre de puissantes institutions internationales aient consacré autant d’efforts, et (ce qui est plus important encore) autant de ressources financières, à promouvoir les tribunaux parallèles ou alternatifs tout en négligeant les conséquences de cette politique, particulièrement pour les femmes.

DK : Donc concrètement, vous affirmez que ce type de dévolution prive souvent les femmes de justice ? Parce qu’un nombre disproportionné d’affaires familiales prétendument “mineures” - conflits liés au mariage, au divorce ou à l’héritage - pourraient potentiellement être transférés à des entités irresponsables et biaisées quant à la question du genre ?

GS : Oui, cela prive les femmes de justice, de même que toutes les personnes issues des traditions minoritaires dont les normes ne sont pas reflétées dans la loi appliquée. Ils n’ont accès ni aux normes universelles qui pourraient protéger leurs droits, ni aux normes et traditions spécifiques auxquelles ils pourraient adhérer dans leur vie quotidienne. Par exemple, dans certains groupes, les femmes peuvent avoir plus facilement accès au divorce au travers des normes de leur communauté que ne le permettront les tribunaux locaux. Souvent, la ‘cartographie’ des coutumes effectuée dans le cadre d’une procédure formelle en vue de la mise en place d’un système juridique parallèle favorise des normes plus restrictives et patriarcales qu’antérieurement. Une telle démarche juridique, apparemment initiée dans un objectif plus large de démocratisation, peut finir par inadvertance par priver de nombreux citoyens de leurs droits.

Ce risque est particulièrement prégnant dans des situations d’après-conflit, où des gouvernements étrangers et des donateurs caritatifs poussent à l’adoption de tels systèmes. Le cas s’est produit au Sud-Soudan, où à la fois World Vision, une organisation caritative chrétienne, et l’ONU ont soutenu la cartographie des lois coutumières. Le Sud a changé de manière irréversible pendant vingt années de conflit, les systèmes sociaux ont été bouleversés, et une vaste population de migrants urbanisés est rentrée d’exil. Dès lors, l’objectif du système était de favoriser la création d’une identité nationale à opposer à la loi de Khartoum, à dominance musulmane et reposant sur la charia, pour ‘rétablir’ l’ancien ordre et créer une nouvelle version de l’identité au Sud-Soudan grâce à la loi. La promotion de l’égalité des femmes est perçue comme une menace pour ce projet, puisque c’est précisément la cohésion sociale censée naître de l’ordre patriarcal qui est supposée prévenir de nouveaux conflits. De leur côté, les défenseurs des droits des femmes ont mis l’accent sur le fait qu’ils militent pour un ordre social nouveau, et non pour un ordre social rétablissant simplement le status quo ante.

C’est aussi pour cette raison que les discussions actuelles sur l’Afghanistan, qu’elles proviennent de la droite ou de la gauche du spectre politique, sont aussi effrayantes. Tous les discours sur les ‘talibans modérés’ ou ‘la présence discrète’ des forces étrangères conduisent aux mêmes résultats – c’est-à-dire à un consensus politique dans le cadre duquel les droits de certains sont échangés contre la ‘paix’ et la ‘sécurité’. C’est un mauvais calcul, qui n’apportera ni la paix, ni la sécurité telle qu’elle est comprise de manière conventionnelle, même en termes militaires ; et cela n’aidera certainement pas ceux qui s’efforcent d’enraciner d’authentiques valeurs démocratiques.

DK : Serait-il possible de parler de deux tendances contradictoires en jeu ici ? D’une part, il y a une tendance à étendre et consolider les droits des femmes au travers des institutions de gouvernance mondiale, comme par exemple la mise en place par les Nations unies d’une “super agence” pour suivre l’égalité des genres ou la mise en place de divers dispositifs de gender mainstreaming. D’autre part, il y a un autre mouvement, encore mieux pourvu de ressources, encourageant le fait de se ‘dispenser’ du système juridique formel au profit d’entités “traditionnelles” décentralisées, peu responsables judiciairement et structurellement favorables aux préjugés patriarcaux.

GS : Oui, c’est vrai, et personne ne semble l’avoir remarqué, sauf bien entendu les femmes directement touchées qui se battent héroïquement dans le monde entier. Assez souvent, le premier obstacle pour elles – et souvent elles n’iront jamais plus loin - est de convaincre ceux qui se prétendent de leur côté (les ONG internationales, les Nations unies et les agences d’aide gouvernementales) d’abandonner les approches basées sur la religion et les coutumes traditionnelles. Il y a une sorte de fascination du gouvernement Britannique pour les démarches se référant à la ‘charia’, qui pourrait mener à des approches régressives, néfastes non seulement pour les valeurs laïques, mais également pour tout le travail accompli par les féministes pour promouvoir une interprétation progressiste de la religion.

Un autre exemple, qui heureusement n’a pas réussi à s’implanter, fut la tentative de la Banque asiatique de développement de créer un système alternatif de résolution des conflits au Pakistan. Elle disposait d’un budget énorme et proposait un système permettant de contourner les tribunaux pour la résolution d’un grand nombre de litiges, y compris des affaires civiles et criminelles, sans aucun garde-fou en termes de procédures ou de surveillance judiciaire. Naturellement, la justice pakistanaise et les juristes y étaient résolument opposés. Lors d’une réunion du projet sur la pluralité des ordres juridiques, un défenseur des droits de l’homme pakistanais, ayant évalué le système, a déclaré que le plus grand bienfait que celui-ci a apporté est son échec total. C’était, en effet, une tentative de formalisation du système de la Jirga, une institution hautement contestée contre laquelle l’ensemble de la communauté féministe et de défense des droits de l’homme s’est battu. La Jirga n’est pas non plus considérée comme particulièrement ‘authentique’ par la population.

Certains de ces programmes portent des noms presque orwelliens tels que la ‘Démarginalisation des pauvres par le droit’, et semblent s’efforcer d’exclure les pauvres du système juridique formel à peu près autant que de les amener devant des tribunaux informels. La raison pour laquelle une Banque de développement peut ainsi s’intéresser au financement de la provision de la justice dans un pays en développement est sans doute la volonté de préparer les tribunaux formels à la mise en œuvre de la législation de régulation (ou de dérégulation) financière et les délester du poids que représenterait le fait de devoir traiter de nombreuses affaires inessentielles (comme les conflits familiaux et les violations des droits des femmes). Bref, les pauvres ne doivent pas encombrer le système juridique. Particulièrement si ce sont des femmes, les pauvres ne doivent pas non plus entretenir l’idée qu’ils ont des droits immuables ; seulement des prétentions négociables – qu’ils peuvent gagner ou perdre en fonction de leur pouvoir de négociation, de leurs finances, du soutien des anciens de leur communauté, et ainsi de suite. La cartographie des pratiques foncières traditionnelles, par exemple, peut aider la population à sécuriser les titres de propriété individuels, qui peuvent ensuite faciliter l’obtention de crédit. Cette volonté de formaliser est dans une large mesure liée aux progrès de l’intégration au marché et de la marchandisation.

DK : De nombreuses critiques opposent un prétendu ‘establishment’ laïc des droits de l’homme (incluant les groupes féministes) aux divers mouvements et aux tendances fondamentalistes. Ce que je trouve le plus intéressant dans la manière dont vous formulez le problème, c’est que vous suggérez qu’en fait, de nombreuses organisations laïques reconnues essayent d’habiter l’espace de la religion - mais elles le font selon leurs propres termes et en l’instrumentalisant en fonction de leurs propres objectifs. Sont-elles en train d’implanter une vision normative de la religion en tant qu’antidote aux maux supposés de la ‘culture’ ?

GS : Exactement. Tout ce qui est bas est culturel, et tout ce qui est pur est religieux. Le slogan est le suivant : « Ce n’est pas la religion, c’est la culture. » En fait, la pratique religieuse est toujours véhiculée par la culture et donc variable. Il y a une différence majeure entre ce qu’essaie de faire Femmes sous lois musulmanes (WLUML) - comparer les codes civils, le droit coutumier et le droit personnel musulmans, pour mettre ainsi en lumière l’existence de marges de manœuvre - et ce que font les agences qui cherchent à fixer une version définitive (souvent d’inspiration fondamentaliste) des lois de la ‘charia’ et à les vendre comme plus “authentiques” que les pratiques culturelles locales. Ils ne voient pas que ces interventions unilatérales depuis le sommet réduisent les possibilités de flexibilité et de négociation sur les droits des femmes.

DK : Dans quelle mesure y a-t-il également une confusion ici entre culture, religion et politique ?

GS : Les effets de cette confusion étaient évidents ici au Royaume Uni. Il a existé une période dans le milieu des années 80 où les conseils locaux et le Greater London Council (GLC) ont financé des groupes hindous de droite en tant que “centres culturels”. Ils ont légitimé par inadvertance la tendance politique extrémiste qui a détruit la mosquée de Babri Masjid, tenté de construire un temple hindou sur son site et commis à de nombreuses reprises des atrocités contre les musulmans et les chrétiens en Inde. Certaines personnes ont sans aucun doute contribué financièrement en toute bonne foi, mais il est certain que la diaspora a joué un puissant rôle de soutien à l’extrémisme hindou. Des activistes aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne ont effectué des recherches pour identifier ces groupes et mener des campagnes contre eux.

Aujourd’hui, nous voyons un grand nombre d’organisations fondamentalistes de la droite islamiste soutenues par l’Etat et par une partie de la gauche et des libéraux. Des personnes appartenant ou suspectées d’appartenir à des groupes armés, qui se sont réfugiées en Grande-Bretagne, ont pu ensuite réexporter des militants vers leurs régions d’origine. L’Etat britannique et les organisations de défense des droits de l’homme ont légitimé de nombreux groupes de ce type, dont Jamaat e Islami, les Frères musulmans et les salafistes de diverses confessions.

DK : Quand vous avez travaillé sur la droite hindoue, vous ne semblez pas avoir suscité beaucoup d’agitation. Cependant, ce même type de travail, lorsqu’il est effectué à propos des groupes islamiques et de la diaspora musulmane, devient beaucoup plus controversé et conflictuel, en raison de la “lutte contre le terrorisme”, et des violations des droits de l’homme commis en son nom.

GS : Oui, les réactions sont complètement différentes selon le type de fondamentalisme traité. Si vous vous en prenez à la droite chrétienne ou hindoue, les membres de ces groupes vous attaquent et vous menacent, mais vous n’êtes pas l’objet d’attaques de la part de la gauche.

Les personnes travaillant sur le fondamentalisme juif peuvent, quant à elles, se voir accuser d’antisémitisme, et la critique proviendra à la fois de la gauche et de la droite selon leurs positions politiques sur Israël. De même, toute attitude critique sur le fondamentalisme musulman se voit teintée d’accusations d’islamophobie et vous attirera les foudres des prétendus progressistes. Cette attitude doit être remise en question. Et, bien entendu, cela vous fera aimer par une grande partie de la droite ! C’est pourquoi il est extrêmement difficile de maintenir un cap éthique cohérent et de soutenir que même s’il faut remettre en cause le contre-terrorisme abusif, il faut également dénoncer le soutien de l’État pour les fondamentalistes religieux et la destruction des espaces laïcs entraînés par les politiques anti-terroristes ‘douces’.

DK : Le plus déroutant, c’est que de nombreux groupes et organisations qui n’ont souvent aucune affinité doctrinale avec l’idée des droits de l’homme individuels, utilisent néanmoins le vocabulaire et les concepts des droits de l’homme pour mettre en avant leurs droits à la liberté religieuse. Quelles en sont les implications ?

GS : L’une des forces du système des droits de l’homme réside dans le fait que tout le monde l’utilise. Mais de graves menaces pèsent sur les normes actuelles des droits de l’homme. Par exemple, il y a actuellement une tentative d’assimiler la diffamation d’une religion à une violation des droits de l’homme, initialement à travers le ‘droit mou’, par exemple les déclarations au Conseil des droits de l’homme. Bien qu’elle ait des bureaux implantés à Genève et à New York, Amnesty International n’as pas travaillé sur ce problème avant que les féministes de la Coalition internationale des femmes défenseures des droits humains n’attirent son attention sur la situation, suite à quoi un communiqué fut rédigé pour la Coalition. Les organisations de défense des droits de l’homme au sein de la Coalition sont particulièrement mal à l’aise quand il s’agit de s’attaquer de ce problème, de même que lorsqu’elles doivent aborder le fondamentalisme religieux comme une grave menace pour les droits de l’homme. C’est pourquoi elles ne s’aperçoivent pas que la tentative de légiférer sur la diffamation de la religion comme délit peut ouvrir la porte à de graves menaces contre les droits de l’homme aujourd’hui.

Pourtant, il existe des marges de manœuvre pour remettre en question ces développements. L’Organisation des États islamiques a fait pression pour qu’il y ait un Représentant spécial pour la Culture car ils souhaitaient ‘protéger’ les droits culturels contre les attaques. Mais de nombreuses personnes se sont mobilisées, et un excellent groupe de candidats fut proposé au titre d’experts internationaux. La pakistanaise Farida Shaheed, qui a été choisie, a une conception très complexe des ‘droits du point de vue de la culture’ et c’est également une activiste féministe. Personne ne doit sous-estimer ce qui peut être accompli dans le cadre des droits de l’homme, et je pense que la partie n’est pas tout à fait perdue.

DK : Êtes-vous optimiste pour l’avenir ?

GS : Je ne suis pas excessivement optimiste, mais je pense que le combat doit être mené. Il est temps de remettre en question l’hégémonie du mouvement formel de défense des droits de l’homme et son soutien dépourvu d’esprit critique à la politique identitaire. Le fossé entre ceux qui luttent sur le terrain dans le monde entier pour défendre les valeurs universelles dans des conditions de guerre et de privation, et le narcissisme nombriliste de larges secteurs de la gauche anglo-américaine devient de plus en plus évident.

Mais le rejet de la politique de l’extrême droite par de nombreuses sections de l’électorat de ce pays me redonne espoir. De très nombreux électeurs de la classe ouvrière – qu’ils soient blancs ou d’origine bangladaise ou pakistanaise, qui ont décisivement rejeté la politique fasciste, qu’elle soit représentée par le BNP ou par les vitrines politiques des partis islamistes. En ce sens, ils sont bien plus avancés que les prétendus progressistes et les dirigeants du mouvement de défense des droits de l’homme.

Mais, au niveau national, de nombreuses luttes sont à venir. Le programme sur la foi (faith agenda) si ardemment soutenu par Blair sera maintenu par le nouveau gouvernement. Les baisses de dépenses publiques vont accroître le pouvoir des lobbies religieux en tant que prestataires de services essentiels. Chez nous comme à l’étranger, il est devenu plus clair que la ‘lutte contre le terrorisme’ ne relève pas d’un choc des civilisations, mais d’une instrumentalisation politique de la religion comme un outil de terreur d’une part, ou de discipline et de contrôle d’autre part. Les populations d’Afghanistan, d’Iraq, du Pakistan, du Soudan et de nombreux autres pays comprennent bien cela. Il est maintenant temps pour les autres, en Occident, d’en prendre également conscience.