Les Iroquois, le peuple natif d’Amérique du Nord, obéissent à un principe pour ainsi dire exceptionnel dans le monde : toute décision prise aujourd’hui ne doit pas avoir d’incidence négative sur les sept prochaines générations. Ou, ce qui revient au même, les actions actuelles doivent assurer la viabilité de la génération qui vivra dans environ 140 ans.
Dans un monde où la sixième extinction massive des espèces a déjà commencé et où l’espoir que l’urgence climatique n’ait pas de conséquences catastrophiques s’amenuise de jour en jour, cette capacité de penser aux droits des générations qui ne sont pas encore nées a des airs d’utopie. « Ces peuples indigènes ont une longueur d’avance sur nous à cet égard. La civilisation occidentale a seulement commencé à y réfléchir sérieusement il y a peu », déclare Sébastien Jodoin, maître de conférence à la faculté de droit de l’Université McGill au Canada. « Nous avons construit un monde qui sert les intérêts des générations présentes et qui compromet les intérêts des générations futures », poursuit-il.
Cependant, au cours des dernières décennies, le droit international a lentement et progressivement adopté les principes de la justice intergénérationnelle.
La charte fondatrice des Nations Unies, signée en 1945, mentionne déjà les « générations futures » et la nécessité de les préserver du « fléau de la guerre ». La Déclaration de Stockholm de 1972 reprendra ce concept, en précisant que « [l’être humain] a le devoir solennel de protéger et d’améliorer l’environnement pour les générations présentes et futures. »
Mais c’est le concept de « développement durable », apparu à la fin des années 1980 et confirmé au Sommet de la Terre de Rio de Janeiro en 1992, qui s’est révélé être une des avancées les plus décisives en la matière. « Le droit au développement doit être réalisé de façon à satisfaire équitablement les besoins relatifs au développement et à l’environnement des générations présentes et futures », stipulait l’article 3 de la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, adoptée au Sommet de la Terre. Un an plus tard, la Cour suprême des Philippines allait un peu plus loin en reconnaissant les générations futures comme des « personnes morales » dans une décision de justice sur les licences d’exploitation du bois. Ensuite, en 1997, les Nations Unies ont approuvé une déclaration sur les responsabilités des générations présentes envers les générations futures, qui mentionnait, entre autres, la préservation de la vie sur Terre, la protection de l’environnement, la diversité culturelle et la paix.
« Dès le début du XXIe siècle, les déclarations internationales ont contribué à ce qu’un nombre croissant de constitutions évoquent les générations futures ou la justice intergénérationnelle », affirme Sébastien Duyck, juriste principal du programme sur le climat et l’énergie élaboré par le Centre pour le droit international de l’environnement (en anglais Center for International Environmental Law, CIEL). Cela « montre que cette question intéresse de plus en plus les législateurs », souligne Sébastien Duyck. Le juriste estime qu’actuellement, plus de 60 pays font référence aux générations futures dans leur constitution.
En outre, des outils spécifiques ont vu le jour dans plusieurs pays pour répondre aux préoccupations sur cette forme de justice intergénérationnelle, ajoute Sebastian Duyck. Par exemple, la Hongrie a créé en 2007 la fonction de défenseur du peuple spécifiquement chargé des générations futures, dont le rôle consiste à informer le Parlement des violations de ce droit. Les études sur l’impact environnemental constituent également un mécanisme en pleine expansion, auquel recourent toujours plus de pays. « Il s’agit d’un outil très procédural, mais il est très puissant parce qu’il doit être utilisé sérieusement [pour qu’un projet soit approuvé] », explique Sébastien Duyck. Néanmoins, même si l’environnement a été le principal champ d’application de ces principes jusqu’à présent, il se peut qu’il y ait également des effets sur des aspects tels que la dette ou les caisses de retraite, note le juriste.
En dépit de son potentiel, la justice intergénérationnelle s’est développée lentement parce qu’elle ne correspond pas à certains principes du droit international dominant. « En règle générale, les systèmes juridiques ont peu de capacité à faire face au préjudices et aux conséquences à venir », précise Sébastien Jodoin. Les systèmes juridiques sont conçus de telle sorte qu’il faut prouver qu’une personne a subi un préjudice et qu’une autre en est à l’origine, ce qui est difficile quand il s’agit d’un préjudice potentiel. Par ailleurs, pour un préjudice que personne n’a encore subi, la question est de savoir qui peut se présenter comme plaignant. « Ce ne sont pas des obstacles insurmontables, mais ils comportent des risques », avertit Sébastien Jodoin, en citant l’exemple du mouvement pro-vie. « Il y a eu une tentative de reconnaître les droits des enfants non encore nés, dans le cadre des mouvements d’opposition à l’avortement », indique-t-il.
Un chemin qui passe par les tribunaux
Certaines forêts ou rivières, comme l’Amazonie et l’Amazone, présentent une telle importance pour la survie de millions de personnes qu’elles forment une entité propre dans l’imaginaire collectif. Cependant, lorsque la Cour suprême de Colombie a reconnu en 2018 que l’Amazonie était une « entité bénéficiant de droits », le jugement fut qualifié d’historique et d’inédit.
La décision répondait à une demande soumise par 25 enfants, qui estimaient que l’État colombien ne faisait pas le nécessaire pour protéger la forêt d’une déforestation croissante. Par conséquent, comme le notait le jugement, les dommages subis par l’Amazonie constituaient un « préjudice imminent et grave pour tous les Colombiens, pour les générations présentes et futures, donnant lieu à l’émission incontrôlée de dioxyde de carbone dans l’atmosphère et provoquant l’effet de serre, qui transforme et fragmente les écosystèmes, et perturbe les ressources hydriques. » Pour être sûr que le gouvernement prenne des mesures concrètes, le jugement l’a obligé à mettre en place un « Pacte intergénérationnel pour la vie de l’Amazone colombien » (PIVAC selon l’acronyme espagnol), qui aurait pour objectif de réduire à zéro la déforestation et les émissions de gaz à effet de serre.
Les tribunaux se sont ainsi transformés en une arme puissante pour mettre en œuvre cette justice intergénérationnelle et veiller à ce qu’elle ne devienne pas un phénomène juridique isolé, explique Sébastien Duyck. « Nous devons étudier comment utiliser les principes de justice intergénérationnelle pour obtenir des résultats de justice différents de ceux que nous aurions eu si ces principes n’avaient pas été pris en compte », avance le juriste du CIEL.
Sébastien Jodoin pense lui aussi que ce type de jugement, en particulier pour les questions liées à l’environnement, va gagner du terrain dans un avenir proche.
« Je crois que nous allons être témoins de diverses situations à travers le monde qui vont faciliter la défense des droits des générations futures », assure M. Jodoin.
Les accords internationaux signés à l’issue des sommets des Nations Unies sur le changement climatique nécessiteront en outre un cadre juridique renforcé pour garantir la défense de l’environnement dans les tribunaux. À titre d’exemple, un tribunal britannique a récemment suspendu le projet d’extension de l’aéroport d’Heathrow parce qu’il empêcherait le pays d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris de 2015. « C’est encore une question de procédure, pas seulement pour l’impact sur les générations futures […], mais la situation était plus facile aussi, dans la mesure où le Royaume-Uni a été l’un des premiers pays à adopter une loi sur le changement climatique », rappelle Sébastien Jodoin.
Il estime toutefois que la défense de l’environnement à proprement parler a cessé d’être une question de justice intergénérationnelle. « Le droit des générations futures [vis-à-vis de l’environnement] n’est plus aussi indispensable qu’auparavant, parce que l’urgence est déjà là », note-t-il. « Ce n’est pas un droit des générations futures. C’est notre propre droit, maintenant. »