Des droits aux « biens communs »

, par Pambazuka , HICKEL Jason

 

Ce texte, publié originellement en anglais par Pambazuka, a été traduit par Sophie Daille, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Même si la réalisation des droits universels et ontologiques fut, nous dit Jason Hickel, un grand pas en avant pour l’Afrique du Sud, le paradigme d’une révolution basée sur les droits est sérieusement et fondamentalement limité, et ne peut suffire à atteindre les objectifs que l’Afrique du Sud en attend. En alertant sur le fait que l’État peut octroyer d’une main au peuple des droits discursivement constitués, et le priver de l’autre des conditions nécessaires à une vie décente, sans jamais avoir à faire face à cette contradiction, Hickel rappelle qu’il est temps de reprendre possession de l’héritage des « biens communs ».

« Mais les droits ne se mangent pas, hawu ! », ces quelques mots de protestation qui sortent de la bouche des classes défavorisées d’Afrique du Sud ont l’effet d’une claque en pleine face. Les bons progressistes que nous sommes s’en offusqueront toujours. Nous nous battons désespérément contre la folle conviction que « les choses allaient mieux du temps de l’apartheid ». « Mais que vaut un travail », répondons-nous, quelque peu impuissants, « dans une société qui vous définit comme ontologiquement sous-humains ? »

L’envie de défendre la transformation politique de l’Afrique du Sud est de l’ordre du réflexe car nous présupposons que toute critique est réactionnaire, en ligne avec la propagande de la vieille garde de l’apartheid, une preuve que les esprits restent colonisés 15 ans après la libération. Mais ce n’est pas le cas. Il ne s’agit pas d’une dichotomie irréfléchie entre le pain et la liberté. Parallèlement à l’expression d’une désillusion profonde, cette remarque incidente véhicule une critique naissante et radicale du paradigme des « droits » qui a guidé la révolution.

Dire que quelque chose dans la révolution a dégénéré en un terrible cauchemar est devenu un leitmotiv dans l’analyse politique sud-africaine. Le peuple a vu les espoirs qu’il avait mis dans la Charte de la liberté [1] cruellement anéantis, ses familles écrasées par un chômage endémique, et ses aspirations compromises par un système éducatif défaillant. Et, durant tout ce temps, il a pu observer, comme ahuri, des centres commerciaux clinquants s’élever à une vitesse vertigineuse, et des routes saturées de voitures de luxe. Pas étonnant qu’ils souhaitent recracher leurs droits avec mépris telle une multitude d’éclats de verre. Simples bijoux en toc, pure supercherie. C’est ce que l’on ressent lorsque l’on est trahi.

Comment en est-on arrivé là ? Les experts ont raison d’affirmer que dès ses débuts, la démocratie a laissé en place les structures de classe fondamentales de la colonisation et de l’apartheid. Ils ont raison de noter que la transition, négociée par des technocrates à huis clos, a permis de laisser les banques, les mines et la terre – tous les leviers du vrai pouvoir – servir les intérêts de capitaux privés. La plupart d’entre nous reconnaissent que des initiatives telles que le « Black Economic Empowerment » (la promotion économique des noirs) nuancent simplement la teinte de l’élite, mais ne permettent pas de réduire les inégalités de classe qu’elles sont censées rectifier.

En faisant de la race l’objet fétiche de l’intervention révolutionnaire, l’État s’arrange pour mettre sur la touche des questions importantes de classe. Nous le savons, nous le voyons partout dans les journaux, cela fait partie du langage de tous les jours. Et pourtant rien ne change. Pour les réformateurs, les échecs que nous constatons sont dus à des problèmes de mise en œuvre, et les droits restent bien la solution à l’inégalité sociale. La constitution de l’Afrique du Sud est la plus progressiste du monde, nous rappellent-ils : il s’agit juste de concrétiser les droits qui ont été accordés à tous les citoyens. Si nous parvenons à renforcer la bureaucratie et à développer la fourniture de services, tout ira bien. C’est là que réside la révolution.

Si seulement les choses étaient aussi simples. En réalité, ce n’est pas du tout une question de mise en œuvre. Les experts se sont trompés sur ce point. Le vrai problème est que le paradigme d’une révolution basée sur les droits est sérieusement et fondamentalement limité, et ne peut suffire à atteindre les objectifs que l’Afrique du Sud en attend. Le discours sur les droits de l’homme se comporte en servante de l’économie néolibérale car les droits ainsi défendus s’inscrivent fondamentalement dans une dimension individuelle et ontologique, et non collective et matérielle. L’État peut octroyer au peuple des droits discursivement constitués d’une main, et le priver des conditions nécessaires à une vie décente de l’autre, sans jamais avoir à faire face à cette contradiction.

En ce sens, les « droits » représentent une option réformiste sûre pour un État capitaliste ayant une image progressiste à préserver. En Afrique du Sud, cela arrangeait bien l’élite, et ses intérêts - à la base de l’apartheid – que d’octroyer cette concession, car elle laissait leur richesse intacte. En fait, ils disposaient même ainsi d’une plus grande liberté d’exploitation. Nous retrouvons le même tour de passe-passe magistral aujourd’hui : un jargon juridique visant à détourner l’attention de l’économie vers l’ontologie, à dépolitiser la protestation en la réduisant à des problèmes de fourniture de services, et à apaiser le mécontentement en jetant un voile de protection discursif sur les pauvres.

La ruse consiste en un glissement conceptuel au sein de la terminologie des droits. Il existe deux types essentiels de droits. Les droits humains fondamentaux – tels que le droit de vote universel et la non-discrimination – reconnaissent l’égalité ontologique de tous les citoyens. Ces droits sont inaliénables et s’appliquent sans limite. Par exemple, l’État peut donner à tous le droit d’expression, car la parole est infinie. Par contre, les droits socio-économiques – tels que le droit à l’eau, à l’alimentation et au logement – ne sont « réalisables que progressivement », selon les termes de la Constitution, et limités par les ressources dont dispose l’État. C’est cette catégorie de droits qui me préoccupe ici. Le problème est qu’elle est tirée vers dans le domaine de l’individu et de l’ontologie, comme si tout un chacun « avait » droit à l’eau au même sens vague et métaphysique qu’il bénéficie du droit d’expression.

Mais une telle analogie n’a aucun sens. La parole et l’eau sont deux choses complètement différentes. Tout citoyen peut exercer son droit à l’expression sans empiéter sur le droit à l’expression des autres. Ce raisonnement ne tient pas pour l’eau. Si un citoyen exerce son droit à l’eau sur un territoire – disons qu’il possède le terrain où l’eau prend sa source -, il peut empêcher d’autres citoyens d’exercer leur propre droit à l’eau. Il en est de même pour l’accès à l’alimentation, au logement et aux soins, lorsque ceux-ci sont privatisés. Il subsiste donc une tension constante et irréconciliable entre liberté et égalité.

En fait, la structure individuelle et ontologique des « droits » ne permettra tout simplement pas à l’Afrique du Sud de réussir les transformations socio-économiques qu’elle souhaite mener. Lorsqu’il s’agit d’eau ou d’emploi, un changement radical de paradigme devient nécessaire, un passage de la notion de « droits » au concept de « biens communs ». C’est d’ailleurs ce que suggère la Charte de la liberté elle-même. En paraphrasant, la Charte stipule qu’en ce qui concerne les ressources naturelles, « la richesse naturelle du pays doit être rendue au peuple ; l’industrie et le commerce doivent, eux, être contrôlés afin de faciliter le bien-être des citoyens ». De tels mots ne s’appuient pas sur le discours des droits individuels. Ils ne ravivent pas non plus le spectre du communisme planifié et centralisé. Au contraire, ils font valoir le simple fait que nul n’a le droit de posséder ou d’accumuler ce que la société possède en commun. Défendre ce principe de base n’implique pas pour autant abolir l’industrie ou la propriété privées. Cela signifie simplement que certains biens publics devraient être considérés comme appartenant à la communauté et que les protection, les profits et bénéfices devraient être redistribués au peuple en conséquence.

Soyons clairs : la réalisation des droits ontologiques universels fut un grand pas en avant pour l’Afrique du Sud. Mais le temps est venu de nous projeter au-delà de cette frontière et de reprendre possession de l’héritage des « biens communs ». Les droits et les fournitures de services ne sauveront pas l’Afrique du Sud de l’instabilité sociale dans laquelle elle s’enfonce rapidement. Tandis que les technocrates crient derrière les parapets des immeubles syndicaux « Qu’ils mangent du droit ! », le peuple brûle des pneus dans les rues en contrebas, affirmant ainsi par les flammes qu’il ne se fera pas avoir, que l’histoire ne s’arrête pas là.