Des chercheurs locaux défient le monopole des producteurs de semences

, par Infochange , NEGI Biju

Beej Bachao Andolan lève le voile du secret sur le processus de recherche et développement en matière de semences en formant les agriculteurs de l’Uttarakhand sur le croisement de variétés de riz, pour leur permettre de reprendre possession de leurs connaissances en technologies traditionnelles dont se sont emparées les industries agrochimiques qui monopolisent ce secteur.

La connaissance des systèmes d’agriculture traditionnelle repose en profondeur sur des bases scientifiques et au fil des générations les agriculteurs ont parfait leur savoir-faire agricole à tous les niveaux, y compris en terme de développement de nouvelles variétés, en suivant au plus près les pratiques naturelles. Mais il est une chose qu’ils n’ont pas fait eux-même : développer de nouvelles variétés par des moyens artificiels. En effet, la production de nouvelles variétés issues du croisement a longtemps été le privilège des instituts de recherche agricole et des sociétés agrochimiques qui ont gardé secrète cette technologie sous prétexte qu’elle était « strictement scientifique et techniquement difficile ». Ce contrôle absolu sur la recherche et la multiplication des semences leur ont permis de dominer entièrement le marché en engloutissant les connaissances locales en matière de semences et en imposant un modèle agricole étranger, à haut niveau d’intrants et basé sur la monoculture.

En Uttarakhand, le collectif Beej Bachao Andolan (mouvement pour la protection des semences) rassemble les petits agriculteurs afin de démystifier le processus de développement des semences. Récemment au cours d’une initiative unique en son genre dans l’État, il a organisé un atelier d’une durée de trois jours de « formation en matière de sélection et croisements des espèces » destiné aux agriculteurs de Chamba (Tehri). Les agriculteurs ont pu y apprendre, par le biais de techniques simples mais précises, à développer de nouvelles variétés de riz par le croisement de deux variétés existantes.

Cette technique a été développée et répandue avec succès par MASIPAG (Magsasaka at Siyentipiko Para sa Pag-unlad ng Agrikultura), un « partenariat pour le développement entre agriculteurs et chercheurs » aux Philippines.

Préoccupé par l’échec de la révolution verte aux Philippines, MASIPAG a été créé en 1985 avec pour objectif spécifique de développer un programme alternatif de recherche agricole répondant aux besoins des agriculteurs pauvres en technologies adaptées en matière de semences. Avec la présence aux Philippines de l’Institut international de recherche sur le riz (IRRI), les agriculteurs étaient aussi préoccupés par la perte de variétés traditionnelles de riz dont plus de 4 000 ont été recueillies au niveau international par l’IRRI et remplacées par des variétés à haut rendement (VHR).

Une collaboration entre agriculteurs et chercheurs de l’Université des Philippines de Los Banos, sous la forme d’un projet appelé « Piso-Piso Para sa Binhi » (Un peso pour les semences), a été entamée pour débuter les travaux de recherche sur la conservation et l’amélioration des ressources génétiques des variétés de riz traditionnelles et pour développer des outils et méthodes de recherche appropriés et accessibles à destination des agriculteurs. Depuis, plus de 750 variétés de riz traditionnelles ont pu être récupérées et plus de 560 sélections de variétés ont été créées par MASIPAG pour s’adapter aux conditions agricoles spécifiques.

Les groupes d’agriculteurs bénéficient de ces semences en mettant en place des fermes expérimentales dans lesquelles ils sélectionnent des variétés pouvant s’adapter localement, étudient leurs caractéristiques et leur performance génétiques et se chargent de leur conservation et des croisements.

Reetu Sogani (Samudayik Chetna Kendra, Nainital) et Bina Sajwan (Beej Bachao Andolan), responsables de la formation en Uttarakhand, déclarent : « La technique de sélection et de croisement des espèces est vraiment très simple mais requiert à la fois précision et patience. Bien sûr, avec de la pratique, cette technique deviendra de plus en plus simple pour les agriculteurs. »

La méthode

Le riz est une plante auto-pollinisante, ce qui signifie que le pistil ou ovaire (femelle) et l’étamine (mâle) se trouvent dans le même épillet. Lorsque la plante fleurit, l’étamine pollinise naturellement l’ovaire, sans aide extérieure. Par conséquent, quiconque désire croiser deux variétés différentes doit prendre de nombreuses précautions. La pollinisation entre les mêmes « mère » et « père » est évitée et contrôlée artificiellement pour permettre la pollinisation entre deux parents distincts. Cela veut donc dire conserver le pistil dans la plante « femelle » et y déposer le pollen de la plante « mâle ».

Le temps est un facteur essentiel au cours de ce processus qui doit avoir lieu durant les jours qui suivent la floraison de la plante et au moment où le filet au bout de l’épillet dépasse d’un tiers ou de la moitié au maximum. A cette période, les anthères sont assez robustes – si plus de la moitié de l’épillet émerge de la gaine, cela signifie que la pollinisation a déjà eu lieu au sein de l’épillet.

Le processus de pollinisation croisée nécessite environ deux jours. Le premier jour, la plante « femelle » est émasculée ; le deuxième jour, le pollen provenant de l’épillet de la plante « mâle » est répandu sur la semence de la plante « femelle » émasculée.

L’émasculation se fera mieux aux alentours de 15h ou 16h, au moment où le vent est plus faible, ce qui réduit les risques de pollinisation accidentelle. Cela correspond également au moment de la journée où le pistil, ou l’ovaire, est relativement inactif.

Pour l’émasculation de la plante « mère », l’épillet est coupé en biais à hauteur des trois quarts. Cela permet d’avoir un meilleur aperçu et davantage d’espace de manœuvre dans le fourreau, où il est désormais possible de voir un ovaire au centre, encerclé par six étamines (y compris les anthères et le filament) où se situe le pollen. Ce sont ces six étamines qui doivent être retirées. C’est un processus délicat qui doit être suivi avec précision, concentration et d’une main sûre. L’épillet est tellement petit et l’étamine si fine que cette dernière peut seulement être retirée à l’aide d’une pince. Il est possible d’utiliser une loupe si nécessaire pour obtenir une meilleure vision ; cela est même conseillé. Il est également toujours préférable au début que deux personnes ou plus travaillent ensemble sur une même plante, l’une en charge de l’émasculation pendant que l’autre tient la plante et/ou la protège du vent pour empêcher une pollinisation accidentelle.

Une fois le premier épillet terminé, il est possible de s’occuper d’un autre épillet sur la même panicule. La panicule est alors recouverte d’un papier cristal ou d’un sac en mousseline pour empêcher que la moisissure ou la rosée n’endommagent l’épillet ouvert.

La présente pollinisation croisée doit être menée en deux jours, entre 10h et 11h. Le matin est le meilleur moment étant donné que l’ouverture faite sur l’épillet est à son maximum, ce qui permet d’y laisser entrer davantage de pollen augmentant ainsi les chances de pollinisation.

La plante « mâle » choisie doit être mature et deux à quatre des rameaux primitifs de sa panicule coupés avec précaution et prélevés à cet effet. Les épillets « mâles », apportés à la plante « femelle » préparée la veille au soir, sont agités au-dessus des épillets émasculés pendant une à deux minutes au moins afin de saupoudrer le pollen sur les ovaires des épillets émasculés de la plante « femelle ». Il est possible de placer ou d’attacher en plus quelques rameaux primitifs « mâles » (dans une position inversée) au-dessus et le long de la panicule « femelle », et de la recouvrir ensuite avec le sac. Cela va assurer la future pollinisation. La panicule « femelle » ayant été soumise au processus doit être maintenue ainsi au cours des trois jours suivants – période pendant laquelle l’ovaire est le plus enclin à la pollinisation croisée après émasculation. Pour garantir la pollinisation par la suite, le processus de pollinisation croisée peut être répété au cours des deux jours suivants.

Le sac est retiré au terme des trois jours. La plante doit être continuellement contrôlée durant les 10 jours suivants, puis de temps en temps par la suite.

Il est important de garder à l’esprit qu’au cours de la première pollinisation croisée, un agriculteur doit être capable de ne travailler que sur quelques épillets et étant donné que la pollinisation croisée doit être accomplie dans les deux ou trois jours qui suivent (avant que les fleurons ne soient matures et qu’ils ne s’auto-pollinisent), il doit s’attendre à ne récolter que peu de semences au terme de la première saison. Cela prendra plusieurs saisons pour multiplier le nombre de semences et en obtenir des quantités suffisantes.

Bien sûr, à la fin de la première saison, les agriculteurs entreposeront les nouvelles variétés de semence séparément, comme ils le feraient pour d’autres semences. A partir de la deuxième saison, les semences sur les plantes pourront s’auto-polliniser et seront soumises au processus de « sélection » au cours des quatre ou cinq saisons suivantes afin de stabiliser les caractéristiques de la nouvelle variété. C’est alors seulement, quand elle a suffisamment produit, que les caractéristiques souhaitées de la nouvelle variété apparaissent totalement.

Dans les régions montagneuses de l’Uttarakhand, il n’y a qu’une saison de culture du riz par an, contre trois aux Philippines (et ailleurs en Inde où il peut y avoir deux ou trois saisons de culture du riz). C’est pourquoi cela peut prendre jusqu’à cinq ans pour que les agriculteurs puissent réellement développer ou produire une nouvelle variété. Bina Sajwan explique : « La technique de pollinisation croisée présentera des résultats plus rapides dans les régions où le riz est cultivé plus d’une fois par an. Mais cette technique peut tout aussi bien être utilisée dans les cultures de blé ou de maïs. »

Une portée majeure

Vijay Jarhdhari de Beej Bachao Andolan, qui a expérimenté cette technique dans ses champs, affirme : « Nos méthodes traditionnelles de sélection et de conservation des bonnes semences – et même de développement de nouvelles variétés par le biais de la pollinisation naturelle – sont résolument scientifiques mais cette formation ajoute une dimension supplémentaire à notre capacité agricole qui jouera un rôle important dans l’accroissement et le renforcement de la diversité des semences, avec les avantages qui en découlent. »

En effet, ces débuts modestes en Uttarakhand multiplient les possibilités de renforcer la sécurité alimentaire. Mais cela permettra surtout aux agriculteurs d’établir leur souveraineté alimentaire, en les encourageant à se plonger dans les réserves profondes de leur savoir traditionnel et de l’agro-biodiversité, en mettant en valeur des variétés perdues et en en développant de nouvelles conformément à leurs priorités et à leurs besoins. Par exemple, comme Kheema, militant de Pithoragarh, le dit : « Les agriculteurs peuvent désormais envisager de développer et répandre des variétés plus résistantes aux caprices de la nature. » Pushpa Devi de Paukhal (Tehri) renchérit : « Nous avons maintenant la possibilité de cultiver des variétés tout comme nos mères et nos grand-mères le faisaient . »

Vijay Jarhdhari pense que cette initiative permet aux agriculteurs de contrôler leurs décisions, telles que le choix de la variété à cultiver, s’opposant ainsi à la mainmise des sociétés agrochimiques qui, avec les principaux instituts de recherche, détiennent les clés du développement de nouvelles variétés, dans le seul but de faire des « profits ».

Reetu Sogani déclare : « Ce partage et ce renforcement des capacités ont une importance et des ramifications politiques. Au-delà du simple fait de développer de nouvelles variétés, il s’agit d’un acte de protestation contre la monopolisation du développement des semences aux mains d’une minorité et contre l’appropriation des systèmes de savoirs du peuple. »

A un autre niveau, il ne s’agit pas simplement d’apprendre et de maîtriser une technique ou une technologie. Ce qui est important est la quête des agriculteurs d’un engagement plus profond vis à vis de leur mode d’agriculture et de leur écologie, auxquels on tente de les soustraire de force. Ils cherchent à redevenir maîtres de leur propre agriculture. En commençant à polliniser sur leurs terres et en partageant avec d’autres leurs connaissances, les agriculteurs entendent être les véritables chercheurs agricoles sur le terrain.

Lire l’article original en anglais : Grassroots scientists challenge seed monopolies

Traduction : Annabelle Rochereau

Commentaires

Biju Negi est écrivain, consultant sur l’agriculture durable et membre de Beej Bachao Andolan (mouvement pour la protection des semences).