Dans une récente interview accordée au New York Times, on a demandé au milliardaire philanthrope Bill Gates s’il y avait des types de projets dans lesquels il n’investirait pas pour compenser ses émissions de gaz à effet de serre.
« Je ne plante pas d’arbres », a-t-il répondu, ajoutant qu’il était totalement absurde de planter des arbres pour lutter contre la crise climatique. « Je veux dire, sommes-nous des scientifiques ou des idiots ? Lesquels voulons-nous être ? [1] »
Microsoft, l’entreprise sur laquelle il a bâti sa fortune et qu’il conseille encore activement, selon des sources internes, voit les choses différemment. En juin 2024, le géant de la technologie a acheté 8 millions de crédits carbone au Timberland Investment Group (TIG), un fonds détenu par le bailleur de fonds brésilien BTG Pactual, spécialisé dans l’agroalimentaire [2]. TIG est en train de lever un milliard de dollars des États-Unis pour acheter et convertir des pâturages en plantations d’eucalyptus à grande échelle dans le Cône Sud de l’Amérique latine [3]. Au fil de leur croissance, ces arbres absorbent le carbone de l’atmosphère et le stockent dans leurs racines, leurs troncs et leurs branches. TIG procédera à l’évaluation de la quantité de carbone éliminée et la vendra sous forme de crédits carbone à Microsoft et à d’autres entreprises.
Chaque crédit carbone acheté à TIG par Microsoft est censé compenser une tonne des émissions générées par l’entreprise en brûlant des combustibles fossiles. C’est l’un des principaux moyens utilisés par Microsoft et de nombreuses autres entreprises pour parvenir à « zéro émission nette », tout en continuant à brûler des combustibles fossiles.
L’accord conclu par Microsoft avec TIG, qui serait la plus grande « transaction portant sur des crédits d’élimination du dioxyde de carbone » de l’histoire, n’est qu’un des nombreux investissements réalisés par Microsoft dans les plantations d’arbres pour compenser ses émissions [4].
Le bailleur de fonds Rabobank, spécialisé dans le secteur agroalimentaire, est une autre source de crédits carbone pour l’entreprise technologique. Lui aussi acquiert actuellement des terres au Brésil pour y planter des arbres, en l’occurrence en partenariat avec une famille d’agro-industriels locaux connus pour leur bilan désastreux en matière de déforestation illégale et de fraude [5]. Mais la plupart des crédits carbone que Rabobank vend à Microsoft proviennent de son programme de plantation d’arbres sur les terres de petites exploitations de café et de cacao en Amérique latine, en Afrique et en Asie. Ce programme, appelé Acorn, utilise des satellites et une plateforme numérique de Microsoft pour mesurer le nombre et la taille des arbres d’ombrage plantés par les agriculteurs et agricultrices sur leurs exploitations, puis pour calculer le carbone qu’ils ont retiré de l’atmosphère. Il vend ensuite le carbone à Microsoft sous forme de « crédits carbone » pour environ 38 dollars l’unité, en prenant une part de 20 % pour lui-même et son partenaire local, et en versant aux exploitant·es ce qui reste des recettes [6].
L’un des problèmes majeurs du programme de Rabobank, identifié lors d’une enquête sur son projet en lien avec des exploitations cacaoyères en Côte d’Ivoire, est qu’il surestime largement le carbone éliminé – dans ce cas, de 600 % [7] ! Qui plus est, le gouvernement de Côte d’Ivoire affirme que Rabobank profite probablement d’une double rémunération (« double dipping », en anglais), car il y a d’importants recoupements entre son projet et un programme financé par la Banque mondiale qui a déjà généré et vendu des crédits carbone provenant d’arbres plantés dans de petites exploitations cacaoyères de la même région.
Cette situation « absurde », pour reprendre le terme employé par B. Gates, n’a pas empêché un nombre croissant d’entreprises, de gouvernements et de milliardaires – sans parler de tout un nouveau secteur de consultant·es en climatologie et de courtiers en carbone – de promouvoir l’idée que les émissions provenant des combustibles fossiles peuvent et doivent être compensées par la plantation d’arbres ou d’autres cultures qui séquestrent le carbone.
Ces projets ont eu une histoire mouvementée qui remonte au protocole de Kyoto de 1997, mais ils n’ont vraiment pris leur essor qu’après l’Accord de Paris sur le climat de 2016, quand les gouvernements ont approuvé la notion de compensation et de marché du carbone comme un moyen efficace d’inciter les entreprises à réduire leurs émissions [8]. Aujourd’hui, la plupart des projets de compensation s’inscrivent dans ce que l’on appelle le « marché volontaire », dans lequel des entreprises privées du Nord global gèrent la certification et la vente de crédits carbone aux entreprises qui souhaitent montrer qu’elles prennent des mesures pour lutter contre le changement climatique. Les projets, qui se situent en grande partie dans le Sud global, peuvent aller de la distribution de fourneaux de cuisson propres au Malawi à la préservation des forêts tropicales en Indonésie. L’idée de base est que le projet permet d’éviter des émissions qui auraient eu lieu sans lui, ou qu’il permet d’éliminer du dioxyde de carbone (CO2) de l’atmosphère. Les fourneaux améliorés et la préservation des forêts tropicales correspondent par exemple à des évitements d’émissions. La plantation d’arbres, en revanche, est la forme d’élimination du carbone la plus répandue.
Dans une étude réalisée en 2024, le Mouvement mondial pour les forêts tropicales (WRM) indique que le nombre de projets de plantation d’arbres destinés à générer des crédits carbone a triplé au cours des trois dernières années [9]. Selon le WRM, cette augmentation est en partie due au grand nombre de scandales fortement médiatisés dans les programmes d’évitement des émissions, connus sous le nom de « REDD+ » [10]. De nombreux projets visant à préserver les forêts ont été retirés ou suspendus des marchés du carbone après que des enquêtes ont montré qu’ils étaient basés sur des scénarios invraisemblables concernant la menace de déforestation ou qu’ils étaient à l’origine de violations des droits humains et d’autres préjudices à l’encontre des communautés locales. En conséquence, selon le WRM, les entreprises s’intéressent de plus en plus à la plantation d’arbres comme source de crédits carbone à « haute intégrité ». Il en résulte une course effrénée vers l’acquisition de terres destinées à des plantations d’arbres.