Démocratie et autoritarisme en Afrique

, par MAGNANI Victor, VIRCOULON Thierry

Thierry Vircoulon et Victor Magnani, chercheurs à l’IFRI et auteurs d’un article intitulé « Vers un retour de l’autoritarisme en Afrique ? » pour la Revue Politique étrangère [1], sont venus présenter l’état de leurs recherches lors de l’assemblée générale du collectif Tournons La Page.
Cet article est une retranscription de leur intervention.

Malgré la variété de trajectoires nationales qui limite la pertinence de toute entreprise de généralisation, on peut affirmer que, depuis une dizaine d’années, la démocratie ne semble plus progresser sur le continent africain. Bon nombre d’élections restent très éloignées des standards démocratiques. De plus, la démocratie ne se résume pas à l’organisation régulière d’élections, elle repose également sur la neutralité et l’indépendance des institutions (justice, police, commission électorale…), ainsi qu’à la situation du marché politique (ouverture de la compétition politique, respect des libertés publiques et des principes constitutionnels…). En considérant la démocratie au-delà de l’approche réductive et classique des élections, force est de constater que l’autoritarisme gagne du terrain.

Deux formes principales d’autoritarisme ont été identifiées au cours des dernières années.

  • La première forme concerne des pays qui ont été marqués par des révisions constitutionnelles, dont le dernier avatar est ce qui se passe actuellement en Guinée Conakry. Elles ont pour but d’enlever la clause démocratique incluse dans les constitutions africaines dans les années 1990 pour limiter les mandats présidentiels ou des clauses de limite d’âge pour éviter les présidences trop longues ou à vie.
    On voit depuis le début du siècle une série de révisions constitutionnelles à la fois dans les pays francophones et anglophone d’Afrique, notamment en Guinée [2], au Rwanda [3] ou au Congo Brazzaville [4].
    Il y a également eu des cas où les présidents n’ont pas eu besoin de changer la constitution, mais simplement d’en obtenir une autre interprétation par la cour constitutionnelle. Par exemple, au Burundi, la cour constitutionnelle a estimé que le 3e mandat contesté de Pierre Nkurunziza était légal, puisqu’il ne s’agissait que d’un second mandat.
  • La seconde forme de retour de l’autoritarisme, c’est la forte intolérance à l’opposition politique. C’est frappant en Zambie et en Tanzanie, alors qu’on les considérait comme des modèles de démocratie (la Zambie étant un des 1ers pays anglophones à passer au multipartisme, en décembre 1990).
    Depuis les dernières élections dans ces deux pays, on note clairement une hausse de l’intolérance face à l’opposition : enfermement des opposants [5], musellement de la presse [6]...

Ces deux formes d’évolution s’accommodent des élections : celles-ci sont organisées de manière régulière dans le temps, mais avec une dose minimale de démocratie véritable. Ces régimes que l’on appelle en science politique « hybrides », organisent des élections, sans qu’il y ait de démocratie.

Plusieurs facteurs favorisent ces situations :

  • Le premier et le plus évident, c’est le déséquilibre très fort du marché politique en faveur de ceux qui sont au pouvoir parce qu’ils monopolisent les ressources et peuvent donc fermer la compétition électorale. Il leur est facile d’organiser les élections puisqu’elles sont taillées à leur mesure pour qu’ils les remportent.
  • Le deuxième facteur, c’est le discrédit des vieilles oppositions politiques. C’est particulièrement net dans des régimes vieillissants où les opposants historiques ont aussi vieilli. Il n’y a plus d’offre politique très crédible. La demande d’opposition existe toujours, mais ces anciennes oppositions ne l’incarnent plus.
    Aujourd’hui, les oppositions viennent essentiellement des églises, des mouvements de la société civile. Ce sont de nouveaux vecteurs de contestation, bien plus populaires que les anciens partis d’opposition. Ces derniers essaient parfois de les récupérer, mais c’est rarement convaincant. On a vu, par exemple, en République démocratique du Congo (RDC) que ceux qui mènent la contestation, ce sont les mouvements de la société civile [7] et l’ église [8].
  • Un troisième facteur important, c’est le contexte géopolitique. Le monde est désormais multipolaire. L’offre de soutien politique pour de nombreux régimes est beaucoup plus large. Il y a donc concurrence entre les nombreux partenariats politiques potentiels en Afrique.
    Pour les régimes hybrides, cela signifie qu’il est possible de trouver des soutiens ailleurs qu’auprès des Occidentaux. L’ailleurs ce sont souvent d’autres régimes autoritaires. Aujourd’hui, par exemple, la Chine joue un rôle considérable. Elle incarne « la dictature qui a réussi », en maintenant son régime politique tout en sortant de la pauvreté une grande partie de sa population. Pour de nombreux dirigeants africains, il y a une voie chinoise à suivre pour combiner autoritarisme et développement. En Guinée-Conakry, l’ambassadeur de Russie avait suggéré de modifier la constitution pour permettre au président de rester au pouvoir [9]. Derrière ce type de déclaration, il y a évidemment les intérêts économiques russes. Cette compétition fait évoluer les positions des Occidentaux : si à une époque, on insistait beaucoup sur l’exigence démocratique, désormais, c’est moins le cas.

Désormais, lorsque l’on parle de changement politique, il faut préciser ce dont on parle : un changement de personne, de régime ou de gouvernance ? En Afrique, on voit des alternances politiques, des changements de personnes. Mais des changements de gouvernance, on en attend encore.
Il est souvent fait une différence entre pays anglophones et francophones. Dans nos recherches, nous avons trouvé qu’il y avait beaucoup de similarités dans cette dynamique de retour vers l’autoritarisme. Les pays africains lusophones sont également concernés.

Image de la campagne Tournons La Page

Pour illustrer nos propos généraux, nous avons souhaité mettre la lumière sur un cas précis, peu connu en France : celui du Zimbabwe.

Le pays obtient son indépendance en 1980. Robert Mugabe, arrive au pouvoir en 1980, comme premier ministre puis président, et ne le quittera qu’à 93 ans, lors de la transition avec Emmerson Mnangagwa en en 2017.

  • Quels éléments peuvent expliquer la longévité de Robert Mugabe ?

D’abord, il avait une légitimité historique : il a été un personnage important de l’accession à l’indépendance du pays. C’était un intellectuel qui s’est engagé dans la guérilla. Il a participé aux négociations pour l’accès à l’indépendance. Il avait aussi une forme de légitimité vis à vis de l’international car quand il a accédé au pouvoir, il a tenu un discours d’ouverture, il a prôné la réconciliation. C’est ce qui lui a permis lors de ses premières années au pouvoir d’avoir un soutien bienveillant de la part des Occidentaux.

Ensuite, il avait une habileté politique. Il n’a pas organisé sa succession mais il a su instrumentaliser les luttes factionnelles entre ceux qui voulaient lui succéder. Il a aussi instrumentalisé les soutiens internationaux : au début des années 2000, quand le Zimbabwe a été mis au ban en raison de la situation politique et économique qui se dégradait, il a su retourner la situation en dénonçant les sanctions comme une forme d’impérialisme [10].

Il a régulièrement organisé des élections, même si elles ont souvent été dénoncées comme frauduleuses. Il les a perdues une fois en 2008, malgré toutes les précautions qui avaient été prises. Il y a alors eu une répression importante dans le pays, au point que son opposant, Morgan Tsvangirai, s’est retiré de la course présidentielle [11]. Il a su s’appuyer sur des forces de sécurité bien dotées, utilisées pour réprimer. Les forces de sécurité ont été essentielles pour le maintien du régime [12].

Enfin, depuis l’indépendance, s’est développée une confusion entre le parti et l’État. C’est un cas très fréquent en Afrique australe. Cela a permis une « redistribution » aux membres du régime. C’était, en fait, la mise en place d’un système de corruption généralisée entre ceux qui étaient au pouvoir et ceux qui en permettaient la survie (notamment les membres des forces de sécurité du Zimbabwe).

  • Dans ces conditions, pourquoi a-t-il dû renoncer au pouvoir ?

Sa légitimité historique s’est érodée du fait des conditions économiques très précaires. La présence de la Chine n’a pas permis de compenser le départ des Occidentaux [13]. Et puis Robert Mugabe a fini par être dépassé par les luttes factionnelles. Il était âgé en 2017 et il était sans doute influencé par sa femme qui voulait lui succéder.
Finalement, c’est Emmerson Mnangagwa qui lui succédera. Il est alors soutenu par les forces armées, tandis que la police et les services de renseignement sont restées fidèles à Mugabe. L’armée prend position dans les principaux centres du pouvoir et Mugabe est placé en résidence surveillée. On a ainsi parlé au Zimbabwe de « transition militairement assistée ».

Un des éléments importants de cette transition, c’est la grande précaution prise pour qu’elle ne soit pas qualifiée de coup d’état. C’était un enjeu légal, parce que sinon le régime aurait été condamné par certains pays et par les organisations internationales. C’est pourquoi l’armée a placé un civil au pouvoir.

Emmerson Mnangagwa a développé un discours d’ouverture, notamment vis à vis des occidentaux : il leur a annoncé que les investissements étaient les bienvenus, il a maintenu les élections présidentielles prévues en juillet 2018 [14].
On voit, avec cet exemple, la capacité de dirigeants à se conformer à un discours attendu par la communauté internationale pour susciter une forme de bienveillance à l’égard du régime.
Pourtant lorsque l’on s’attarde sur le parcours de Mnangagwa, on aurait pu attendre davantage de méfiance. Il a longtemps été proche de Mugabe. Il a été associé à certaines des actions les plus sombres de l’histoire du pays [15]. Les militaires qui l’ont aidé à prendre le pouvoir ont été parties prenantes des répressions les plus violentes dans pays.

Au cours des premiers mois de sa présidence, une ouverture politique et une certaine liberté d’expression semblent pourtant effectives. Les élections de 2018 ont été organisées avec la présence d’observateurs internationaux, ce qui représentait une avancée majeure. Les différents rapports mentionnent des améliorations assez nettes sur l’organisation des élections par rapport aux scrutins précédents. Les premiers mois de ce nouveau pouvoir (entre novembre 2017 et fin juillet 2018) ont été marqués par des signaux qui ont suscité de l’espoir. Cet espoir est cependant assez vite retombé. Dès le lendemain des élections, des manifestations ont été organisées par l’opposition pour réclamer la publication des résultats et revendiquer leur propre victoire. Mais l’armée a été déployée et six personnes ont été tuées.

Ce moment a été un tournant car il a démontré que rien n’avait changé au Zimbabwe. Que le réflexe sécuritaire primait sur le discours d’ouverture de Mnangagwa. Depuis, à chaque fois que sont organisées des manifestations, elles sont réprimées. En janvier dernier, il y a eu 17 morts et des arrestations arbitraires [16] à la suite de manifestations. Et plus récemment, ceux qui appelaient à des manifestations ont été arrêtés et les manifestations interdites [17].

La situation économique et sociale s’est dégradée en raison de pénuries et de l’inflation très importante. Rien n’est concrètement fait contre le système de corruption mis en place sous Mugabe puisque ceux qui ont pu en profiter sous Mugabe sont aujourd’hui aux affaires.

A travers l’exemple zimbabwéen, on peut donc dire que changer de président ne garantit en rien un changement de régime ni du mode de gouvernance.
Aujourd’hui, la société civile, notamment certains syndicats et l’église, appellent aux mobilisations. Mais ces dernières sont difficiles en raison de la réponse sécuritaire. Les appels aux dialogues sont également restés sans réponse.