Décoloniser la vie : 25 ans d’apprentissage auprès de l’EZLN

, par Desinformémonos , SOLEDAD Carlos

Dans ce texte, de nombreux concepts peuvent sembler lointains à nos lecteur.rices. La "pensée moderne", la "colonialité du savoir", la "hiérarchie épistémique"...
Nous sommes conscient.e.s que ce référentiel différent peut rebuter. Or, si Ritimo s’efforce de faire traduire des articles, c’est justement pour rendre un peu plus accessibles des façons de penser éloignées de celles que l’on a l’habitude de fréquenter. Cependant, si la traduction linguistique est relativement aisée, la traduction culturelle de courants de pensée différents est bien plus ardue à travers un seul texte.
Mettre à votre disposition ces réfléxions en français est donc une invitation, pour celles et ceux qui s’en sentiraient loin, à poursuivre la lecture des textes décoloniaux, dont certain.es auteur.es sont mentionné.es ici. Lire et s’imprégner de référentiels éloignés du sien est un exercice passionnant et stimulant, ainsi que nécessaire pour la construction d’un autre monde, plus juste et plus solidaire.

Si la modernité est apparue dans les centres libres et créatifs du Moyen-Âge européen, c’est en 1492 qu’elle a vraiment été définie. A ce moment-là, l’Europe s’est confrontée à « l’autre » et, depuis, a imposé violemment son projet de civilisation sur les autres altérités. Ainsi, l’Occident s’est retrouvé au sommet des relations de pouvoir à travers un processus de dé-racialisation, en éliminant sur son passage tout ce qui puisse être considéré comme « non européen ». La dernière version de ce projet moderne, la globalisation néo-libérale, est en train d’entraîner dans sa chute la planète entière. Nous assistons à une authentique crise de civilisation, dont les guerres, les réfugié.es et la crise climatique constituent les éléments le plus dramatiques.

Devant ce fait, le besoin d’un projet alternatif s’impose. Cependant, plus de cinq siècles d’imposition occidentale sur le reste des projets du monde ont généré un système de pensée unique, dur à éroder et difficile à vaincre. Je ne parle pas que des groupes néo-nazis, marginaux. Ni seulement du système unique de croyances des partis politiques ultras en Europe, comme le Vox en Espagne, ou encore les idées politiques promues par le gouvernement de Trump ou de Bolsonaro. Je parle de la pensée moderne en général, qui renforce les différentes hiérarchies de pouvoir : raciales, de genre, épistémiques, linguistiques, etc.…

Dans différents endroits du monde, nous assistons même au phénomène des personnes racialisées, celles hors du modèle « occidentale euro-blanc », c’est-à-dire, noir.es,autochtones, chinois.es, etc., qui défendent les idéaux et les valeurs de l’extrême droite, et assument des fonctions importantes au sein de partis politiques et de mouvements sociaux néo-fascistes. C’est qu’en réalité, comme l’a signalé Frantz Fanon, « afin de justifier la conquête d’un grand nombre de peuples et de territoires, les agresseurs européens ont tout fait pour que les conquis croient en leur présumée infériorité raciale, de manière à ce que l’oppression soit internalisée et perpétuée ». En ce sens, le système scolaire, une demande « progressiste », a été un facteur clé pour reproduire le colonialité du pouvoir, utilisant « l’éducation » depuis un point de vue purement euro-centrique dans l’objectif de perpétuer le colonialité du savoir.

Pour les partis politiques et les mouvements sociaux de gauche, il est également difficile de sortir de la chemisole de force de la pensée moderne. Le racisme, par exemple, rend les efforts d’émancipation bien plus complexes, de la même façon que le machisme et le classisme. C’est pourquoi la pensée décoloniale souligne l’importance de l’intersectionnalité des luttes. Il est impossible de sortir de la civilisation moderne si nous ne nous concentrons que sur une seule relation d’oppression. Face à l’actuelle crise de civilisation, il est insensé de miser sur des alternatives systémiques si l’on continue à penser depuis le point de vue de la modernité capitaliste, coloniale et patriarcale.

Mais alors, par où commencer ? si même nous, les individu.es qui voulons changer le monde, sommes très colonisé.es ? Comment guérir la terre et les peuples qui ont été grièvement blessés ? Comment éviter de reproduire les systèmes d’oppression ? Comment nous décoloniser ?

ZAPATISME ET PENSEE DECOLONIALE

Participant.e.s de l’Armée Zapatiste de Libération National au cinquième Congrès National Indigène, San Cristóbal de las Casas, Chiapas (Mexique) en 2016. @Dal_air (CC BY-NC-ND 2.0)

En ligne droite de ces réflexions, les penseur.euses décolonialiaux.ales travaillent depuis des contextes divers et y mettent des accents différents. On trouve par exemple les propositions du féminisme décolonial de Oyèrónke Oyewùmí y de Yuderkis Espinoza, le féminisme autochtone de María Lugones, la lutte des femmes migrantes d’Ursula Santa Cruz, la critique du racisme et l’intersecionalité des luttes de Ramón Grosfoguel, la décolonisation du savoir de Boaventure de Sousa, ainsi que le projet de la transmodernité d’Enrique Dussel, pour n’en citer que quelques-uns. Toutes ont, de mon point de vue, l’objectif ultime de décoloniser la vie. Cependant, le plus raisonnable serait d’arrêter de proposer des solutions depuis notre point de vue et d’écouter ceux et celles qui ont le plus d’expérience dans la résistance et la construction d’un nouveau monde. « Un monde où il y aurait la place pour d’autres mondes ». Oui ; je parle des peuples autochtones du monde, mais plus particulièrement des Zapatistes.

Le 1er janvier dernier [2019] s’est célébré le 35ème anniversaire de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN) : 10 ans de clandestinité et 25 ans de vie publique du mouvement social et politique le plus avancé de la planète, selon des penseur.euses comme Naomi Klein, Noam Chomsky o Immanuel Wallerstein. Ce jour-là, les autochtones mexicain.es ont pris les armes contre le gouvernement et contre le néo-libéralisme. Ils et elles ont couvert leur visage pour être vu.es et ont secoué le monde avec leur proposition : « Tout pour tout le monde, rien pour nous ! ». Leur arrivée a représenté un nouveau départ pour la gauche globale, complétement anéantie après la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide.

Depuis, le Zapatisme a fait partie d’un processus de lutte beaucoup plus ample qui mise sur la construction d’un modèle alternatif face à la crise de civilisation actuelle ; d’un projet culturellement critique de la modernité occidentale, capitaliste, colonialiste et patriarcale. Le EZLN fait partie, avec, par exemple, le Congrès National Indigène, des mouvements sociaux et politiques que Guillermo Bonfil Batalla appellerait le “Mexique profonde” . Le Zapatisme représente aussi, pour le monde, la lutte pour la vie et la diversité, à contrecourant de la mondialisation hégémonique.

Même si le mouvement zapatiste a toujours signalé que cela ne s’agit pas d’une avant-garde - l’idée est que chacun.e, où qu’on se trouve dans le monde, construise “un autre monde possible” - la vérité, est que leurs messages s’accompagnent de pédagogie libératrice pour celles et ceux qui ont envie d’écouter. Par exemple, leur porte-parole, le sous-commandant Marcos, racontait que « le vieux Antonio disait que la liberté passait aussi par l’écoute, la parole et le regard. Que la liberté était de ne pas avoir peur du regard et de la parole de l’autre, de celui qui est différent. Mais aussi de ne pas avoir peur d’être regardés et entendus par les autres. Que la liberté n’était pas dans un endroit, qu’il fallait la créer, la construire en collectif. Qu’avant tout, elle ne pouvait pas être basée sur la peur infligée à l’autre, qui, même s’il est différent, est comme nous ».

Ce texte du Sup peut nous servir de référent. Il s’agit avant tout de nous engager collectivement dans nos communautés. Cela implique de nous désembarrasser du racisme, du machisme, du classisme et d’autant d’autres oppressions. Et, il s’agit de ne pas générer de nouvelles oppressions dans le processus, et de ne pas mettre nos oppression particulières devant celles des autres. C’est-à-dire qu’on ne peut pas se passer des hommes dans la lutte féministe, des blancs dans la lutte anti-raciste, des classes moyennes. On ne peut pas non plus s’affirmer au dessus des personnes âgées et des enfants. Cela implique que nous nous décolonisions tous.tes, et de faire pression pour que ceux et celles « d’en haut », « les blancs », « les hommes », commencent à renoncer à leurs privilèges.

Avec cela je n’a pas l’intention de faire une lecture naïve des transformations sociales. Je comprends parfaitement que le loup ne dormira jamais avec la brebis. Et que certaines personnes sont tellement colonisées que l’on n’arrivera pas à les récupérer. De fait, il est fort possible que ces relations de pouvoir existent pour toujours et qu’avant de réussir à soigner la terre, l’humanité disparaisse. Ce que je défends, c’est de travailler dans le sens d’amplifier un mouvement de mouvements, depuis en bas, qui se déconstruise en même temps qu’il construise les conditions pour que la majorité des personnes dans le monde puissent vivre dignement.

On peut commencer par là. Cependant, le système colonial a bien fait son travail et il sera difficile que “les modernes”, la gauche “progressiste” et ses intellectuel.les, soient prêt.es à décolonialiser leur savoir. Dans les mots de notre camarade Lola Cubells “aveuglées de colonialité, nous continuons à rêver d’inventer d’autres mondes, quand la résistance des cultures originaires et leurs philosophies - p’ijil jol o’tanil/sagesse du coeur, ont construit d’autres manières de comprendre la vie, très nécessaires dans le contexte de la crise de civilisation qui nous vivons aujourd’hui”. Vive l’armée Zapatiste de Libération National ! Vive les peuples autochtones du monde !

Lire l’article original en espagnol sur le site de Desinformémonos