De la catastrophe du Rana Plaza à la loi française sur le devoir de vigilance des entreprises

De la loi française sur le devoir de vigilance des multinationales à l’adoption de textes internationaux

, par CLID

Présentation générale de la loi [1]

Une loi relative « au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre » a été adoptée en France le 27 mars 2017.

Contexte et objectif  
Depuis le début des années 2010, face aux violations des droits humains par les firmes multinationales et aux entraves excessives à l’encontre des victimes face à la justice, en particulier dans les pays en développement (exemples supra, paragraphe 3.3), les mobilisations de la société civile et les actions de plaidoyer ont contribué aux dispositions du législateur français concernant la responsabilité de ces sociétés. À de nombreux égards, durant près d’une décennie, des ONG et diverses parties prenantes de la société civile ont joué un rôle moteur dans la procédure d’adoption de la loi, en se mobilisant depuis le dépôt de la proposition de loi [2] initiale par trois député·es, Dominique Potier (PS), Philippe Noguès (PS) et Danielle Auroi (EELV)) en novembre 2013 [3], puis au fil des années de ce long combat parlementaire qui a abouti à l’adoption de la loi actuelle en mars 2017. Elles ont continué à s’impliquer lors de sa mise en œuvre, puis de son évaluation, en mai 2019, à la demande du ministère français de l’Économie et des finances.

Obligation
Chaque année, depuis 2018, les sociétés mères françaises, qui sont implantées, ont des chaînes d’approvisionnement, de production et de vente dans le monde entier, sont tenues de publier un plan de vigilance annuel rendu public, afin de prévenir les atteintes graves aux droits humains et aux libertés fondamentales, à la santé et la sécurité des personnes, ainsi qu’à l’environnement. Ce plan doit être inclus dans le rapport annuel de gestion, ainsi qu’un compte-rendu sur la mise en œuvre des mesures de vigilance.

Caractéristiques du plan
Il se rapporte aux activités de la société et de ses filiales, celles de ses sous-traitants et des fournisseurs avec lesquels elle entretient une relation commerciale établie, en France et dans le monde. La loi s’applique à tous les secteurs d’activité.

Contenu du plan
Il doit présenter :

  • Une cartographie des risques.
  • Une procédure d’évaluation régulière de la situation des filiales, sous-traitants et fournisseurs de la société par rapport à ces risques.
  • Un plan d’actions adapté pour prévenir ou atténuer les risques.
  • Un mécanisme d’alerte et de recueil de signalements établi en concertation avec les syndicats.
  • Un dispositif de suivi des mesures mises en œuvre et d’évaluation de leur efficacité.

Les sociétés françaises concernées
Les sociétés anonymes (SA) et les sociétés en commandite par actions (SCA) qui emploient au moins 5 000 salarié·es en France ou au moins 10 000 salarié·es en France et à l’étranger à la clôture de deux exercices consécutifs.
Les premiers plans ont été publiés en 2018. 80 plans ont été analysés par les ONG françaises et jugés insuffisants ; ils ont été améliorés en 2019. Depuis le premier semestre 2019, chaque société est tenue de publier un compte-rendu sur la mise en œuvre de son plan.
Début 2020, un premier « radar du devoir de vigilance » mis en place par des ONG recensait 237 sociétés françaises soumises à la loi ; toutefois, malgré la publication en janvier 2020 par le Conseil général de l’économie, de l’industrie, de l’énergie et des technologies (CGE) d’une première évaluation suite à une mission commanditée par le ministre de l’Économie et des finances, aucun chiffre officiel du nombre de sociétés françaises concernées n’est publié, ce que déplorent les ONG.
La troisième édition du radar du devoir de vigilance publié le 7 juillet 2021 par le CCFD-Terre Solidaire et Sherpa (https://plan-vigilance.org) montre qu’au moins 263 entreprises seraient soumises à la loi : « L’étude recense 6 entreprises ayant fait l’objet de mises en demeure ou d’assignations en justice, ainsi que 44 entreprises qui n’auraient toujours pas publié le plan de vigilance exigé par la loi » [4].

Les recours
Selon la loi, « toute personne justifiant d’un intérêt à agir » (victime, association de défense des droits humains et de l’environnement, syndicat) peut saisir la justice lorsqu’une société soumise à la loi n’a pas établi de plan de vigilance, ne l’a pas rendu public ou ne le respecte pas. Après avoir mis en demeure la société, le juge peut enjoindre celle-ci sous astreinte de respecter ses obligations.
En cas de manquement à ses obligations, la responsabilité de la société peut être engagée devant un juge français et celle-ci peut être condamnée à réparer le dommage et à indemniser les victimes si elles parviennent à établir que le dommage est directement causé par ce manquement, ce qui est extrêmement difficile à prouver, les victimes résidant le plus souvent dans un pays très éloigné de la France.
Mettant fin à l’imprécision de la loi de 2017, la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire donne compétence au tribunal judiciaire de Paris pour connaître des actions relatives au devoir de vigilance (art. 56 de la loi).
Les premières actions en justice ont été engagées par des ONG en 2019 (Total en Ouganda, Teleperformance au Mexique, XPO Logistics en France, EDF au Mexique) (voir infra, pp. 27-29).

Les prolongements à l’échelle internationale (voir infra, pp. 29-32)

  • Un traité est en cours de négociation à l’ONU depuis le 14 octobre 2019.
  • La Commission européenne a présenté une proposition de directive pour que soit imposé aux sociétés une directive sur un devoir de vigilance tout au long de leurs chaînes d’approvisionnement.
  • Des lois ont été adoptées ou des projets sont en cours d’élaboration dans d’autres pays (Allemagne, Pays-Bas, Belgique, Suisse, Danemark, Finlande, Autriche…).

Les recommandations du Conseil général de l’économie (CGE) (janvier 2020)
Dans son rapport d’évaluation relatif à la loi sur le devoir de vigilance, ce Conseil recommande notamment d’étendre l’application de la loi aux formes juridiques non couvertes (sociétés en nom collectif (SNC), sociétés à responsabilité limitée (SARL)), sociétés par actions simplifiées (SAS), d’abaisser les seuils et propose d’élargir le devoir de vigilance aux niveaux européen et international. Les associations impliquées par leur mobilisation dans l’application de cette loi ont accueilli favorablement la publication de ces recommandations, le suivi de la loi sur le devoir de vigilance par la puissance publique leur paraissant nécessaire pour garantir son effectivité.

Un rapport d’information sur l’évaluation de la loi française sur le devoir de vigilance des multinationales confié aux députés Dominique Potier (PS) et Coralie Dubost (LREM) a été présenté le 22 février dernier à la commission des lois de l’Assemblée nationale, soit la veille de la publication par la Commission européenne du projet de directive pour un devoir de vigilance des entreprises en matière de droits humains et de protection de l’environnement.
Le rapport d’information, qui pointe les forces et faiblesses de la loi française, formule dix recommandations pour « nourrir le débat » sur la directive européenne et « préparer la révision de la loi française », a expliqué Dominique Potier, lors d’une conférence de presse. (Rapport d’information déposé en application de l’article 145-7 alinéa 1 du règlement, par la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République sur l’évaluation de la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre (assemblee-nationale.fr) ; https://www.editions-legislatives.fr/, Directive sur le devoir de vigilance : entre satisfaction et « points d’attention », publié le 24 février 2022).

Décryptage de la loi par les ONG

La loi peut être présentée sous une forme synthétique de la manière suivante 

Source : ActionAid France-Peuples Solidaires, Les amis de la Terre France, Amnesty international, CCFD terre solidaire, Collectif Éthique sur l’étiquette, Sherpa : Loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre-Année 1 : les entreprises doivent mieux faire, février 2019, pp. 8-9.

Consultez l’analyse de la loi en termes juridiques :

Les premiers recours pour non-respect de la loi

La loi permet de mettre une société en demeure de respecter ses obligations relatives au plan de vigilance et à sa mise en œuvre effective. Si elle n’y satisfait pas, la juridiction compétente peut, à la demande de toute personne justifiant d’un intérêt à agir, lui enjoindre, le cas échéant sous astreinte, de les respecter. Le juge des référés peut aussi être saisi d’une telle demande.

TotalEnergies mis en demeure pour manquement au devoir de vigilance en matière climatique et accusé de déplacements forcés de populations en Ouganda
Le 23 octobre 2018, treize collectivités et quatre associations interpellent Total face à l’absence de toute référence au changement climatique dans son premier plan de vigilance, malgré son obligation légale de prendre des mesures propres à prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement. Elles ont jugé le second plan publié en 2019 tout aussi insuffisant et, à la suite d’une réunion avec la direction et le PDG de Total, quatorze collectivités territoriales accompagnées par les associations Notre Affaire à Tous, Les Eco Maires, Sherpa et ZEA, mettent, le 18 juin 2019, la multinationale Total en demeure de se conformer à la loi sur le devoir de vigilance, en prenant les mesures nécessaires pour faire face au dérèglement climatique incluant un plan de réduction accéléré de ses émissions de gaz à effet de serre. En janvier 2020, Total est assignée devant le tribunal judiciaire de Nanterre. Retardant l’examen de l’affaire sur le fond, Total soutient que le tribunal de commerce est compétent. La cour d’appel de Versailles, dans un arrêt du 18 novembre 2021, confirme la compétence du tribunal judiciaire et renvoie l’affaire au tribunal judiciaire de Nanterre.

Par ailleurs, le 24 juin 2019, les Amis de la Terre France, Survie et quatre ONG ougandaises adressent à Total une mise en demeure de réviser son plan de vigilance et de revoir sa mise en œuvre effective concernant un mégaprojet pétrolier dont il est l’opérateur principal en Ouganda, qui implique des déplacements forcés de populations et des risques d’atteinte à la biodiversité, dès lors que Total et ses partenaires forent dans plusieurs zones de richesses naturelles. Total s’est prévalu d’une très vague « étude d’impact » qui ne comporte pas, selon les plaignants, de mesures concrètes. La réponse officielle de Total à cette mise en demeure, réitérant les mesures mises en place, n’est pas jugée suffisante par les ONG qui saisissent le juge des référés le 23 octobre 2019 pour qu’il impose à Total des mesures d’urgence afin d’éviter des violations imminentes des droits humains en Ouganda. Le groupe est, en effet, en train de procéder à une deuxième vague de déplacements de populations pour faire place à l’extraction pétrolière et à la construction d’un oléoduc. Selon les plaignants, ces déplacements se font sous la pression et privent les populations concernées de leurs moyens de subsistance. Le but de cette action est de contraindre Total à revoir son plan de vigilance afin de réellement prendre en compte les impacts des activités du groupe pétrolier sur les populations locales et l’environnement. [5]

Malheureusement, le tribunal judiciaire de Nanterre, par l’ordonnance de référé rendue le 30 janvier 2020, s’est déclaré incompétent et a renvoyé l’affaire au tribunal de commerce de Nanterre statuant en référé. Finalement, la cour de cassation, dans un arrêt du 15 décembre 2021, reconnaît la compétence du tribunal judiciaire. Le 28 février 2023, le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris, saisi notamment de demandes de mise en place de mesures d’urgence telles que le dédommagement financier des personnes impactées et la suspension des travaux afférents aux projets, déclare irrecevables les recours exercés par les ONG. Il relève tout d’abord que la mise en demeure de 2019 concernait le plan de vigilance pour l’année 2018 alors que TotalEnergies a publié de nouveaux plans pour les années suivantes apportant de nombreuses modifications au plan de 2018. Par conséquent, il estime que les ONG n’ont pas respecté les étapes de la procédure, leurs griefs et demandes relatifs au plan de 2021 n’ayant pas fait l’objet d’une mise en demeure préalable imposée par la loi. En outre, la décision indique que le juge des référés ne peut pas procéder à l’appréciation « du caractère raisonnable » des mesures adoptées par le plan « lorsque cette appréciation nécessite un examen en profondeur des éléments de la cause relevant du seul pouvoir du juge du fond » et « excédant le pouvoir du juge des référés ». « Pour autant, cette décision ne vient pas non plus donner raison à Total, puisque le tribunal ne s’est pas prononcé sur le cœur du dossier, à savoir le respect de son devoir de vigilance » commente l’ONG Les Amis de la Terre, sur son site.

Teleperformance : absence de vigilance face à la répression syndicale aux Philippines et au Mexique
Spécialiste des centres d’appel, Teleperformance est un groupe français qui a pour clients Orange, Amazon ou encore Apple. Son succès s’est construit en grande partie sur le travail à bas coût. Les principaux pays d’implantation, où sont situés ses 300 000 employé·es et téléopérateur·rices, sont l’Inde, les Philippines, le Mexique, les États-Unis, le Brésil et la Colombie. Or quatre de ces pays – Inde, Philippines, Mexique et Colombie – figurent parmi les pires au monde s’agissant de violations des droits des travailleur·ses et de répression des syndicalistes, selon un rapport de la Fédération syndicale internationale des services (Uni Global Union). Ce syndicat relève que Teleperformance n’a pas pris de mesures concrètes pour s’assurer que ses employé·es soient représenté·es de manière adéquate. En 2018, il n’a pas publié de « plan de vigilance » malgré l’obligation légale. Celui de 2019, qui tient en deux pages, ne mentionnait pas la problématique des droits syndicaux et de la protection des représentant·es du personnel. En juillet 2019, en association avec Sherpa, Uni Global Union a donc mis le groupe en demeure d’y remédier. Le groupe, qui a rappelé s’être « engagé depuis sa création pour garantir le respect des droits fondamentaux de ses employés », a publié une nouvelle version de son plan de vigilance en septembre 2019, puis en 2020, actualisée en mars 2021 (en ligne sur son site) [6].

XPO Logistics : mise en demeure pour recours abusif à la sous-traitance
Une procédure vise XPO Logistics, spécialiste du transport routier et de la logistique, dont le siège européen se situe à Lyon. Ce groupe états-unien, encore moins connu du grand public que Teleperformance, est très implanté en France depuis le rachat en 2015 de son concurrent tricolore Norbert Dentressangle.
À l’origine de la procédure, la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF), la Fédération européenne des travailleurs des transports (ETF) et une alliance internationale de syndicats, la « famille syndicale mondiale XPO » reprochent à XPO Logistics un recours abusif à la sous-traitance et le projet de devenir une « société sans personnel », avec des entrepôts entièrement automatisés à la manière de ceux qu’imagine Amazon. Une mise en demeure officielle est adressée à l’entreprise le 1er octobre 2020, une analyse de l’ITF ayant constaté que l’actuel plan de vigilance de XPO ne satisfaisait pas aux exigences de la loi. L’ITF accorde à XPO les trois mois légaux pour respecter les obligations qui lui incombent. L’affaire est en cours d’après l’information donnée par le « radar sur le devoir de vigilance » [7].

EDF mis en cause pour ses éoliennes mexicaines
L’isthme de Tehuantepec, dans l’État de Oaxaca au Mexique, est particulièrement prisé des multinationales pour y installer de grands parcs éoliens. Électricité de France (EDF), entreprise française productrice et fournisseuse d’électricité, détenue à plus de 80 % par l’État français et plusieurs entreprises espagnoles y sont présentes pour produire une électricité souvent revendue aux usines mexicaines de firmes nord-américaines. Ces projets sont très contestés par les communautés autochtones locales, qui dénoncent des consultations biaisées et l’expropriation de leurs terres traditionnelles. L’un des derniers projets en date, porté par EDF, a provoqué un regain de tension, avec des conflits sur le terrain, et des menaces contre les opposant·es aux éoliennes.
En France, avec l’assistance d’ONG mexicaines et internationales, des représentant·es de ces communautés déposent en mars 2018 un recours devant le « point de contact national », une instance extra-judiciaire sur les multinationales et les droits humains. Constatant que cette démarche ne mène nulle part, elles adressent une mise en demeure à EDF le 1er octobre 2019 puis intentent une action en justice en octobre 2020. Le Tribunal judiciaire de Paris reconnaît sa compétence mais rejette la demande de suspension provisoire du projet de parc éolien [8].

Les nouveaux recours (novethic.fr/actualité/social/droits humains)

BNP Paribas (publié le 23 février 2023)
Après avoir mis en demeure la première banque française, le 26 octobre 2022, Les Amis de la Terre France, Oxfam France et Notre affaire à tous sont passés à l’étape supérieure en assignant, le jeudi 23 février, BNP Paribas devant le tribunal judiciaire de Paris pour non-respect de la loi sur le devoir de vigilance en raison de ses investissements dans les énergies fossiles. Il s’agit ainsi du premier contentieux climatique au monde visant un acteur financier.

Danone (publié le 9 janvier 2023)
Fin septembre 2022, trois ONG ont mis en demeure neuf géants de l’agroalimentaire et de la distribution parmi lesquels Auchan, Carrefour, Nestlé et Danone pour ne pas avoir inclus une stratégie de déplastification dans leur plan de vigilance. Alors que Carrefour et Nestlé se sont engagés à prévoir celle-ci, Danone est assigné en justice pour non-respect du devoir de vigilance, n’ayant pas donné de gage de réduction progressive du plastique. Les ONG affirment qu’aucune mention du terme "plastique" n’est indiquée dans le plan de vigilance du groupe. 

Casino en Amazonie (publié le 8 mars 2021)
Des représentants des peuples autochtones d’Amazonie brésilienne et colombienne ainsi que des ONG françaises et américaines, assignent en justice le distributeur Casino devant le tribunal judiciaire de Saint-Etienne le 3 mars 2021. Ils jugent que ses ventes de produits à base de viande bovine d’Amérique du Sud participent à la déforestation et à l’accaparement de terres des peuples autochtones. C’est la première fois qu’une chaine de supermarché est assignée sur la base du devoir de vigilance.
Les plaignants réclament également plus de trois millions d’euros de dédommagement, en particulier pour les "centaines de milliers d’indigènes" affectés.
L’assignation en justice fait suite à une mise en demeure adressée en septembre 2020 à Casino. Le groupe avait trois mois pour répondre et éviter la procédure judiciaire. Il assure respecter le devoir de vigilance "en tous points" et "ne cesser, en partenariat avec des ONG locales et internationales, d’améliorer le contrôle des fournisseurs et des fermes". Il affirme ainsi avoir mis en place une nouvelle procédure "Beef and Track" avec l’ONG Immaflor en juillet 2020. Mais le courrier adressé en décembre aux associations pour la détailler, n’a pas convaincu les plaignants qui n’y ont vu aucune mesure nouvelle "effective".

Suez au Chili (publié le 9 juin 2021)
Quatre organisations, dont la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), ont assigné Suez le 7 juin 2021en se fondant sur le devoir de vigilance. Les ONG lui reprochent de ne pas avoir mis en place de mesures préventives et correctives suffisantes pour prévenir des fuites de pétrole dans une usine d’eau potable alimentant plus de 140 000 personnes dans la ville d’Osorno au Chili.

Le groupe Rocher (publié le 25 mars 2022)
34 ex-employés de Kosan Kozmetik, la filiale turque du groupe Rocher, s’associent au syndicat Petrol-Iş et aux ONG Sherpa et ActionAid France. Ensemble, ils accusent le géant des cosmétiques français d’atteinte aux droits humains. Les plaignants estiment que la maison-mère Rocher n’a pas fait respecter la liberté syndicale et les droits fondamentaux de travailleurs.ses turcs qu’elle a licenciés. Des accusations contestées par le groupe.

McDonald’s France (publié le 4 avril 2022)
Des syndicats français et brésiliens dénoncent les délits commis par McDonald’s et certains de ses fournisseurs (travail forcé, harcèlement sexuel, abus de pesticides). En vertu du devoir de vigilance, les organisations estiment que McDonald’s doit faire respecter le droit sur l’ensemble de sa chaîne d’approvisionnement et lui ont adressé une mise en demeure. McDonald’s France récuse les accusations et dévoile être sur le point de publier un plan de vigilance.

La législation d’autres États européens et les négociations internationales [9]

L’Allemagne
Ce pays privilégiait jusqu’à présent la voie de l’autodiscipline et considérait que le plan d’action gouvernemental de 2016 relatif à l’économie et aux droits humains était suffisant. La rédaction de ce plan d’action s’inscrit dans la continuité de l’élaboration du premier plan d’action de 2010 en matière de responsabilité sociétale des entreprises. Selon le plan d’action de 2016, les entreprises devraient permettre aux victimes de porter plainte et d’implanter des mécanismes de contrôle sur le respect des droits humains. Ce plan non contraignant prévoit des obligations semblables à celles de la loi française sur le devoir de vigilance. Il a pour objectif que, d’ici 2020, plus de la moitié des entreprises allemandes de plus de 500 salarié·es aient intégré le devoir de vigilance à leur fonctionnement. Mais selon une étude commissionnée par le gouvernement , seule une très faible proportion d’entreprises allemandes étaient disposées à se conformer de manière adéquate à leurs obligations de diligence raisonnable sur une base volontaire : seulement 13 à 17 % des entreprises étaient considérées comme "en conformité" avec leurs obligations, tandis que 83 à 87 % ne l’étaient pas et moins de 1 % étaient classées comme des "entreprises ayant un plan de mise en œuvre" de ces obligations. L’objectif du plan n’étant pas atteint, le gouvernement s’est engagé à présenter un projet aboutissant à une loi contraignante [10]. La loi sur le devoir de vigilance et la responsabilité des entreprises a été adoptée par le parlement fédéral allemand le 11 juin 2021 et entrera en vigueur le 1er janvier 2023. À partir de cette date, la loi ne s’appliquera qu’aux entreprises de plus de 3 000 employés, et à partir de 2024, aux entreprises de plus de 1 000 employés ayant un siège social ou une succursale en Allemagne. Les obligations de vigilance ne s’appliquent qu’aux fournisseurs directs, mais pas aux fournisseurs indirects. Pour les fournisseurs indirects, les entreprises ne doivent effectuer une analyse des risques que si elles ont une "connaissance avérée" de violations des droits humains.

La loi introduit, pour les personnes victimes de violations des droits humains, la possibilité de faire valoir leurs droits devant les tribunaux allemands par l’intermédiaire des syndicats et des ONG (en utilisant des voies d’actions déjà existantes mais limitées en droit allemand). Les victimes peuvent également exiger que le Bureau fédéral de l’économie et du contrôle des exportations (BAFA) prenne des mesures. Si les personnes concernées font valoir leurs droits auprès du BAFA en raison de violations des obligations de vigilance d’une entreprise, le BAFA doit prendre des mesures, enquêter sur l’allégation et, si nécessaire, imposer des amendes basées sur le chiffre d’affaires total de l’entreprise et en fonction de la gravité de l’infraction. En cas de violations graves des droits humains, la loi sur le devoir de vigilance prévoit une exclusion temporaire des marchés publics à partir d’une amende d’au moins 175 000 euros. Mais le BAFA, en tant qu’autorité fédérale supérieure du portefeuille du Ministère fédéral de l’économie et de l’énergie, prendra-t-il les mesures adéquates et agira-t-il avec les garanties d’indépendance nécessaires.
Malheureusement, la loi ne prévoit pas non plus de réglementation en matière de responsabilité civile pour les entreprises qui causent ou contribuent à des dommages en ne respectant pas leurs obligations de vigilance, ou qui sont liées à des violations de droits humains à travers sa chaîne de valeur. 

La FIDH et l’Internationale Liga für Menschenrechte soulignent que sur de nombreux points cruciaux, le projet de loi n’a pas pu résister à la pression massive exercée par les associations des patrons d’entreprises et de certains représentants politiques, elles critiquent les insuffisances de la loi allemande et appellent l’Union européenne à fournir le cadre d’une loi améliorée par une directive conforme aux droits humains et orientée vers la protection de l’environnement. Elles exigent du nouveau Bundestag qu’il adopte une loi qui respecte les normes des standards internationaux. [11].

Le Royaume-Uni
En 2016, ce pays a adopté la clause sur la transparence dans la chaîne d’approvisionnement de la loi « contre l’esclavage moderne » (Modern Slavery Act). Cette disposition oblige les sociétés domiciliées – ou qui font des affaires – au Royaume-Uni à rendre compte des mesures qu’elles prennent pour prévenir l’esclavage ou les trafics liés aux droits humains dans leurs chaînes d’approvisionnement. Toutefois, la mise en œuvre de ces mesures n’est pas contrôlée, à la différence de ce qu’impose la loi française.

Les Pays-Bas
Au printemps 2019, le Parlement néerlandais a adopté la loi sur « la diligence raisonnable contre le travail des enfants » (WET Zorgplicht Kinderarbeit), qui s’applique à compter du 1er janvier 2020 [12]. La loi couvre les entreprises néerlandaises et étrangères qui vendent leurs biens ou services à des utilisateurs·rices finaux·ales aux Pays-Bas. Dans les situations pour lesquelles il est raisonnable de suspecter que la production implique le travail des enfants, un plan d’action doit être développé et une déclaration de l’entreprise doit attester qu’une diligence raisonnable a bien été menée. Un régulateur créé par la loi publie ces déclarations sur un registre public en ligne et des plaintes fondées sur des preuves concrètes de non-conformité peuvent être saisies. La loi prévoit, en effet, des sanctions pénales. Cependant, cette loi va moins loin que la loi française sur le devoir de vigilance car elle ne permet pas d’introduire une action en réparation des préjudices liés au travail des enfants. Des travaux sont en cours pour étendre le champ d’application de cette loi.

La Suisse
Le système suisse repose sur l’engagement volontaire des multinationales. Une coalition de plus de 110 organisations de la société civile a déposé en 2016 une initiative populaire « pour des multinationales responsables ». Son but est de faire inscrire dans la Constitution l’obligation pour les multinationales suisses de respecter les droits humains et l’environnement partout dans le monde, avec la possibilité d’exercer une action en responsabilité civile devant les tribunaux suisses. Le 26 septembre 2019, le Conseil des États a repoussé le débat sur un contre-projet de loi contraignante mais plus restreinte, présenté comme une alternative à l’initiative [13]. Début mars 2020, les deux chambres du Parlement ne se sont pas mises d’accord sur un contre-projet de loi et la votation sur l’initiative pour des multinationales responsables a eu lieu en décembre 2020, 50,7% de la population a voté en faveur de la loi suisse sur le devoir de vigilance, mais la loi n’est pas passée parce qu’il fallait la majorité des cantons. Un contre-projet à l’initiative est entré en vigueur début 2022, jugé inefficace par la coalition pour des multinationales responsables. (Objectif – Coalition pour des multinationales responsables (responsabilite-multinationales.ch)). [14].

Dans d’autres pays
En Belgique, en Espagne, en Italie, en Finlande et au Luxembourg, des campagnes de mobilisation citoyenne sont organisées et des partis politiques sont également engagés en faveur de lois relatives au devoir de vigilance. En Norvège, la loi sur le devoir de vigilance entrera en vigueur le 1er juillet 2022.

En Belgique, des syndicats, des mouvements politiques et des ONG ont publié, en avril 2019, une tribune demandant la création d’une loi qui oblige les entreprises à respecter les droits humains et l’environnement, en faisant directement référence au concept de « devoir de vigilance » de la loi française. Une proposition de loi a été déposée en avril 2021.

La Finlande a prévenu qu’elle légiférera au niveau national si la proposition européenne manque d’am­bition, le Royaume-Uni veut légiférer sur le travail des enfants et, en Espagne, les socialistes ont fait campagne sur le devoir de vigilance [15] mais aucun texte n’a encore été proposé.

Les négociations internationales et européennes

Le 26 juin 2014, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a établi par la résolution 26/9 un groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme (GTI) afin « d’élaborer un instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises ».

Lors de la dernière semaine d’octobre 2021, les négociations sur le projet de traité des Nations unies relatif aux sociétés transnationales et aux droits humains se sont poursuivies à Genève, à un rythme soutenu, les États proposant désormais des amendements détaillés, négociés en direct en plénière mot à mot, paragraphe par paragraphe, article par article [16].
Alors que la négociation rentre donc “dans le dur”, l’Union européenne (UE) a rappelé, qu’elle ne pourrait prendre part officiellement aux négociations. Une précaution, au premier jour de la session, qui n’a fait que réaffirmer l’attentisme coupable et répété de l’UE depuis le début de ce processus.
De leur côté, les États-Unis, qui participaient pour la première fois en sept ans, ont appelé le premier jour à “faire un pas en arrière” et à “considérer des alternatives”. Venant d’un pays connu pour ne pas ratifier des traités majeurs pour la protection des droits humains, cette intervention cache en réalité une volonté de tuer ce processus bien installé. Cette manœuvre a été dénoncée par plus de 50 organisations de la société civile [17].

C’est avant tout une douzaine d’États qui ont animé ces négociations. D’un côté, des États hostiles à un traité ambitieux, tels que le Brésil, la Chine et la Russie, se sont mobilisés tour à tour pour remettre en cause différents droits fondamentaux, notamment en proposant de supprimer des références aux “défenseurs des droits de l’homme”, à la convention 190 de l’OIT concernant l’élimination de la violence et du harcèlement dans le monde du travail, au droit international humanitaire, ou au “droit à un environnement sûr, propre, sain et durable”. Les mêmes États se sont aussi employés à contester des dispositions clés dans chaque article du projet de traité.

Face à cela, la France et l’UE sont intervenues à quelques reprises, afin d’exprimer leur soutien à la protection des droits fondamentaux qui étaient attaqués par les États hostiles précités mais sans faire de propositions concrètes dans les articles. Mais ce sont avant tout la Palestine, le Panama, l’Afrique du Sud, le Cameroun, le Mexique et la Namibie qui ont fait face aux offensives des États hostiles à un tel traité par leur promotion de dispositions plus précises et ambitieuses.
Dans un tel contexte, la présidence équatorienne du groupe de travail a suggéré de créer un groupe des “Amis de la Présidence”, afin que les négociations progressent plus rapidement dans les prochains mois, et qu’une version plus aboutie puisse être soumise à la négociation lors de la prochaine session, en octobre 2022.

Dans une lettre adressée à la Présidence et aux États [18], les grandes coalitions de la société civile ont salué cette initiative et interpellé les États sur l’importance de garantir un processus transparent et une participation effective des personnes et communautés affectées, mouvements sociaux, syndicats et associations permettant d’inclure leurs contributions dans les travaux qui s’ouvrent, tout en protégeant le processus de l’influence des lobbies.
Mais surtout, cette proposition souligne l’urgence, pour l’UE et ses États membres, de mettre fin à cette stratégie incompréhensible consistant à légiférer en son sein, tout en jouant la montre dans les enceintes internationales, au lieu d’y voir des processus complémentaires protégeant les droits humains et l’environnement [19].

Dans l’Union européenne, certain·es eurodéputé·es et commissaires européen·nes, ainsi que la Confédération européenne des syndicats [20], se sont mobilisés pour l’adoption d’une directive européenne qui mettrait tous les pays de l’Union européenne sur le même plan. Le parlement européen a adopté la Résolution du 10 mars 2021 contenant des recommandations à la Commission sur le devoir de vigilance et la responsabilité des entreprises. Celle-ci s’accompagne d’un projet de directive ambitieux. Dans les faits, la présentation d’une proposition de directive a été retardée plusieurs fois, la Commission étant soumise au lobbying des organisations patronales désireuses de limiter au maximum les nouvelles contraintes du futur texte et à l’opposé, aux ONG, militant pour une directive la plus ambitieuse possible.

En définitive, la proposition de directive sur le devoir de vigilance a été rendue publique le 23 février 2022. La Commission a décidé que seraient soumises au devoir de vigilance les entreprises européennes de plus de 500 salariés, réalisant un chiffre d’affaires mondial de plus de 150 millions d’euros. Dans les secteurs où les pratiques sont les plus préjudiciables aux droits humains et à l’environnement – les mines, l’agriculture et le textile –, les critères seraient plus stricts : au moins 250 salariés et 40 millions d’euros de chiffre d’affaires. Les entreprises issues de pays tiers seraient soumises aux mêmes exigences, à la différence près que le chiffre d’affaires qui serait pris en compte devrait avoir été réalisé en Europe et non dans le monde. La proposition concerne l’intégralité de la chaîne de production, quand bien même le donneur d’ordre n’a passé de contrats qu’avec ses fournisseurs de premier rang. Un arbitrage qui n’est pas du goût des entreprises.

Le texte prévoit que chacun des vingt-sept pays mettra en place une autorité de supervision, qui pourra être saisie par un plaignant – une ONG, un syndicat, une personne… – et infliger des sanctions administratives à une entreprise qui n’aura pas respecté son devoir de vigilance. Elle a également décidé d’instaurer un régime de responsabilité civile – la loi française en a créé un, l’allemande non – devant lequel les entreprises devront prouver qu’elles ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour éviter que leur activité endommage l’environnement et enfreigne les droits humains. Mais cette responsabilité s’amenuiserait lorsque le lien dans la chaîne de valeur entre la maison mère et l’entreprise fautive est indirect.
Maintenant que la Commission a présenté sa proposition, les négociations sont en cours avec le Parlement européen et les vingt-sept, et elles promettent d’être difficiles. Du côté des États membres, même si plusieurs pays appellent de leurs vœux une législation sur le devoir de vigilance, il y a fort à parier qu’ils ne partagent pas forcément une vision commune. Didier Reynders, le commissaire européen à la justice, ne voit pas le texte être transposé dans les droits nationaux des Vingt-Sept et entrer en vigueur avant « 2025 ou 2026 » [21].

Les ONG (Amnesty International, Les Amis de la Terre, Sherpa, Collectif Ethique sur l’étiquette, CCFD-Terre solidaire, Oxfam, Notre affaire à tous, ActionAid) pointent également « une série de lacunes » dans le projet de directive. « Même si les entreprises pourront être tenues pour responsables en cas de dommage, en l’état actuel du texte, la charge de la preuve repose encore sur les victimes, auxquelles il revient de démontrer que l’entreprise a manqué à ses obligations. De plus, la possibilité aujourd’hui prévue par loi française de saisir le juge [22], avant tout dommage, afin qu’il enjoigne à une entreprise de respecter ses obligations de prévention, n’est pas explicitement envisagée dans la proposition de la Commission », critiquent les ONG.

Elles déplorent aussi l’« approche très restrictive » de la Commission en matière environnementale. « Les atteintes à l’environnement se limitent, d’une part, à des violations de certaines normes de droit international limitativement énumérées dans une annexe. D’autre part, la Commission retient une approche anthropocentrique du dommage environnemental conditionnée à ce que la dégradation de l’environnement ait des répercussions sur certains droits humains (droit à l’eau, à la santé etc.) » [23].