De l’importance de partager la nourriture dans les Andes

Ouh là là, ça fait presque un mois que je ne vous ai pas écrit... Le mois d’octobre a été mouvementé. Faire du travail de terrain, c’est ne pas maîtriser du tout ni son temps — on doit toujours être flexible en fonction de l’agenda des autres — ni son espace — être logé chez l’habitant et ne pas avoir de chez soi pendant 6 mois, ça finit par faire long. Entre annulation intempestive, reprogrammation, opportunités de dernière minute, je ne sais pas où est passé ce mois d’octobre... ni quoi vous raconter, parce que j’ai commencé à réaliser des entretiens, mais sur des sujets encore disparates. Alors j’ai décidé de vous parler aujourd’hui de quelque chose de tout à fait normalisé, mais qui finalement marque une tendance socioculturelle très forte : la collectivisation de la nourriture.

Mise en commun de la "fiambre"
27 octobre 2022, Santo Tomas, Chumbivilcas.

Aujourd’hui, des dizaines de femmes (et quelques hommes) sont venus des districts de Colquemarca et Livitaca pour apporter leurs témoignages au sujet de la stérilisation forcée qu’elles ont subi entre 1995 et 2000 (cf l’article Des milliers de femmes stérilisées de force sous Fujimori (1996-2001)). Arrivées à 8h du matin, elles sont restées toute la journée à attendre qu’on les appelle pour qu’elles témoignent. A l’heure du déjeuner, plusieurs d’entre elles se lèvent et vont s’assoir au milieu du terrain de foot synthétique dans lequel on se trouvait : sortant de leur q’epi (carré de toile coloré dans lequel les femmes portent enfants, marchandises, bois sec et autres), chaque déverse au milieu du cercle leur ch’uño (pomme de terre déshydratée pour la conserver puis cuisinée) et leur maïs bouilli ("moté"), et distribuent du fromage et mettent à disposition de la sauce piquante appelée uchucuta. Cela finit par faire un sacré monticule de ch’uño et de mote.... et tout le monde se sert directement avec les mains. Des petits groupes se forment, et les rires fusent.

Les femmes sont surprises que j’aime le ch’uño et que je boive de la chicha. En général, les étranger·s rechignent à manger cette patate à l’aspect de tubercule momifié et au goût bien particulier — d’autant que cette nourriture est assez stigmatisée : les péruvien·nes urbain·es et métis·ses considèrent généralement que c’est de la "nourriture de paysan·ne", et le ch’uño les dégoûtent un peu.

Or, les gens des communautés accordent une importance fondamentale au type de nourriture et à la manière de la consommer. En arrivant en terre quechua, fin août, on me disait déjà que c’est en mangeant des pommes de terre de la région et en buvant l’eau d’ici que j’apprendrai le quechua. Mais également, que je deviendrai un peu d’ici moi aussi, en apprenant à cuisiner comme elles les produits locaux. Le fait de manger la même nourriture implique que l’on appartient à une même communauté, qui est également liée à un territoire : celui dans lequel on sème et on récolte ces produits agricoles. Mais cela passe également par le fait de manger ensemble : chacun apporte son quota de nourriture, et l’on mange toustes de ce "pot commun" — comme un grand picnic collectif et institutionnalisé.

C’est pratique commune ici : pour les travaux des champs, les femmes cuisinent ce qu’elles ont chez elles, et apportent ce repas improvisé jusqu’aux parcelles de terre qui seront travaillées. C’est la fiambre, que l’on partage lors de tous les travaux collectifs dans les communautés : semailles, retournement de la terre sur les jeunes pousses de pomme de terre, récoltes, faena (travaux collectifs d’intérêt communautaire auquel chaque famille est tenue de participer sous peine d’amende), etc. Ce partage du travail et du ravitaillement est partie prenante du "faire communauté" et refuser de manger avec elles et eux est très mal pris, car c’est quelque part refuse de se reconnaître comme leur égale.

L’autre façon de m’intégrer à leur monde, c’est de me proposer de devenir leur belle-fille. Rien qu’aujourd’hui, je crois que j’ai trouvé 6 ou 7 belle-mères : on me promet son fils, son frère ou son neveu. On rit beaucoup mais évidemment cela reste une façon théâtralisée de m’incorporer. En vrai en vrai, depuis le début de mon séjour à Chumbivilcas, au moins une cinquantaine de femmes m’ont proposé de devenir leur belle-fille. Impressionnant.

Je vous ai raconté ici plusieurs choses que j’avais déjà décrite dans des articles précédents — il y a une raison pour laquelle je n’ai pas écrit d’article en octobre. Les situations sociales se répètent fréquemment, et si je n’ai rien de vraiment nouveau à vous raconter, de mon côté, je m’imprègne petit à petit de ce lieu. Cet après midi, j’ai participé à une école de formation pour les membres d’une organisation de femme, et comme je ne passe évidemment pas inaperçue, on m’a donné le micro pour que je me présente devant tout le monde. Rien de vraiment nouveau, mais je suis désormais capable de me présenter correctement, moi et mon travail de thèse : plusieurs femmes ont sorti leur téléphone pour me filmer pendant cette présentation, tellement ça leur paraît incroyable qu’une "gringa" (étrangère blanche) parle relativement décemment leur langue. Les progrès sont lents, mais constants, et les efforts commencent à payer, même si ce n’est encore rien de spectaculaire qui puisse faire l’objet d’un article palpitant pour la navette...