Après la semaine passée à Ayacucho, entre colloque sur les violences d’État et visites diverses et variées, j’ai repris la route direction les Andes, plus au Sud. Pour éviter un voyage de 12h (oui, oui, douze heures sur des petites routes de montagne), j’en ai profité pour rendre visite à des personnes chères et par la même occasion, faire la route par étape.
Après 6h de route, je me suis arrêtée à Andahuaylas, afin de rendre visite à Pablo Landeo, mon professeur de Quechua à l’INALCO à Paris, et prix national de littérature en langue autochtone pour son roman Aqupampa. C’est le premier roman écrit en Quechua sans traduction vers l’espagnol, une tentative d’impulser l’émancipation et l’autonomisation de cette langue originaire des Andes de la tutelle de l’espagnol, héritière de la colonisation. Pablo, après avoir enseigné le Quechua pendant 6 ans à Paris, est aujourd’hui professeur à l’université José Maria Arguedas : il enseigne désormais à des jeunes quechuaphones, non plus les bases de leur langue, mais sa profondeur, afin d’impulser le développement de la langue pour la rédaction de mémoire de master et autres textes universitaires et littéraire. Il m’a d’ailleurs offert son dernier livre de poésie, "Lliwayq", qu’il m’a dédicacé.
Au cours de cette courte visite à Andahuaylas, Pablo m’a fait visiter la tombe de José Maria Arguedas, un anthropologue, écrivain et activiste de la reconnaissance de la langue et culture Quechua entre les années 1930 et 1960. Issu de la petite bourgeoisie blanche d’Andahuaylas, il a été élevé principalement par le "personnel de service", créant en lui une double identité et une double appartenance, à la société créole blanche et à la société andine quechuaphone. Arguedas est une immense figure pour les mouvements sociaux péruviens. Il a dédié des années de sa vie et de son travail et rassembler les contes, légendes et chansons quechua ; et à décrire les situations de violences, d’injustices et d’exploitation dans les grandes propriétés foncières aux mains des gamonales et hacendados blancs dans des romans devenus classiques comme Los Rios Profundos ou encore Todas Las Sangres. Il a revendiqué toute sa vie durant le mélange des genres et de langues, et la reconnaissance de la grande valeur de la langue et culture quechua, dans un contexte de mépris colonial et de racisme généralisé. Arguedas est une figure incontourable de la politique culturelle et contestataire péruvienne — et j’ai pu me prendre en photo devant sa tombe.
Puis j’ai continué ma route jusqu’à Abancay, la capitale de la région Apurimac, qui se situe entre Ayacucho et Cusco. J’ai dormi chez une amie féministe, nouvellement nommée coordinatrice régionale de l’équipe locale d’APRODEH, une ONG de promotion des Droits Humains de longue date au Pérou. Elle me racontait le travail que réalise son organisation notamment pour les droits LGBT dans une région où APRODEH est la seule institution "que se compra el pleito", qui livre bataille sur le sujet. Elle me racontait aussi ses aspirations à développer une économie autonome en campagne, avec la production biologique de papayes et autres fruits "exotiques" — projet qui est mis à mal par l’omniprésence d’exploitation minière informelle dans la région. La problématique de l’eau, me dit-elle, se fait de plus en plus sentir, dans un contexte où la sécheresse occupe de longs mois au cours de l’année, où les pluies sont plus courtes mais plus fortes du fait du changement climatique, et où (évidemment) la pollution de l’eau par l’exploitation minière est importante. Or, il semble que la population elle-même soit à l’initative de cette exploitation car, "tôt ou tard, une entreprise étrangère va venir exploiter notre sol et ses richesse, alors autant que cela soit nous qui en profitions économiquement !". De nombreuses personnes voient également en l’extraction minière par la population elle-même la possibilité d’accumuler un capitale minimum afin de le réinvestir plus tard dans des projets agricoles plus rentables. La tension entre la préservation de l’environnement et la précarité économique se fait criante.
Le lendemain, j’ai repris la route la route direction Cusco. Je suis depuis hébergée chez mon amie Elsa Valer, que j’ai connue au cours de mes années d’activisme à Cusco. Elsa est une militante de gauche de longue date à Cusco. Elle a participé au collectif La Hormiga (La Fourmi), un des principaux collectifs qui ont mené la résistance contre la dictature d’Alberto Fujimori dans les années 1990. C’est également la nièce d’Hugo Blanco, syndicaliste trotsykste et figure historique de la Réforme Agraire par le bas dans la province cusquénienne de La Convencion au cours des années 1960. Aujourd’hui, à ses 88 ans, il perd la mémoire et l’ouïe, et Elsa s’occupe de lui. Pas plus tard qu’hier soir, il me racontait l’expropriation de l’hacienda de Chawpimayo, l’ordre de le capturer plus mort que vivant de la part de la Guardia Civil, son emprisonnement à Arequipa, le jugement expéditif qu’il a subi et ses paroles contestataires devant les juges, l’amnistie dont il a bénéficié avec le gouvernement militaire de gauche du général Velasco Astete, son exil vers le Chili parce qu’il avait interdiction de retourner dans les campagnes pour éviter qu’il sème l’agitation parmi les paysan·nes, ses quelques années au Chili sous le gouvernement d’Allende, puis le coup d’État de Pinochet en 1973 et son évacuation immédiate vers la Suède car en tant que militant de gauche de renommée internationale, sa vie était en danger au même niveau que celle de Victor Jara, chanteur chilien engagé qui a fait partie des premières victimes du coup d’Etat. Je partage donc ma chambre avec une figure historique des luttes paysannes et de la gauche péruvienne, et j’ai accès à ces récits historiques et parfois romanesques de première main. C’est un vieil homme qui adore les câlins et les blagues, qui joue aux échecs et au sudoku, qui mange plus de dessert que de raison et qui ronfle un peu la nuit — mais on lui pardonne bien volontiers.
Le premier soir de mon arrivée, c’est bien entendu mes camarades féministes de Género Rebelde, le collectif que j’ai contribué à former en 2014 avec des amies cusquéniennes, qui m’ont reçu à bras ouvert. Comme de tradition, on s’est retrouvées à la chicheria La Blanquita, ma préférée de tout Cusco. Dans les chicherias, on vend de la chicha, une espèce de bière de maïs fermentée traditionnelle des Andes. Elle est utilisée à la fois dans les rituels divers de remerciement à la Terre pour sa fertilité et les aliments qu’elle nous donne, que dans les fêtes de village (quoique la bière industrielle a tendance à la remplacer) et dans les fameuses chicherias, des lieux de rencontres et de discussions (souvent politiques) dans les vieux quartiers de Cusco. Dans une ville où la gentrification par le tourisme international exerce une pression énorme sur les lieux de socialisation des Cusquénien·nes, les chicherias font figure de résistance. C’est en particulier à La Blanquita que, quand j’habitais à Cusco, nous venions nous rafraîchir la gorge après les manifestations.
Género Rebelde reste un peu mon projet politique. J’ai rencontré le féminisme au Pérou, je me suis formée en lisant les féministes latinoaméricaines, décoloniales et communautaires, et mes camarades du collectif reste un peu ma famille. Si la situation politique du pays n’est pas réjouissante (la crise politique connaît le pays depuis 2016 se prolonge aujourd’hui avec une guerre intestine entre l’exécutif et le législatif et des appels incessants à destituer le Président élu démocratiquement), le collectif a décidé de se tourner vers la jeunesse. Nous nous sommes lancées dans un programme de formation de 15 jeunes activistes entre 15 et 21 ans, afin de leur transmettre des éléments de théories féministes mais aussi de media training et d’usage des réseaux sociaux. La rage, l’indignation et l’énergie de ces jeunes nous redonne un peu d’espoir dans un contexte où l’avancée du conservatisme le plus rance dans toute l’Amérique latine est très préoccupante.
Que vous raconter de plus. Cusco reste une ville incroyable, c’est la période "sèche" avec ses grands ciels bleus et son soleil ardant, la vie a repris avec la vaccination générale de la population et la "fin" de la période Covid. Et je me sens toujours aussi chez moi ici.
Sur la Place d’Armes de Cusco (la place principale), on peut lire cette plaque commémorative de la Rébellion de Tupac Amaru.
José Gabriel Condorcanqui Noguera, plus connu sous le nom de Tupac Amaru II, était un noble quechua de la région de Cusco qui, en 1780, a levé une rébellion contre les fonctionnaires de la couronne espagnole abusifs. Sa compagne, Micaela Bastidas, est d’ailleurs trop souvent oubliée, mais c’est bien elle qui a mené à bien les tâches de logistiques de l’armée révolutionnaire — et tout spécialiste des guerres sait que la logistique est la colonne vertébrale de toute victoire. La rébellion de Micaela Bastidas et son mari Tupac Amaru (j’inverse volontairement les rôles et l’ordre dans lesquels iels sont généralement nommé·es) a été la plus importante révolte dans les Amériques coloniales précédant les indépendances au XIXe siècle. Au cours de cette révolte, il exigeait "l’élimination des divers modes d’exploitation des Indiens dans les corregimientos — la mita minière, le répartissement des marchandises (reparto), les corvées de travail (obrajes) — et la suppression de diverses taxations excessives, telles que l’alcabala et les droits de douane intérieurs" (source : wikipédia). Après des mois de recrutement de dizaine de milliers de soldats dans les campagnes avoisinant Cusco, il aurait hésité à prendre la ville et perdit la guerre lorsque les troupes envoyées de Lima arrivèrent en renfort des troupes monarchistes. Trahi par deux de ses officiers, il sera capturé en mars 1781, jugé puis condamné à mort. Il fut écartelé sur la Place d’Armes de Cusco le 18 mai 1781 avec sa famille et ses partisans les plus proches.
La figure de Tupac Amaru symbolise aujourd’hui la résistance autochtone et la rébellion face aux injustices. C’est pendant la Réforme Agraire des années 1970 aux mains du général Velasco Astete que son image a été largement diffusée pour la première fois, avec son chapeau aux bords amples et son regard noir. Son image a par la suite été mobilisée par différents groupes de gauche, dont le Mouvement Révolutionnaire Tupac Amaru (MRTA), l’un des mouvements "terroristes" des années 1980 en concurrence avec le Sentier Lumineux pour mener la guerre populaire et la lutte armée. Mais la figure de Tupac Amaru transcende la seule gauche partisanne, et reste célébrée dans de nombreux villages et villes dans toutes les Andes, en particulier à Cusco, région d’origine de cette rébellion échouée. [Pour plus d’information sur la Rébellion de Tupac Amaru, vous pouvez voir l’excellent livre du même nom de l’historien Charles Walker, en espagnol ou en anglais].
Voici dans les grandes lignes mes pérégrinations sur les traces du passé de mobilisations et de luttes à Cusco. Dans les prochain jours, j’irai rendre visite à mes camarades du Collectivo El Muro qui ont monté un projet de ferme écologique dans les hauteurs de la Vallée de Cusco ; j’assisterai à la présentation du dernier film, "La Sangre del Rio" (Le Sang du Fleuve) de mon ami Vidal Merma sur la lutte du peuple d’Espinar (où j’ai fait mon terrain de mémoire de master) contre l’entreprise minière suisse Glencore ; et je continue à faire des projets pour les trois prochains mois que je passerai dans les provinces hautes de Cusco à pratiquer mon Quechua et à visiter les communautés et zones affectées par les activités minières.
D’ici au prochain épisode, abrazos para todos !