Comunidad Ccollana, distrito Quiñota : arrivée en terre quechuaphone

Lundi 22 au soir, je suis arrivée dans la communauté de Ccollana, district de Quiñota, province de Chumbivilcas, région Cusco, où je passerai groso modo un mois afin de pratiquer mon quechua.

Une camarade de mon collectif féministe Género Rebelde est docteure dans cette communauté depuis le mois d’octobre 2021. Nous sommes donc parties ensemble lundi matin de Cusco, départ à 6h du matin pour 7h de route direction Santo Tomas, la capitale de la province de Chumbivilcas. Après y avoir déjeuner, nous avons repris la route pour Quiñota (1h30 de route) puis nous avons pris un taxi pour la communauté de Ccollana (40min). Autant vous dire qu’on est un peu au bord du bout du monde.

Nous sommes à environ 3800m d’altitude, dans une communauté largement agricole. Puisqu’elle a un centre de santé, Ccollana est une communauté assez importante, mais le transport reste rare, et très tôt le matin. Le réseau téléphonique ne passe pas partout. L’électricité est installée dans à peu près toute la communauté, mais pas l’évacuation des eaux usées, et non plus le système d’irrigation. Unuta munayku, nous voulons de l’eau : ce sujet revient dans toutes les conversations. Et il est vrai qu’en cette période sèche, l’herbe est totalement sèche et jaune, et on me dit que lorsque c’est ainsi, elle alimente moins bien les animaux. "Si l’irrigation arrivait jusqu’ici, je cultiverais des légumes verts".

Vue sur la communauté de Ccollana.

Dans cette communauté, "on ne travaille pas, on ne fait que cultiver des pommes de terre" : je suis fascinée par l’usage du mot "trabajay" en espagnol pour du travail rémunéré, et "ruway", faire en quechua, pour le travail non rémunéré. Fascinée aussi lorsqu’on me dit que c’est en mangeant des pommes de terre d’ici et en buvant l’eau d’ici, que j’apprendrai à bien parler quechua. Selon l’anthropologue Guillermo Salas, dans les communautés andines, le sens d’appartenance à un groupe passe par le fait de manger la même nourriture, et ce lien s’étend au territoire à partir du moment où on mange ce que cette terre a produit et qu’on y laisse nos déchets après, en un flux continu d’énergie qui lie le territoire, les humain·es et les animaux qui y habitent. Le fait de manger la même nourriture qu’elleux implique donc le fait de s’incorporer à leur groupe de vie, de même que les nombreuses blagues de futures alliances ("tu vas être ma belle-soeur, je vais te marier avec mon frère") : comme le montre Camille Riverti dans son libre "Humour et érotisme dans les Andes. Une ethnographe à marier", dans une société basée sur les liens de parenté et les alliances matrimoniales, les éléments étrangers (l’anthropologue, le jeune qui revient de la ville, le ou la veuve) sont incorporés par le biais d’une forme de théâtre d’improvisation où on simule le lien d’alliance entre l’élément étranger et un·e membre de la communauté.

Bref, je suis fascinée.

Je suis hébergée chez Natalia, une jeune femme de 26 ans enceinte de son premier enfant : son conjoint, Juan Carlos, travaillant toute la journée à l’extérieur de la communauté, elle est très souvent seule, et ma compagnie lui va très bien. Leur maison en brique de terre mélangée avec de la paille s’élève en haut de la colline (cerro) qui surplombe le cœur de la communauté. Tous les jours elle s’occupe de ses vaches et de ses chevaux, donne à manger aux poules et à son chat Maruja, pendant que Juan Carlos part très tôt le matin pour aller travailler dans une mine artisanale voisine, comme ouvrier dans des travaux d’infrastructure publiques, ou autre. Le temps file à une vitesse étonnante en campagne : lever à 5h du matin pour préparer le petit déjeuner, sortir les vaches pour les faire paître, amener le repas à Juan Carlos qui commence à travailler à 6h40. Il est déjà 8h15 et il faut descendre pour assister à l’Assemblée de la communauté.

Le président (debout) et le secrétaire (assis) de la communauté pendant l’Assemblée.

L’Assemblée communale est l’instance maximale de prise de décision et de résolution des conflits internes à la communauté. Chaque famille désigne un membre pour la représenter et s’enregistrer dans le padron (la liste) : ce sont les empadronados, ou les membres qualifiés (comuneros calificados). Les autres ne sont que "résidents" et ne peuvent pas voter. L’assistance à l’Assemblée est obligatoire, sous peine d’amende de s/25 à 30 (environ 8€ — sachant que les sources de revenus monétaires sont rares, cette amende est conséquente). Malgré tout, aujourd’hui, tout le monde s’est plaint que les comuneros (membres de la communauté) n’accordent pas l’importance qu’il se doit à l’Assemblée, et que seules un tiers des familles sont présentes. Il semble que le travail rémunéré empêche de plus en plus de monde d’assister à ces réunions, et que les personnes préfèrent payer l’amende plutôt que manquer un jour de travail rémunéré pour assister à l’Assemblée. Il me semble que c’est une manifestation de comment les dynamiques de l’économie de marché affaiblissent l’organisation interne des communautés.

Toute la réunion s’est tenue en Quechua. Les formalités dites en espagnol cèdent la place à de longues tirades en Quechua que je comprends plus ou moins. Je suis malgré tout assez fière : la dernière fois que j’ai assisté à une assemblée communautaire, je n’avais strictement rien compris. Cette fois, je comprends à peu près de quoi on parle, et quelle est la position de la personne qui parle. Je saisis au passage quelques formules que j’essaie de retenir. C’est dur, le cerveau boue après 5h de réunion exclusivement en Quechua. Mais les personnes présentes rient de m’entendre balbutier les présentations d’usage, et surtout de me voir mâcher des feuilles de coca. Elles sont surprises de voir une gringa, une étrangère blanche, mâcher tranquillement et en offrir aux gens autour. En retour, elles partagent avec moi les pommes de terre, le chuño (pomme de terre déshydratée pour sa conservation) et la viande de poulet et de cochon d’inde (cuy) qu’elles ont amené pour tuer la faim avant d’aller déjeuner vers 15h, une fois la réunion terminée.

Le chuño est une pomme de terre deshydratée qu’on fait cuire pour le manger en soupe, avec un fromage frais ou de la viande.

Cinq heures d’Assemblée sous le soleil de plomb. Le matin, il fait un froid mordant, mais dès que le soleil monte dans le ciel, il brûle et c’est insupportable. On ne tient pas cinq minutes sans chapeau. Les femmes ont des chapeaux caractéristiques de la province de Chumbivilcas, ornés de dessins de fleur dans un épais ruban de velours noir ; et les hommes ont des chapeaux un peu comme des cowboys. Chumbivilcas est connu pour sa tradition de Qorilazo, des hommes à cheval avec leur lasso ; et pour leur culture particulièrement machiste. (De fait, pendant cette Assemblée, les femmes étaient assises d’un côté et les hommes de l’autre ; le président et le bureau de la communauté étaient tous des hommes ; ceux qui prenaient la parole étaient tous des hommes ; pendant que les femmes distribuaient les boissons gazeuses pour tout le monde. C’est presque douloureux d’observer une répartition des tâches aussi brutalement genrées.) Chumbivilcas est également connu pour sa tradition du "takanakuy", littéralement, se frapper l’un l’autre : dans tous les groupes de personnes qui vivent ensemble de façon permanente, des conflits émergent, et il faut les canaliser. Ainsi, chaque année à la fin décembre, on organise ces luttes. Si on a une rancœur envers quelqu’un, on peut lui dire "on remet ça à décembre !" ce qui veut dire qu’on le défi de se battre en décembre pour régler ses comptes. Ces combats permettent de juguler les conflits, et de canaliser les colères et ressentiments accumulés au cours de l’année face à des juges qui établissent des règles pour que personne ne meurt ni ne soit gravement blessés malgré les cocufiages, les vols, les mensonges, les dommages causés aux récoltes par le bétail du voisin, etc.

Pendant l’Assemblée communautaire, des femmes sont assises par terre.
Elles portent le chapeau caractéristique de la province de Chumbivilcas.

Bref, me voici en terre quechuaphone : "il te reste beaucoup à apprendre pour bien parler", comme m’a dit Natalia, mais en attendant, j’observe et je note tout ce qui peut m’être utile sur les rapports sociaux de sexe, l’économie agricole paysanne, l’organisation communautaire, l’usage des langues et des mots pour désigner des réalités sociales spécifiques, les rapports entre la communauté et les différentes institutions d’État, leur manière de m’aborder, etc. Dans les semaines qui viennent, j’aurai l’occasion de participer à une réunion d’actionnaires de mines artisanales, à des réunions pour formuler de façon collective le script d’un film sur la réalité sociale de la province de Chumbivilcas, de discuter avec un dirigeant de Quiñota qui lutte depuis 10 ans contre un projet minier de taille moyenne, de visiter différentes zones qui ont été affectées par la pollution environnementale... De quoi m’occuper pendant les semaines à venir.