Comment un crash financier qui a commencé à Wall Street met le feu aux poudres au Moyen-Orient : une histoire peu connue

Danny Schechter

, par AlterNet

 

Ce texte, publié originellement en anglais par AlterNet, a été traduit par Anne Le Meur, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Des dizaines de milliers de personnes sont dans les rues en raison d’un désastre économique qui a fait exploser le taux de chômage et flamber le prix des produits alimentaires.

[31 janvier 2011] C’est une histoire qui nous conduit depuis le sommet d’une montagne occidentale fréquentée par les riches jusqu’aux vallées habitées par les pauvres du Tiers monde, où le désespoir des masses fait tache d’huile. Elle raconte comment les solutions à la crise financière mondiale, concoctées par les P-D.G. d’entreprises transnationales et les grands de ce monde dans un centre de conférences cossu de la station hivernale de Davos, en Suisse, se sont soldées par une catastrophe économique mondiale dans les rues du Caire, l’actuel épicentre d’une vague de contestation internationale qui va certainement s’étendre.

Certes, les centaines de milliers de gens réclamant la fin du régime cruel de Moubarak font actuellement pression pour faire valoir leur droit au choix politique. Cependant, ce qui les y pousse est un désastre économique qui a fait exploser le taux de chômage et flamber les prix des denrées alimentaires. Les gens ne sont pas dans les rues seulement pour se rassembler, mais parce qu’il leur faut manger.

Comme le dit Nouriel Roubini, l’un des premiers à avoir prédit la crise financière alors que d’autres le considéraient avec dédain comme le chantre du pessimisme, il ne suffit pas d’observer l’ampleur des foules dans les rues du Caire, il faut aussi considérer ce qui les motive à présent, après des années de silence et de répression. Selon lui, la montée fulgurante des prix de l’énergie et de l’alimentation constitue désormais une vraie menace mondiale et un facteur clé, largement oublié dans la couverture qui en a été faite, des événements en Égypte.

« Ce qui s’est passé en Tunisie arrive maintenant en Égypte ; et les émeutes au Maroc, en Algérie et au Pakistan sont liées non seulement au fort taux de chômage ainsi qu’aux inégalités de revenus et de richesses, mais aussi à l’augmentation fulgurante des prix de l’alimentation et des biens de consommation courante. », a expliqué Nouriel Roubini.

Les prix en Égypte ont augmenté de 17% en raison d’une hausse mondiale des prix des biens de consommation. Certes, on peut y voir plusieurs causes, mais la spéculation à Wall Street et dans les grandes banques est une cause déterminante.

D’après IPS, « Les sociétés d’investissement et les banques de Wall Street, de même que leurs pairs à Londres et dans le reste de l’Europe, ont été responsables de la bulle Internet, de la bulle spéculative comme de la récente bulle immobilière qui a concerné les États-Unis et le Royaume-Uni. Elles en ont tiré d’énormes profits, ainsi que des bonus, avant l’inévitable effondrement de chacune de ces bulles. »

Aujourd’hui, elles se sont tournées vers les biens de consommation courante. Conséquence ? Alors qu’aucun changement significatif n’a affecté l’approvisionnement mondial en nourriture ou même la demande, le prix d’achat moyen des aliments a grimpé de 32% entre juin et décembre 2010, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Rien, si ce n’est la spéculation sur les prix, ne peut expliquer un bond de 70% du prix du blé entre juin et décembre de l’an passé, tandis que les stocks mondiaux de blé étaient stables, d’après les experts.

Une donnée importante s’est glissée dans un reportage d’actualités financières de CNN - le type même de reportage destiné aux investisseurs et non au grand public : « Environ 40% des citoyens Égyptiens vivent avec moins de 2 dollars par jour ; de ce fait, toute hausse des prix est ressentie douloureusement. »

Intéressant ! Réfléchissez-y un peu : que feriez-vous si vous viviez avec 2 dollars par jour ? Vous ne prendriez pas un Caffè Mocha au Starbucks du coin, c’est certain.

Croyez-moi, ceux qui sont au sommet à Wall Street suivent ces troubles de très près, à mesure que l’inquiétude augmente.

Voici des extraits du Washington Post :
« Les valeurs américaines ont fortement baissé vendredi, alors que les violents affrontements en Égypte créaient une vague d’inquiétude sur les marchés financiers. »

« L’Égypte est centrale pour les intérêts américains au Moyen-Orient, car c’est un État modéré et un acteur clé, tant dans les opérations anti-terroristes que dans les négociations pour la paix dans la région, déclarait Helima L. Croft, analyste géopolitique à Barclays Capital. »

S »i les manifestations devaient mettre fin au pouvoir détenu par le Président Hosni Moubarak depuis près de trente ans, « Je pense qu’une inquiétude naîtrait de voir le radicalisme s’étendre au Moyen-Orient », avançait Croft, tout en ajoutant que cette peur pouvait ne pas être fondée. »

« Au-delà de son influence politique, l’Égypte contrôle le canal de Suez, passage maritime important. »

Soudain, on s’inquiète de la capacité de l’Égypte à payer sa dette. Le pays est brusquement noté comme plus risqué que l’Irak, selon Asia Times :

« Le coût de la protection de la dette égyptienne contre un défaut de paiement sur cinq ans avec les contrats CDS a fait un bond : selon CMA Datavision, fournisseur de données établi à Londres, il est passé cette semaine de 69 points de base (soit 0,69 points en pourcentage) à 375 points de base aujourd’hui. En comparaison, il est de 328 points pour l’Irak. La semaine dernière seulement, les échanges financiers (swaps) iraquiens coûtaient 19 points de base de plus que ceux de l’Égypte et, en juin, en moyenne 240 points de base de plus : l’Irak se remettait alors de l’invasion conduite par les Américains en 2003. »

« Les troubles qui se répandent dans la lignée de la révolte qui a fait chuter le dirigeant tunisien engendrent des risques politiques. », a déclaré Eric Fine, gérant de portefeuilles à New York qui aide Van Eck Associates Corp. à superviser 3 milliards de dollars d’actifs financiers des marchés émergents. « Si c’est une révolution, la prime de risque sur la dette égyptienne pourrait grimper encore plus haut, et si c’est une révolution avortée, elle tombera à 300 points de base, voire 250. », estimait Erice Fine dans une interview téléphonique.

Généralement, les prix des denrées alimentaires augmentent en conséquence de sécheresses ou d’inondations. Or, cette fois-ci, la politique américaine a contribué largement à leur flambée, indiquait Mike “Mish” Shedlock sur son blog d’économie mondiale, pointant une réalité que les médias n’avaient pas vu :

« La politique d’assouplissement quantitatif (Quantitative Easing, QE) menée par Ben Bernanke, directeur de la Fed, associée à l’augmentation constante du crédit en Chine et en Inde, a conduit à une hausse de la spéculation sur les biens de consommation courante. Cette spéculation a fait monter les prix alimentaires. »

« Notez que la spéculation sur les biens de consommation courante n’est pas une cause de quoi que ce soit. Elle est plutôt un résultat des politiques monétaires très mauvaises conduites non seulement de la Fed, mais aussi par des banques centrales partout dans le monde. »

Selon Michael Fitzsimmons, la politique énergétique américaine contribue aussi aux problèmes que connaît l’Égypte, mais il reconnaît que la politique monétaire a un rôle majeur. « Pour résumer, écrit-il, la mise en œuvre par Ben Bernanke d’un QE2 a directement entraîné une inflation des prix de l’alimentation partout dans le monde. Dans beaucoup de pays en développement et de pays pauvres (en Égypte et ailleurs, donc), la nourriture représente un pourcentage beaucoup plus important du revenu d’un individu qu’ailleurs, et son augmentation est ressentie de manière beaucoup plus aiguë qu’aux États-Unis. »

Pourquoi la plupart des médias ont-ils omis ce point ?

« Cette contestation ne prendra pas fin en Afrique du Nord, mais elle fera tache d’huile dans de nombreux pays en raison du fort taux de chômage et de l’augmentation des prix de l’alimentation », déclarait dans une interview donnée à Davos (Suisse) Hamza Al Kholi, président-directeur général du groupe Saudi Al Kholi, société d’investissement immobilier et industriel.

À l’heure de la mondialisation, une montée des prix générale engendrera des troubles dans le monde entier. L’Égypte a connu sa « révolte du pain » en l977, lorsque les prix ont soudainement grimpé sur les ordres de la Banque mondiale. Ce pays a donc l’habitude de devoir se défendre est une habitude.

La question est de savoir pourquoi les Américains ne prennent pas les armes eux aussi, puisque les prix y augmentent davantage encore, à la pompe et dans les magasins d’alimentation. La raison réside en partie dans le fait que les citoyens américains ne savent pas que leur pays enregistre des inégalités économiques encore pires, selon une mesure scientifique : le coefficient de Gini.

Le Washington’s Blog note que « Selon le World Fact Book de la CIA, les États-Unis se classent à la 42e place dans la liste des pays les plus inégalitaires du monde, avec un coefficient de Gini de 45. L’Égypte, en comparaison, est 90e avec un coefficient de Gini d’environ 34,4. » Et de s’interroger : « Pourquoi les Égyptiens se révoltent-ils, alors que les Américains restent impassibles ? »

Dans le rapport Building a Better America, Dan Ariely de l’université de Duke et Michael I. Norton de l’Harvard Business School montrent que les Américains sous-estiment considérablement le degré d’inégalités dans leur pays.

Pourquoi ? Nos médias auraient-ils quelque chose à voir avec cela ? Des médias à l’affût de sujets porteurs où le sang coule, mais sans que le contexte et les causes soient mentionnés.

Danny Schechter tient le blog News Dissector pour MediaChannel.org. « PLUNDER : Investigating Our Economic Calamity » (Cosimo Books) est son dernier livre.