Comment les économistes nous ont fait croire au bien-fondé du capitalisme

, par Truthout , RAYMOND Robert R.

Il semblerait qu’en ce moment il y ait toujours quelqu’un qui essaie de privatiser quelque chose. Un jour, c’est l’administration de Donald Trump qui envisage de privatiser le département des Anciens combattants. Le lendemain, c’est le parti conservateur britannique qui veut brader le service public de santé du Royaume-Uni, ou encore des économistes qui préconisent des solutions à la crise climatique fondées sur le marché. En ces temps de néolibéralisme, politiciens et économistes entonnent sans relâche le même cri de ralliement : « Allez les privatisations ! Allez les marchés ! Vendez tout au secteur privé ! »

Bien entendu, la plupart du temps, on se sert de cette confiance dans le marché pour couvrir ceux qui ne cherchent qu’à faire des profits, ou les politiciens représentant leurs intérêts. Pourtant, ce n’est pas toujours le cas. Nombreux en effet sont ceux qui pensent sincèrement que les marchés constituent la manière la plus efficace, voire la plus éthique, de faire fonctionner une société. Étant donné que c’est la vision du monde que l’on enseigne dans la majeure partie des sections économiques de la planète, ce n’est pas étonnant qu’elle soit prédominante chez les personnes qui sont au pouvoir.

Sur un mur, un graffiti déclare : "Ceci est une critique du capitalisme". wiredforlego (CC BY-NC 2.0)

C’est une idéologie qui a été minutieusement élaborée à l’époque des premiers économistes occidentaux tels qu’Adam Smith et David Ricardo. Selon cette théorie, Homo sapiens serait en réalité Homo economicus : un être rationnel et égoïste, mu par l’esprit de compétition, qui cherche continuellement à ce que son bien-être personnel soit maximal.

Néanmoins, il n’y a nul besoin de désespérer car les économistes ont découvert que nous pouvions faire bon usage de ces caractéristiques, grâce à une relation sociale appelée le marché. De par sa nature, le marché encourage la compétition et le rendement. Ainsi, en s’appuyant sur les comportements les plus favorables aux individus, le capitalisme de marché est le seul système économique qui accepte vraiment la nature humaine pour ce qu’elle est. C’est d’ailleurs le seul système bénéficiant d’une position unique qui lui permet d’orienter cette nature vers un résultat net positif pour la société.

Mais comment tout cela fonctionne-t-il ? Lorsqu’ils sont libres de faire des choix qui maximisent leurs intérêts personnels, les individus, dans un système de marché, négocient le prix et la quantité d’un bien ou d’un service jusqu’à ce que s’installe un certain équilibre. C’est un processus naturel de compromis où tout le monde est satisfait, et où les biens et services sont produits et distribués efficacement. C’est du gagnant-gagnant. Il se trouve ainsi que, selon cette théorie, ce processus est en parfaite affinité avec la nature humaine. C’est une hypothèse fascinante. Le problème, c’est qu’elle est complètement erronée.

Elle est fondée sur un postulat de la nature humaine qui est constamment mis à mal par les recherches effectuées dans de multiples disciplines scientifiques. Il se trouve qu’Homo economicus est un mythe, une notion erronée et dépassée, une déformation grossière de la réalité. Pourtant, il sert encore de fondement théorique à tout notre système économique.

Des études ont déterminé que la personnalité d’Homo economicus était un cas extrêmement rare. La plupart des êtres humains sont dotés au contraire d’une profonde capacité de réciprocité, de coopération et d’altruisme. Par exemple, des études révèlent que dès l’âge de 14 mois, les enfants commencent déjà à s’entraider en attrapant pour leurs camarades des objets qu’ils ne peuvent atteindre. Ce comportement empathique continue de se développer quand les enfants grandissent et se mettent à partager des choses qui leur sont chères, voire même à protester quand d’autres personnes violent les normes sociales.

Tout ceci représente les premiers signes de prosociabilité, un comportement caractérisé par l’intention d’aider autrui ou de lui être utile. Et surtout, il faut noter que ce comportement est motivé par un souci réel des autres, et non par l’égoïsme.

En outre, les biologistes évolutionnistes ont en grande partie démystifié la théorie d’Homo economicus. Des chercheur·ses tel·les que, par exemple, David Sloan Wilson ont établi que les groupes les plus prosociaux supplantent toujours nettement les groupes qui le sont moins, ce qui place la prosociabilité comme une caractéristique favorable dans la sélection naturelle des premiers êtres humains. Ces théories ne datent pas d’hier. Il y a plus d’un siècle, le théoricien anarchiste Peter Kropotkin a montré de façon éloquente comment la survie de notre espèce était davantage due à la coopération qu’aux efforts héroïques d’individus isolés. Il est évidemment difficile d’imaginer l’un des premiers humains tuer un mammouth sans s’impliquer dans un comportement prosocial extrêmement coordonné. Comment l’espèce humaine en serait-elle arrivée à dominer la planète si ce n’est en coopérant pour surmonter les nombreux défis qu’elle a rencontrés ?

On retrouve également cette mise à mal du mythe d’Homo economicus dans les recherches qui ont trait aux communautés victimes de sinistres. Dans son livre phare, A Paradise Built in Hell, Rebecca Solnit présente une thèse qui affirme que les êtres humains ont une capacité innée au collectivisme, et que ces traits ont tendance à se manifester le plus vivement quand les communautés réagissent suite aux catastrophes. Loin du mythe des comportements antisociaux survenant après un sinistre majeur, mythe que les médias ont tendance à exagérer, le livre de Rebecca Solnit décrit de nombreux exemples où les groupes humains font preuve, au contraire de comportements prosociaux tels que la coopération, la solidarité, le sacrifice et la générosité.

« À la suite d’un tremblement de terre, d’un attentat à la bombe ou d’une forte tempête, la plupart des gens font preuve d’altruisme et entreprennent sans attendre de s’occuper d’eux-mêmes et de leur entourage, que ce soit des inconnus, des voisins ou bien des amis et des proches », écrit Rebecca Solnit. « Cela est confirmé par des décennies d’études sociologiques méticuleuses sur les comportements face aux catastrophes, des bombardements de la Seconde Guerre mondiale aux inondations, tornades, tremblements de terre et tempêtes sur le continent américain comme dans le monde entier. »

Pourtant, malgré les preuves accablantes qui le remettent en question, nous en sommes venus à accepter le bien-fondé d’Homo economicus. Ce n’est peut-être pas toujours de façon consciente, mais il hante nos rêves, notre imagination. Il met des bornes à notre sens des possibilités et impose des limites aussi arbitraires que celles qui divisent les écosystèmes et les communautés en États-nations.

Le capitalisme de marché nous a été imposé, souvent sous la contrainte, et par la suite, nous avons été forcés d’intérioriser l’idée que nous sommes une espèce égoïste et cupide, mue par l’esprit de compétition. « C’est la nature humaine tout simplement », consent-on à dire, lorsque nous entendons parler du mercantilisme des compagnies pharmaceutiques ou de l’avidité des banquiers d’investissement. Le problème, c’est que ce n’est absolument pas la nature humaine, c’est juste un concept qui nous a été imposé par un système économique insensible qui domine chaque aspect de notre vie. À maints égards, Homo economicus est une prophétie autoréalisatrice.

Il a d’ailleurs été démontré que les études d’économie rendent plus égoïste : selon certaines études, les étudiant·es en économie seraient beaucoup moins disposé·es que ceux d’autres matières à participer à un pot commun avec de l’argent qu’ils ont reçu ; ils seraient plus à même de faire cavalier seul, et de fuir plutôt que de coopérer ; ils seraient plus susceptibles de tromper les autres à des fins personnelles ; et auraient même davantage tendance à voir dans la cupidité une notion « positive dans l’ensemble », « correcte » et « morale ».

Du reste, les étudiant·es ne sont pas les seuls concerné·es. Les professeur·es d’économie font moins de dons aux associations caritatives que ceux d’autres disciplines, notamment ceux d’histoire, de philosophie, d’éducation, de psychologie, de sociologie, d’anthropologie, de littérature, de physique, de chimie et de biologie.

Quand ils se retrouvent face à la preuve accablante qu’Homo economicus, et donc l’ensemble du projet économique néoclassique, n’est qu’une ineptie, les défenseur·ses du statu quo se rabattent sur un autre mythe, à savoir qu’il n’y a pas d’autre alternative. C’est exactement ce qu’a dit Margaret Thatcher il y a plus de 30 ans, jetant ainsi les bases d’une ère de néolibéralisme qui a assisté au démantèlement du filet de protection sociale, à la stagnation des salaires et à la montée des inégalités extrêmes.

La réalité, c’est qu’il existe bel et bien des solutions alternatives pour organiser la société d’une manière qui reflète l’aptitude des êtres humains à la réciprocité, à l’altruisme et à la coopération. Le modèle de coopérative de travailleur·ses encourage l’équité et la démocratie en permettant aux employé·es de posséder et de contrôler leur outil de travail. Il le fait d’une façon qui non seulement est en harmonie avec nos caractéristiques foncièrement humaines, mais dont il est prouvé qu’elle est plus efficace et productive que les modèles traditionnels d’organisation du travail.

Il y a également le système des Communs, qui témoigne de l’organisation des communautés pendant des milliers d’années avant qu’elles ne soient chassées des terres dont elles avaient l’usage par les lois sur les enclosures de l’Angleterre du 17e siècle. Ce modèle est une manière d’organiser la production et la distribution de ressources communes dont chaque membre de la société bénéficie, et qui sont gérées collectivement au profit de tous.

L’économiste politique Elinor Ostrom a d’ailleurs remporté le prix Nobel d’économie en 2009 pour avoir réfuté la fameuse doctrine de la « tragédie des biens communs », une théorie qui soutenait que les ressources détenues en commun par les communautés seraient naturellement surexploitées et réduites à néant. Les travaux d’Elinor Ostrom ont démontré que cette hypothèse était fausse et qu’il était tout à fait possible de gérer des ressources collectivement sans avoir recours à la privatisation.

Il existe diverses manières de collectiviser les ressources communautaires au lieu de les privatiser : des fiducies foncières qui retirent les terres du marché aux propositions politiques telles que le projet Medicare for All aux États-Unis, qui représente un tournant majeur de la vision que nous avons de notre responsabilité collective à l’égard des soins de santé, en passant par le Green New Deal, qui reconnaît qu’il nous revient collectivement de donner la priorité à la justice climatique dans la lutte contre le réchauffement planétaire.

Les alternatives au capitalisme de marché existent bel et bien. Elles sont d’ailleurs beaucoup plus en affinité avec les tendances naturelles de l’être humain vers la réciprocité et le partage. Les théories qui sous-tendent l’économie moderne nous ont laissé une planète en surchauffe et des inégalités qui explosent : il est temps d’y mettre un terme.

Que les économistes et les politiciens l’acceptent ou non, les jours d’Homo economicus sont comptés, parce qu’une société bâtie sur un mensonge ne peut pas durer éternellement.

Lire l’article original en anglais sur le site de Truthout