Comment la pollution environnementale impacte différemment les hommes et les femmes ?

Résumé des résultats du projet de recheche à La Oroya

Nous y voilà. Fraîchement rentrée de mes deux semaines de travail de terrain à La Oroya, je suis face à mes 28 entretiens à transcrire, mes 30 articles d’anthropologies à analyser, mes quelques bouquins sur l’histoire de La Oroya à prendre en compte, et un rapport à produire pour la Cour Interaméricaine des Droits Humains.

20 à 30 pages à produire pour la fin août. Mais, en exclusivité absolue pour ritimo, et tout spécialement pour vous, je vous livre ici le gros de mes conclusions.

Portrait de Melchora Surco

"D’abord, c’est la santé. Sans la santé, on n’a rien. Et après, c’est le travail".
Melchora Surco, dirigeante de la communauté de Palpata, Espinar. Entretien réalisé en avril 2017.

La pollution environnementale provoquée par les industries extractives n’affectent pas tout le monde de la même manière. Les ressources socio-économiques, l’âge, et le genre des personnes sont des facteurs de différentiation très importants sur la façon dont les personnes vivent (ou subissent) les conséquences positives ou négatives des activités extractives.

Scoop : ces activités approfondissent la différentiation de classe (les riches deviennent beaucoup plus riches, et les pauvres beaucoup plus pauvres) ; et dans ce cadre, on assiste à une masculinisation des gains, et une féminisation des pertes.

1- Impacts différentiés sur la santé en terme de genre

En général, la division sexuelle du travail dans les Andes établit que les hommes migrent plus ou moins temporairement pour obtenir des revenus monétaires (de l’argent) pendant que les femmes restent dans les communautés, s’occupent des animaux, des champs et des enfants. Leur présence plus soutenue dans les communautés aux abords des projets miniers implique qu’elles sont plus longuement exposées aux pollutions. De plus, comme ce sont elles qui sont chargées de laver et de cuisiner, leur contact avec l’eau est plus fréquent — et avec la pollution des eaux aussi.

A La Oroya de façon plus spécifique, la question de la santé sexuelle et reproductive est particulièrement grave. Le plomb dans le sang remplace le fer et provoque des anémies sévères ; or, à cause du plomb également, les femmes ont leur règle de façon plus massive, et parfois jusqu’à 15 jours par mois, ce qui aggrave encore l’anémie. Les grossesses sont particulièrement à risque à cause de l’anémie, et bien que le nombre de femmes qui en sont mortes n’ait pas été enregistré, c’est un secret de polichinelle à La Oroya. Les risques de grossesses extra-utérines sont également bien plus élevés.

Or, malgré ces risques spécifiques aux femmes, celles-ci ont tendance à être moins bien suivies par des médecins. En effet, d’une part, la responsabilité de s’occuper des enfants leur laisse moins de temps pour elles et pour leur suivi médical ; et d’autre part, lorsque les finances familiales sont maigres, le mari (qui gagne 80% des revenus familiaux) rechigne souvent à payer les frais médicaux pour sa femme, invoquant une exagération de ses douleurs.

Par ailleurs, les affectations à la santé des enfants sont presque entièrement prises en charge par les mères, dont le travail reproductif s’alourdit terriblement. Et lorsqu’elles mêmes ne peuvent pas le prendre en charge, c’est une grand-mère, une sœur, une cousine, une belle-mère qui s’en charge, formant une chaîne féminine du travail du care. L’angoisse et la frustration de ne pas être capable de maintenir ses enfants en bonne santé sont décuplées par l’habile tour de passe-passe de l’entreprise métallurgique et de l’État pour se décharger de toute responsabilité : si les enfants tombent malade ce n’est pas à cause de la pollution environnementale, c’est parce que les femmes sont de mauvaises mères qui n’ont pas un bon sens de l’hygiène et qui ne savent pas nourrir correctement leurs enfants (d’où l’anémie).

Finalement, en terme de santé, les malformations et handicaps (notamment mentaux) qui touchent les enfants sont un facteur de risque pour les filles très spécifiquement, car les abus sexuels sur les filles et jeunes femmes handicapées ne sont pas rares.

2- Impacts différentiés sur l’économie

La pollution environnementale que provoquent les industries extractives rendent presque impossible la viabilité de l’agriculture et de l’élevage paysan dans les Andes. Pollution de l’air (par la poussière qui se dépose sur les champs et étouffe les animaux) ; pollution de l’eau aux métaux lourds ; et pollution, voire expulsion des terres pour l’usage des entreprises : souvent, dans ces contextes, les communautés abandonnent l’économie agricole collectiviste pour devenir de plus en plus dépendantes des salaires et revenus monétaires générés par les entreprises extractives. Or, ces industries sont fortement masculinisées (96% des travailleurs du projet minier à Espinar - Cusco sont des hommes) : les femmes deviennent donc à leur tour de plus en plus dépendantes du salaire de leur mari. C’est également la thèse développée par Silvia Federici dans sont ouvrage Le capitalisme patriarcal, qui analyse la consolidation du capitalisme à la fin du XIXe siècle en Europe et la massification du salaire comme mode spécifique d’organisation socio-économique. Cette dépendance installe les hommes dans une position de pouvoir qu’ils ne pouvaient pas avoir dans le cadre de l’économie agraire familiale et collectiviste, et contribue à largement fragiliser le statut des femmes.

A La Oroya, cela fait presque 100 ans que cette reconfiguration économique a eu lieu. Cependant, la fragilisation économique des femmes au sein de la famille est énorme. D’une part, les coûts augmentent : consultation auprès de médecins privés car le système de santé publique péruvien est ultra défaillant ; traitements très coûteux ; médicaments hors de prix. D’autre part, les revenus diminuent : les problèmes de santé rendent le travail difficile, et l’incapacité chronique à travailler fragilise les revenus. De plus, l’entreprise métallurgique (principale source d’emploi à La Oroya) refuse depuis des années d’embaucher des travailleurs qui présentent des taux de plomb, arsenic et cadmium élevés dans le sang — devenant ainsi à la fois cause et conséquence de la fragilisation économique des familles. Dans ce cadre, les hommes médiatisant la plupart des rentrées d’argent dans la famille, leur quota de pouvoir est énorme, et ils "donnent l’argent au compte goutte" à leurs épouses qui sont celles qui, généralement, gèrent les dépenses familiales. Les hommes s’assurent ainsi une marge de manœuvre qui leur permet de continuer à dépenser en alcool et en fêtes, et les femmes doivent jongler avec les maigres ressources à leur disposition et trouver des rentrées d’argent alternatives (ventes ambulantes de bonbons et caramels, laver le linge des voisins, travailler à éplucher des pommes de terre dans un restaurant...). Ce delta entre la diminution des ressources et l’augmentation des coûts est souvent entièrement pris en charge par les femmes, qui se privent parfois de manger si cela leur permet de donner du lait et du yaourt à leurs enfants malades [les produits laitiers, sources de protéine et de vitamines, permettent de compenser les effets des métaux lourds dans le sang].

L’augmentation de la dépendance économique implique, évidemment, une augmentation de la violence domestique. La consommation masculine d’alcool a tendance à exploser en contexte minier, ce qui implique bien sûr des maris ivres qui frappent en rentrant, voire mettent leurs femmes et enfants à la porte la nuit, à 3750m d’altitude. Pour une population de 35.000 personnes, deux centres d’urgence pour femmes maltraitées ont ouvert à La Oroya, ce qui est énorme. Les experts expliquent de plus que le plomb dans le sang tend à aggraver les comportements instables et agressifs : il est donc très probable que la pollution environnementale au plomb soit un facteur aggravant de la violence de genre dans cette société patriarcale.

Par ailleurs, cette situation économique est particulièrement dramatique pour les mères célibataires. Les sources d’emplois stables et bien payés sont extrêmement rares pour les femmes (le salaire moyen masculin se situe entre s/900 et s/1500 ; et les revenus féminins d’environ s/350) : elles doivent donc assumer 100% du travail productif, reproductif et émotionnel pour leur famille, ce qu’elles sont en général bien incapables d’assurer complètement. Or, les mères célibataires sont très nombreuses dans les contextes miniers :

  • 1. parce que les travailleurs, venus de loin, jurent être célibataires, se mettent en couple et ont des enfants sur place, avant que leur contrat de travail ne se termine et qu’ils rentrent chez eux, auprès de leur femme et leurs enfants, abandonnant la femme et l’enfant sur place ;
  • 2. parce que les maris vont travailler loin, dans les mines avoisinantes, et sont absents les trois quarts du mois : ils rencontrent souvent une nouvelle personne, se remettent en couple et finissent par oublier leurs responsabilités familiales et économiques envers leur famille déjà constituée ;
  • 3. la migration intense qui caractérise les contextes miniers implique que les parents soient souvent absents. Dès très jeunes, les adolescent·es boivent beaucoup d’alcool et ont des rapports non protégés, menant à des grossesses adolescentes assez nombreuses.

Ainsi, la question économique est indissociable de la question sanitaire ; et la répartition genrée du travail et des responsabilités fait peser tout le poids des conséquences négatives de l’industrie minière sur les femmes.

3- Impacts différentiés pour faire face à la pollution environnementale

Les conflits au sein des couples sur les stratégies à adopter pour faire face à ce niveau de pollution sont nombreux. Il m’a souvent été reporté que les femmes voulaient partir de La Oroya pour tenter de sauver ce qu’il restait de la santé de leurs enfants, mais que les maris refusent car leur unique source de revenus est liée à la fonderie métallurgique. De même, les personnes impliquées dans le Mouvement pour la Santé à La Oroya (MOSAO), les hommes comme les femmes, ont souvent dû faire face à des reproches de leur conjoint·e : "tu passes tellement de temps dans ton organisation que tu délaisses tes responsabilités envers ta famille" ; "tu fais tellement pour eux, mais eux qu’est ce qu’il font pour toi"... Or, de nouveau, dans un contexte de dépendance économique accrue, ces reproches et ces pressions n’ont pas le même poids ni la même incidence sur les hommes que sur les femmes.

Au sein du MOSAO également, la capacité de participation des hommes et des femmes est différentiée. D’un part, car la dépendance envers les maris implique souvent qu’elles soient conditionnées à leur approbation pour participer aux réunions (ou à défaut, qu’elles doivent se cacher des maris et prier pour qu’ils n’en sachent rien) ; et d’autre part, les hommes ont tendance à monopoliser la parole en réunion et à ne pas écouter les propositions et commentaires des femmes. Un machisme somme toute très ordinaire. Or, ce sont les femmes qui ont été (selon les témoignages) les plus présentes et les plus constantes, soutenant le travail logistique lors des "marches du sacrifice" vers Lima pour exiger des autorités une solution de long terme à la pollution environnementale. Dans un contexte de sous-représentation chronique des femmes dans les espaces politique, la présence égalitaire des femmes au sein du MOSAO est à souligner.

Finalement, les personnes qui ont lutté pour une solution à la pollution à La Oroya ont dû faire face à des attaques assez atroces. On les a menacées de mort, frappées pendant des activités publiques, on a jeté des pierres, des œufs et des tomates pourries sur leurs maisons. Si ces attaques ont été dirigées envers des hommes autant que des femmes, la criminalisation des femmes qui transgressent l’assignation de genre (rester à la maison, loin des affaires politiques) est à souligner : insultes à connotation sexuelle, minimisation et humiliation en tant que femme ("retourne à ta cuisine, tu n’est bonne qu’à ça") mais également menaces (voire tentatives) de viol. Or, les femmes ont souvent été envoyées en première ligne des conflits, dans l’idée que les opposant·es n’oseraient pas frapper des femmes — ce qu’iels font finalement volontiers.

Conclusions

Le conflit à La Oroya a souvent été présenté en terme de tension entre travail et santé. Je considère que c’est une fausse dichotomie. Le véritable conflit est un conflit de classe, entre ceux qui ont les ressources pour, et ce qui ne les ont pas.

Ceux qui ont les ressources peuvent compenser les impacts sur la santé avec une alimentation intense en protéines et en vitamines, peuvent accéder aux thérapies et aux médicaments pour calmer leurs problèmes de santé — et peuvent donc se payer le luxe de nier la relation entre pollution et santé. Ceux qui n’en n’ont pas les moyens subissent de plein fouet les conséquences sur leur santé. Les travailleurs de la fonderie, dont la santé a également été très affectée, peuvent demander un arrêt maladie afin de partir de La Oroya pendant de longs mois, le temps que leur santé se stabilise, et ce sans mettre en péril leurs sources de revenus ; la population qui ne travaille pas dans le secteur formel ni métallurgique ne peut pas en faire autant.

Dans le cadre de cette différentiation de classe, la différentiation de genre est cruciale. On assiste à une nette masculinisation des gains (salaires, revenus, possibilité de divertissement dans les bars, boîtes de nuit et centres de prostitution) et à une nette féminisation des pertes (augmentation de la charge de travail et du stigma de "mauvaise mère", détérioration des conditions de vie, dépendance économique accrue, violence de genre). Les hommes ont tendance à ne voir que la question économique et monétaire ; les femmes prennent en compte cet aspect mais également tout le travail de reproduction sociale qui permet la durabilité de la vie en société dans un territoire donné. Pour preuve, face au constat de la pollution, les hommes ont tendance à demander une compensation en argent ; et les femmes exigent remédiation, accès à la santé et à des médecins spécialisés.

On peut dresser un parallèle assez séduisant entre la violence de genre et la violence extractive. Dans les deux cas, on est dépendant·e économiquement de ce qui nous détruit : les femmes des maris alcooliques et abusifs ; la population de La Oroya d’une fonderie métallurgique qui pollue massivement. Mais aussi, les femmes et La Oroya sont des territoires sacrifiés : d’une part on sanctifie les femmes-mères qui se sacrifient pour le bien-être de leurs enfants ; et d’autre part, La Oroya s’enorgueillit d’avoir été le centre d’impulsion du développement économique du pays, et aspire à continuer à être une ville "importante" au niveau international de par son apport en métaux précieux comme l’or et l’argent. Même si ces sacrifices leur coûte la santé, voire la vie.

Ces dernières semaines, les travailleurs de la fonderie ont signé le dernier document qui leur transfère la propriété de la fonderie. L’idée est d’assurer des financements auprès des futurs acheteurs des minerais raffinés pour relancer l’activité métallurgique, paralysée depuis 2009 et le retrait de l’entreprise Doe Run Peru. La question qui se pose est la suivante : qui prend les décisions sur l’avenir des familles, et des territoires ? Les hommes et les femmes ont de toute évidence des centres de préoccupations et des visions très différentes des priorités, du fait des rôles qui leur ont été socialement et historiquement assignés. Or, il semble que ce sont encore et toujours les hommes qui prennent les décisions sur l’avenir de leurs familles et des territoires — laissant les femmes subir le pire des conséquences négatives de ces décisions.