Mieux comprendre ce que sont les théories conspirationnistes, pourquoi elles émergent, à quels besoins socio-psychologiques elles répondent, est essentiel pour y faire face efficacement. En effet, plutôt que de les traiter comme quelque chose de purement irrationnel, il faut s’intéresser à leur rationalité socio-psychologique et à leur dimension politique. En cela, deux approches apparaissent comme complémentaires face à ce type de discours : un volet préventif, éducatif, de long terme, au niveau collectif, et un volet plus individuel.
Il est possible d’intervenir pour contrer le développement du complotisme dans la société, en utilisant des cadres éducatifs. Il est indispensable de faire de l’éducation à l’information et aux médias (EMI) une priorité à l’école, dans les lieux de formation et d’éducation populaire, mais aussi en entreprise, dans les associations de solidarité ainsi que dans tout espace social qui promeut la démocratie et l’esprit critique. L’objectif, comme pour toute démarche d’éducation émancipatrice, et de favoriser « l’autonomie intellectuelle » de la personne, en l’encourageant à « adopter un raisonnement analytique plutôt que se fier à son intuition », et de l’aider à s’armer d’outils pour faire face au « brouillard de l’information » dans lequel nous plonge la complexité croissante du monde (de l’information) au XXIe siècle. Pour ne donner qu’un exemple, Fake off, une association de journalistes engagée contre la désinformation de masse chez les jeunes, propose des interventions dans les collèges et lycées, afin de donner des « outils simples et efficaces pour leur éviter de tomber dans le piège des fake news ou de la radicalisation sur Internet. » Autre référence, le CLEMI, Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, qui propose des ressources pédagogiques en ligne, des formations, organise des événements, accompagne a la création de médias scolaires… Complémentaire de l’EMI, l’Éducation à la Citoyenneté et à la Solidarité Internationale (ECSI), qui forme les publics de tout âge et accompagne à la compréhension de la complexité du monde, est un excellent rempart contre les pensées simplistes sur lesquelles s’appuient les théories du complot.
Pour agir contre le sentiment de vulnérabilité, il est essentiel d’« autonomiser » (empower) les personnes. Or, autonomiser les gens, cela veut aussi dire arrêter de ne donner de validité qu’aux « expert·es » et scientifiques inatteignables. « La science doit être un guide, et non un substitut, des actions politiques à prendre. » Dans le cas de la pandémie, il s’agit de mieux comprendre comment se produit la science : les modalités de financement des laboratoires, le fonctionnement des revues scientifiques, la temporalité et la manière d’exprimer de la prudence dans les résultats… Et au-delà, de donner des outils pour mieux comprendre les conditions sociales dans lequel se fait la science, afin d’en comprendre les enjeux (sociaux, financiers, politiques). Cela, dans l’objectif de diffuser une compréhension avec une grille de lecture plus complexe, plus profonde et cohérente. Cela permettrait de mettre en lumière où réside effectivement le pouvoir et comment renverser les rapports de force.
Mais la lutte contre la désinformation et les théories conspirationnistes ne peut être efficace qu’en articulation avec des initiatives pour agir sur les causes profondes et structurelles qui autorisent la prolifération et l’adhésion de plus en plus massive au conspirationnisme : la concentration économique des médias qui leur ôte de la légitimité et fait perdre confiance dans leur capacité à informer de manière plurielle et qualitative ; le marketing politique et communicationnel des représentants de l’État ; la fuite en avant technologique avec des outils que les citoyen·nes lambda ne maîtrisent pas ; un système éducatif qui ne favorise pas toujours la stimulation de l’esprit critique et citoyen… Ceci est d’autant plus important que l’éducation à l’information et aux médias, en se concentrant par nature sur les jeunes générations, pourrait manquer la plus importante partie des relais conspirationnistes : les « seniors ». Comme l’a montré l’étude de N. Grinberg et alii dans la revue Science (citée par Julien Boyadjian) portant sur les fake news sur Twitter pendant les élections états-uniennes de 2016, « les plus de 65 ans ont ainsi diffusé 7 fois plus de fausses nouvelles que les jeunes de 18 à 29 ans sur Facebook. » En outre, « les plus gros consommateurs d’infox […] présenteraient de surcroît un profil sociologique tout à fait particulier : âgés, politisés et proches du camp républicain. » Il est donc important de réfléchir à des initiatives pour désamorcer les tendances conspirationnistes dans ces secteurs sociaux-là également.
Au niveau individuel, face à une information qui paraît révoltante ou farfelue, il est bon de se poser quelques questions :
- Comment sait-on ce que l’on sait ? D’où vient l’information que l’on avance ?
- Y a-t-il une explication logique à cette situation ? Est-ce vraisemblable, concrètement ?
- Est-ce que différent·es expert·es sur le sujet (avec des avis potentiellement divergents) ont émis des avis sur la question ? Quel est l’état des débats, de façon assez exhaustive, sur le sujet ?
- Est-ce que je connais l’organisme de presse qui a posté la publication ? Et est-ce que différentes sources disent la même chose au sujet de cette affirmation ?
- La publication est-elle motivée par des intérêts politiques ou économiques ?
A contrario, il existe une liste noire de la désinformation, série d’indices auxquels se fier pour déceler les informations non qualitatives, non éthiques voire carrément mensongères. De nombreuses structures ont développé des outils de fact-checking, de vérification de faits, afin de se prémunir contre les fausses informations : Fact check AFP, Checknews pour Libération, Les Décodeurs pour Le Monde, ou encore Africa check, premier site indépendant de fact-checking en Afrique…
Pour un public « non-convaincu » mais susceptible de croire aux fake news ou d’adhérer aux théories conspirationnistes, le fact-checking ou l’appel à la logique se révèlent utiles. Au temps d’Internet, mettre en place des « gestes barrières » numériques est également efficace. Tourner en dérision les récits conspirationnistes, pour ce public seulement, peut également être valable.
Les professionnel·les de l’information ont également un rôle crucial à jouer. La rigueur et le sérieux nécessaires au métier de journaliste sont profondément mis à mal par la tentation du sensationnalisme, des effets d’annonce, de la course au gros titre en compétition avec les concurrents. D’une certaine manière, la diffusion de discours haineux est rendue possible par une société de plus en plus polarisée dans laquelle « la véracité et la justesse des informations n’importent plus. Les faits sont devenus secondaires. Les avis et les idées reçues semblent gravés dans le marbre à jamais », comme le rappelle Björn Soenens, ancien directeur de l’information du Journal télévisé de la VRT. Si la confiance dans les médias traditionnels a été rompue, il faut pouvoir en identifier les causes : le monopole économique sur les principales sources d’information, l’infobésité croissante, les biais que les groupes comme Google imposent à notre rapport à l’information… afin de mieux s’y atteler.
Cependant, au-delà de la prévention et de l’éducation à l’esprit critique, la question se pose différemment pour les personnes qui adhèrent déjà à une ou plusieurs théories conspirationnistes. De fait, il est tentant, face à une rhétorique biaisée et des faits dont la véracité n’est pas établie, de vouloir démontrer que c’est faux. En particulier dans un monde où l’information est à disposition quasiment illimitée pour presque tout le monde, l’adhésion à ces récits n’est en général pas le fruit d’un manque d’accès aux connaissances et la personne ne « change pas d’avis » face à de nouveaux faits. Les recherches ont montré que les tentatives de démystification argumentées et/ou agressives qui cherchent à « gagner » une discussion ont plutôt tendance à renforcer l’adhésion qu’à l’ébranler, et se révèlent donc contre-productives : « les personnes qui croient fermement aux théories du complot interprètent très souvent toute tentative de fournir des preuves contraires comme des preuves en faveur du complot. » Par exemple, le terme « théorie du complot » aurait été forgé par la CIA pour discréditer les mouvements qui avaient « découvert la vérité », permettant d’éviter d’être associé·e à un terme qui sous-entend l’irrationalité, la folie, voire la dangerosité.
Il est donc plus efficace de prendre la chose dans le sens contraire : faire appel non pas aux faits, mais aux besoins socio-psychologiques qui sous-tendent et alimentent l’adhésion conspirationniste. Partir de constats partagés (l’injustice de l’organisation socio-économique mondiale aujourd’hui, le sentiment d’impuissance et d’insécurité face à la crise sanitaire, l’abus de pouvoir des puissant·es, la difficulté croissante à trier l’information et à faire sens de ce qui nous arrive) peut être une base pour établir une conversation productive. De plus, il est essentiel de se montrer empathique et bienveillant·e, et d’éviter la dérision et le ridicule : « rien n’est pire que de faire preuve d’arrogance lorsqu’on signale à quelqu’un (de bien !) qu’il s’est fait berné. Ne remettez pas en doute sa bonne foi. Peut-être même devriez-vous commencer par en faire l’éloge… » [1]. Puisque la personne se déclare critique et contestataire, « il peut s’avérer utile de mettre l’accent sur cette pensée critique à condition de la réorienter vers une meilleure évaluation des théories conspirationnistes soutenues ».
Souvent, rapporter les paroles d’ex-convaincu·es des théories conspirationnistes (des « messager·es de confiance ») critiques vis-à-vis de celles-ci peut avoir bien plus de poids que tous les arguments du monde (puisque l’effet de halo implique que plus d’importance est donnée à qui dit quelque chose, qu’à ce qui est dit). L’expérience des personnes « repenties » (qui, après avoir adhéré des années durant à des récits conspirationnistes, s’en sont éloignées – et tendent à dénoncer l’engrenage dans lequel ils et elles ont été pris·es) est édifiante. Que cela soit par décalage entre leurs valeurs et celles des personnes-référentes, ou bien en changeant de sources d’information, il n’y a pas de formule magique. Parfois l’intervention de proches est utile, parfois elle est contre-productive : au contraire, le témoignage de « repenties » s’avère faire plus facilement argument d’autorité que les positions de personnes sceptiques à ces théories.
Sur ces points, les sociétés civiles ont un rôle à jouer en interpellant et critiquant les personnes décisionnaires sur leurs actions et leurs bilans, en toute transparence. En laissant la communication mensongère devenir la norme dans l’expression économique et politique (depuis la publicité jusqu’à la langue de bois politicienne), en tolérant les procès baillons et la confiscation de la parole par les plus puissants, on installe la défiance systématique envers l’expression des institutions et le sentiment qu’établir des faits objectifs n’est soit plus possible, soit n’a plus d’importance. C’est la complexité de notre monde et la dépossession de mécanismes démocratiques qui donnent à une part grandissante de la population la sensation qu’on se joue d’elle. Redonner aux citoyen·nes les moyens de transformer leurs propres conditions d’existence passera nécessairement par la lutte contre cette sensation d’impuissance.