Chasser Dracula, incuber des monstres

, par NACLA , GIMÉNEZ María Julia

Un réseau transnational conservateur a facilité l’essor de l’extrême droite. En première ligne de cette offensive se trouve la Fondation Internationale pour la liberté. Ritimo résume ici un article publié en espagnol par NACLA.

Mario Vargas Llosa, président de la Fondation Internationale pour la Liberté, lors du 15e Forum atlantique ibéro-américain pour la démocratie et la liberté.

Quelques jours avant la victoire électorale de Javier Milei en Argentine, un texte de soutien à sa candidature avait circulé sur les réseaux sociaux et dans les médias, signé par 9 ex-présidents latino-américains et un Prix Nobel de littérature – entre autres l’argentin Mauricio Macri, le colombien Ivan Duque, le chilien Sebastián Piñera, le mexicain Felipe Calderón, le péruvien Mario Vargas Llosa. Ce texte s’inscrit dans un processus de moyen terme qui traverse la région : l’articulation régionale des droites ultralibérales et ultraconservatrices ; il fait écho à une note largement diffusée de la Fondation Internationale pour la Liberté datée du 23 avril 2020 qui appelait à défendre les libertés individuelles face aux mesures étatiques prises pour lutter contre la pandémie de Covid-19 (confinement, etc).

Or, ces idées ont progressé au cours des dernières années, et la canalisation du mal-être socio-économique argentin a fini par rejoindre les utopies réactionnaires et hostiles à l’intervention de l’État, pour aboutir à l’élection de Milei de fin 2023. Sans minimiser les éléments de contexte national, sa victoire doit également être lue dans le contexte de la consolidation du réseau transnational des droites radicalisées. Et si l’on tire les fils de ce réseau, on finit par tomber sur des organisations comme la Fondation Internationale pour la Liberté (FIL).

La FIL est une plateforme d’organisations qui cherchent à influencer les sphères politiques, entrepreneuriales, médiatiques et universitaires. Les membres de ce think tank constitué en 2002 défendent des idées, développent des argumentaires et influencent les décideurs de tous secteurs ainsi que le grand public. La FIL a été créée principalement dans le but de défendre l’économie de marché, comme contre-offensive dans le contexte de la « vague rose » des gouvernements de centre-gauche en Amérique latine. Son objectif est d’incuber, connecter et influencer d’autres think tanks libéraux ; ses modes d’actions, le mécénat pour l’organisation de forums et d’activités, pour financer des bourses, des concours et des prix étudiant·es, pour les maisons d’édition et les publications engagées dans la défense et la diffusion du libéralisme. Dès le début, la FIL (tout comme son président, Mario Vargas Llosa) se positionne en adversaire du régime cubain, du processus bolivarien au Venezuela et du socialisme du XXIe siècle en général – adversaire en somme du renouveau de la « menace communiste » dans la région, en un espèce de Dracula ressuscité qu’il faudrait à nouveau chasser (pour reprendre les mots de Carlos Montaner, membre fondateur de la FIL). [1]

L’argumentaire développé par la FIL peut être synthétisé en trois axes : la menace à la démocratie libérale que représentent les populismes, les nationalismes et le communisme (visant [in]directement la Bolivie d’Evo Morales, l’Équateur de Rafael Correa et l’Argentine des Kirchners) ; les défis pour garantir la sécurité des marchés et la guerre contre le narcotrafic ; et enfin les opportunités pour les démocraties de marché et la réactivation du projet de libre échange en Amérique. De par la mise en scène des rencontres et la teneur des discours mobilisés, l’action de la FIL fait écho (quoique parfois de manière décontextualisée ou déformée) aux rhétoriques anticommunistes des années 1950-1970 du Congrès pour la Liberté de la Culture ou de la Confédération Anticommuniste Latinoaméricaine, qui ont émergé en même temps que le Plan Condor. La réactivation du lexique anticommuniste de la guerre froide par la FIL implique en même temps la réaffirmation de la tutelle des États-Unis et de la péninsule Ibérique comme tuteur des processus politiques latino-américains.

Deux générations de droites se développent et prennent de l’ampleur en Amérique latine. La première est la droite libérale-conservatrice qui a surgi de la guerre froide et des processus dictatoriaux, et qui a survécu aux fragiles processus de démocratisation. Sans perdre ses valeurs catholiques conservatrices, cette famille politique priorise la défense d’un État subordonné aux intérêts du capital international et à des institutions démocratiques limitées – le modèle promu par la Doctrine Monroe. Pour survivre, cette droite a dû réinventer l’ennemi communiste et imaginer d’autres types d’interventionnisme : le narcotrafic, les mouvements autochtones et paysans, le marxisme culturel, la théologie de la libération. Caractérisé par un soutien constant d’institutions étatsuniennes (mais aussi européennes), cette droite a pris la tête des mouvements anticorruption, a perfectionné les coups d’État parlementaires et élargi ses canaux de diffusion.

Si la FIL reflète bien le regain de cette droite conservatrice, elle a également servi de terrain fertile à l’émergence d’une deuxième génération de droites, alternatives et radicalisées. Pendant de l’ « alt-right » proche de Trump, ce phénomène se traduit en Amérique du sud avec le bolsonarisme. Il canalise des voix et des idées réactionnaires jusque-là marginalisées, que les réseaux sociaux ont largement contribué à amplifier : des groupes néonazis, racistes, xénophobes, antiféministes, homophobes, traditionalistes, antiécologistes et pro-armement se sont agglomérés avec les positions anti-État ultralibérales. La crise du capital et la dégradation des conditions de vie ont été un terreau propice à la diffusion de théories conspirationnistes qui se présentent comme anti-système et contestataires de l’ordre établi – ce qui se révèle efficace pour canaliser l’indignation sociale sans pour autant rejeter les imaginaires anticommunistes ou autoritaires/dictatoriaux.

Face au regain des gauches latino-américaines autour de 2019 et des mouvements sociaux qui ont fait irruption en Colombie, Equateur, Chili, Bolivie, etc. la FIL (espace d’articulation par excellence de ces deux générations de droites) pousse sa position de plus en plus vers la « théorie du choc » : imposer toutes les réformes le plus rapidement possible. Une droite plus radicale, sans euphémisme, que Milei incarne dans toute sa splendeur – et avec elle les « monstres » dont parlait Gramsci, entre la mort de l’ancien monde et la naissance du nouveau. Garder l’attention fixée sur des nébuleuses comme la FIL, qui incubent ces monstres, pourrait être essentiel pour contrecarrer leurs conditions d’émergence.

Voir l’article complet en espagnol sur le site de NACLA, paru le 2 avril 2024