Carnet de reporters : Ce que les femmes qui restent peuvent nous dire sur la migration

, par The New Humanitarian , BRAULT Charlène (trad.), ROJO Magdalena, ROJO Noel

La plupart du temps, écrire sur la migration signifie raconter l’histoire des personnes qui se déplacent : celles qui sont forcées de quitter leur foyer en raison de catastrophes naturelles, de conflits, de violences ou des effets du changement climatique, ou qui en ont tellement assez des opportunités économiques limitées, de la corruption et de la mauvaise gouvernance que la faible lueur d’une possibilité à l’horizon suffit à les faire se mettre en route.

Portrait d’une femme sénégalaise dans son champ.

Les déplacements sont spectaculaires et attirent donc l’attention. Toutefois, l’histoire de la migration a un revers que l’on oublie souvent : pour presque chaque personne qui se déplace, il y en a d’autres qui restent derrière. Il s’agit souvent de femmes dont la mobilité est limitée par les normes sociales et des rôles de genre étroitement définis.

Au cours des six dernières années, nous avons interrogé plus de 60 femmes en Inde, au Mexique, en Éthiopie et au Sénégal dont la vie a été directement et significativement influencée par la migration, même si elles ne faisaient pas partie du voyage. Le projet que nous avons créé, Women Who Stay (Les femmes qui restent), vise à raconter leur histoire et à présenter un tableau plus complet de ce que signifie la migration. Voici ce que nous avons appris :

L’impact économique de la migration sur les femmes est complexe

Lorsque les hommes émigrent, leur famille se retrouve souvent dans une meilleure condition financière que les autres membres de la communauté. Mais les envois de fonds de l’étranger ne couvrent pas nécessairement l’ensemble des besoins d’une famille et sont souvent répartis entre plusieurs membres de la famille.

Par conséquent, les femmes qui restent dans le pays d’origine se voient souvent dans l’obligation de gagner de l’argent. Cela peut venir s’ajouter à leur charge de travail domestique, mais cela peut également leur permettre d’acquérir un certain degré d’indépendance économique qu’elles n’auraient peut-être pas eu autrement.

En 2018, par exemple, nous avons rencontré Magat à Ndiébène Gandiole, un village côtier du nord du Sénégal. Magat, une femme wolof d’une trentaine d’années, était mariée à Diop, un pêcheur. Comme beaucoup d’autres, il luttait pour gagner sa vie alors que les navires de pêche de la Chine, de la Russie et de l’Union européenne sillonnaient de plus en plus les eaux sénégalaises.

En 2006, Diop est parti pour l’Espagne, où il a travaillé comme pêcheur en envoyant de l’argent chez lui. Magat, quant à elle, a assumé les responsabilités de la maternité tout en travaillant pour gagner plus d’argent.

Un matin, alors que nous parlions, Magat conduisit sa fille de quatre ans, Jasin, à une cage de dindes dans leur cour. En plus de s’occuper des animaux, « tous les matins, après avoir fait le ménage et la cuisine, je me rends à mon magasin [d’alimentation] près de la route. Je l’ouvre à sept heures », explique Magat. « S’il y a des fêtes au village, je vais aussi tresser les cheveux des femmes. »

Malgré les difficultés, le fait d’avoir deux revenus a donné à la famille une certaine stabilité financière. Lorsque nous avons rencontré Magat, elle supervisait la construction de leur nouvelle maison.

La migration est un pari qui peut laisser les femmes seules ; parfois elle met fin à la violence

Pour les personnes qui ne peuvent pas obtenir de visa, traverser les frontières de manière irrégulière implique souvent de faire appel à des passeurs qui demandent des centaines voire des milliers de dollars pour leurs services. De nombreuses familles n’ont pas les moyens de payer ces frais à l’avance et doivent s’endetter pour envoyer quelqu’un à l’étranger.

À long terme, les familles espèrent que les avantages économiques de la migration en vaudront la peine. Mais à court terme, les femmes doivent souvent travailler pour subvenir aux besoins de leurs enfants et de leurs proches pendant le remboursement de la dette.

C’est le cas de Raquel Cruz, que nous avons rencontrée en 2017 dans la région humide et vallonnée de La Huasteca dans l’État de San Luis Potosí au Mexique. Son mari, Leo, était aux États-Unis. Il avait émigré et était revenu à de multiples reprises. « Léo rembourse encore le prêt que nous avons obtenu de la banque lorsqu’il a décidé de retourner aux États-Unis », explique Raquel.

Raquel préparait des plats pour les enseignant·es d’une école locale et récoltait du miel pour le vendre avec l’aide d’une ONG locale.

Flor Mateo, originaire de San Marcos Tlapazola dans l’État d’Oaxaca au Mexique, s’est également retrouvée à devoir travailler, mais pour des raisons différentes : son mari les a abandonnées, elle et leur fille, après avoir émigré aux États-Unis. « Si je ne voulais pas être une charge pour mes parents, je devais commencer à travailler et ma fille est allée à la garderie », racontait Flor lorsque nous l’avons rencontrée en 2017.

Le mari de Flor était violent, dit-elle. Son départ a donc été un soulagement. « Il était agressif. Il me battait… même lorsque j’étais enceinte et après la naissance de notre fille. Mais nous sommes restés ensemble, car nous pensions que c’était mieux pour elle », confie Flor. « Le jour où il a décidé d’aller aux États-Unis a été la meilleure chose qui pouvait m’arriver. »

D’autres femmes abandonnées, ou dont les maris ou les fils font partie des milliers de personnes qui meurent ou qui disparaissent chaque année en migrant, éprouvent souvent des difficultés psychologiques et ont du mal à accepter cette perte.

« Je préférerais mourir plutôt que de continuer à vivre ainsi », déclare Mama Lethay Kahsai, une femme d’une cinquantaine d’années que nous avons rencontrée dans le village de Dega, dans la région du Tigré, en Éthiopie, en 2018, avant que la guerre n’éclate. Son fils est mort après avoir émigré en Arabie saoudite, une destination prisée des Éthiopiens. Mama Lethay l’a appris par un voisin et est désormais totalement dépendante du soutien de la communauté et des ONG.

La migration peut avoir une incidence sur le choix du conjoint et sur la capacité des femmes à recevoir une éducation

Dans plusieurs des pays où nous avons mené notre enquête, y compris au sein des communautés autochtones adivasi du sud du Rajasthan en Inde, les parents considèrent souvent les hommes qui ont émigré comme des candidats de choix pour leurs filles.

De nombreux hommes adivasi vont travailler dans l’État indien du Gujarat. « Mon père a rencontré mon mari à l’usine où il travaille », raconte Pushpa Devi dans le village de Salkal. « Il savait qu’il allait payer le mariage avec ses propres économies, cela montrait qu’il travaillait dur. »

Pushpa s’est mariée à l’âge de 15 ans, ce qui n’est pas inhabituel chez les Adivasi. Les mariages précoces signifient souvent que les parents n’investissent pas dans l’éducation de leurs filles, ce qui a des conséquences à long terme. « Je ne peux plus aider mon fils aîné à faire ses devoirs car je ne parle pas anglais et je ne connais pas les mathématiques », explique Pushpa.

À San Luis Potosí, au Mexique, l’anthropologue Nelly López affirme que la migration a contribué à la tendance des femmes à se marier plus tard dans leur vie et à poursuivre leurs études. « Les familles elles-mêmes disent [aux femmes] d’attendre pour se marier et d’étudier d’abord », explique Nelly López.

Lorsqu’elles se marient, les femmes de San Luis Potosí choisissent souvent des partenaires qui ont émigré. « Ce n’est pas seulement en raison de la situation économique », déclare Nelly López. « Si vous épousez quelqu’un qui a déjà été aux États-Unis, cela signifie qu’il est capable de cuisiner, de laver ses vêtements et oui, il peut également avoir sa propre maison. »

La migration a un impact sur les enfants, et les femmes qui restent au pays doivent y faire face

L’une des principales raisons pour lesquelles les pères auxquels nous avons parlé au cours de notre reportage émigrent, est d’assurer un meilleur avenir à leurs enfants. Mais les femmes qui restent au pays affirment qu’assumer seules les responsabilités parentales est l’un des défis les plus importants auxquels elles sont confrontées.

Le fait de devoir assumer le rôle de deux parents a un impact sur leur relation avec leurs enfants, qui ont souvent du mal à s’adapter à l’absence de leur père.

En 2017, par exemple, nous avons rencontré Keyssy, cinq ans, originaire de la région d’Istmo dans l’État d’Oaxaca, au Mexique. Elle est née alors que son père était déjà aux États-Unis. Il n’est revenu qu’à ses trois ans. Entre temps, Keyssy appelait son oncle « papa ». Lorsque son véritable père est rentré, Keyssy a mis du temps à s’habituer à sa présence à la maison.

Pour Flor, lorsqu’elle a confié sa fille à la garderie après le départ de son mari, elle a commencé à remarquer un changement dans son comportement. « Les instituteur·rices m’ont dit qu’elle était plus agressive », raconte Flor, qui a finalement décidé de l’emmener consulter un psychologue.

Les femmes qui restent doivent souvent faire face aux effets du changement climatique

De nombreux endroits où nous avons effectué notre reportage ont des climats extrêmes qui deviennent de plus en plus rudes en raison des effets de la crise climatique. Certaines des femmes que nous avons rencontrées ont choisi de s’adapter, souvent avec l’aide d’organisations locales ou internationales. D’autres ont décidé d’émigrer.

À Dega, dans le Tigré, nous avons également rencontré Tsega, une femme de 45 ans, mère de quatre enfants. Comme d’autres femmes du village, Tsega parcourait chaque jour quatre kilomètres à pied pour aller chercher de l’eau au puits le plus proche. « Avant le départ de mon mari, nous n’avions pas de terre, pas de moyens de gagner de l’argent », explique Tsega.

Depuis les années 1980, Dega est frappée par un cycle de sécheresses qui s’aggrave et qui a bouleversé les moyens de subsistance de la population. Comme beaucoup d’autres Éthiopien·nes, le mari de Tsega a émigré en Arabie saoudite à la recherche d’un emploi vers 2008. N’ayant pas reçu d’argent de la part de son mari pendant quelques mois et craignant qu’il ne l’ait abandonnée, Tsega a décidé de se rendre en Arabie saoudite pour le rechercher et gagner de l’argent afin de subvenir aux besoins de leurs enfants.

Laissant les enfants à la garde de proches, Tsega a suivi le chemin bien tracé des femmes éthiopiennes qui se rendent dans les pays du Golfe et du Moyen-Orient pour y trouver un emploi de domestique. Elle a trouvé son mari et a pu gagner de l’argent pour l’envoyer à leurs enfants. Mais comme d’autres employées de maison de la région, elle a également été confrontée à l’exploitation et aux mauvais traitements.

En 2013, Tsega et son mari ont été expulsé·es vers l’Éthiopie et sont retourné·es à Dega, où iels ont continué de se débrouiller ensemble pour assurer leur subsistance dans un contexte d’aggravation des effets de la crise climatique.

Dans la région de la Sierra Norte dans l’État d’Oaxaca, au Mexique, où une grande partie de la population autochtone mixe vit de la production de café, le changement climatique a entraîné l’apparition d’une maladie appelée « rouille du café » qui a détruit les plants autour du village de San Isidro Huayapám en 2015. En conséquence, de nombreux hommes de la région ont émigré à la recherche d’un emploi.

« Mes huit fils cultivaient le café, mais après la rouille, ils ont dû partir », se souvient Irene Jimenéz Almaraz, 69 ans, lors d’un entretien dans son salon en 2019.

Toutefois, au lieu d’abandonner la culture du café, Irene s’est efforcée d’atténuer les effets du changement climatique. Avec l’aide d’une ONG, elle a créé une pépinière et a planté différentes variétés de café pour tester celles qui peuvent résister à la rouille. « Le café nécessite beaucoup de soins. Les parcelles doivent être nettoyées tous les deux mois. Mais je travaille, pas à pas, car le café est tout ce que j’ai », explique Irene.

Lorsque les hommes émigrent, cela peut donner aux femmes l’occasion de devenir plus actives et de s’impliquer davantage dans la vie politique

Nous l’avons constaté chez les Adivasi en Inde, où les femmes ont organisé des groupes de solidarité avec l’aide d’ONG pour lutter contre les fonctionnaires corrompus qui siphonnent les rations gouvernementales destinées aux familles vulnérables. Nous l’avons également constaté dans les communautés autochtones au Mexique, où les femmes, dont les maris avaient émigré, représentaient leurs familles lors des assemblées générales de la communauté, un rôle traditionnellement réservé aux hommes.

« Nous devons participer… Les hommes commencent à prendre les femmes en considération. Avant, ils ne le faisaient pas. Aujourd’hui, les femmes prennent même le micro et disent quelque chose », nous raconte Juliana López, originaire d’El Fortín Alto dans l’Oaxaca. « Nous réalisons que nous sommes égaux. »

Voir l’article original en anglais sur le site du New Humanitarian

Commentaires

Les témoignages ont été recueillis par Magdalena et Noel Rojo dans le cadre de leur projet documentaire Women Who Stay (Les femmes qui restent). Au cours des cinq dernières années, ils ont documenté les vies de plus de 70 femmes qui sont restées en Inde, au Mexique, en Éthiopie, au Sénégal, en Roumanie et en Slovaquie pendant que leurs homologues masculins émigraient. Publié par Eric Reidy.

Cet article, initialement paru en anglais le 27 mars 2023 sur le site du New Humanitarian, a été traduit ver le français par Charlène Brault, traductrice bénévole pour ritimo. Voir la version en anglais sur notre site