Brésil : une décision qui renforce l’indépendance

, par ZIBECHI Raúl

L’article a été traduit de l’espagnol au français par Olivier Lagarde et relu par Audrey Garcia, tous deux traducteurs pour Ritimo. Retrouvez l’article original sur le site d’ALAI, Una decisión que fortalece la independencia

Le gouvernement de Dilma Roussef a annoncé le 18 décembre 2013 sa décision de rééquiper la force aérienne avec des chasseurs suédois Gripen NG de Saab. Il s’agit de l’achat de 36 appareils, annoncé depuis 2008 dans le cadre d’un processus débuté il y a plus de deux décennies pour 4,5 milliards de dollars.

La décision a surpris de nombreux analystes. Au regard des trois modèles finalistes, celui qui était le plus susceptible d’être choisi était le F-18 Super Homet de Boeing, un des chasseurs les plus puissants du marché. L’entreprise américaine avait établi des accords de coopération avec la brésilienne Embraer, dans la construction et la commercialisation de l’avion cargo KC-390, par lequel l’entreprise brésilienne entend remplacer les Hercules C-130 jusqu’alors dominants sur le marché.

Le troisième en compétition, le Rafale de l’entreprise française Dassault, avait pratiquement été écarté à cause de son prix élevé, environ 140 millions de dollars contre 100 millions pour le F-18 et seulement 70 millions pour le Gripen NG.

Tout indique que le récent scandale d’espionnage révélé par Edward Snowden - qui a provoqué une crise dans les relations bilatérales - a eu de l’influence dans la décision du gouvernement d’écarter Boeing. Quant à l’offre française, elle avait été écartée depuis longtemps, en raison des profonds désaccords géopolitiques apparus entre la France et le Brésil au sein de l’OMC et notamment lors du traité Brésil-Turquie-Iran visant à résoudre le problème d’enrichissement d’uranium de ce dernier.

Au-delà des considérations géopolitiques, l’achat d’un appareil si important pour la défense d’un pays ne doit pas se faire selon les affinités du moment, et encore moins par sympathies idéologiques. Aujourd’hui, aucun pays prétendant construire une défense puissante ne peut faire abstraction de la technologie occidentale. Les forces armées chinoises construisent leur défense avec des pièces importées d’Allemagne, du Royaume-Uni et de France, alliés des États-Unis (Rusia Today, 22 décembre 2013), sans pour autant remettre en cause l’indépendance politique et stratégique de la Chine.

La souveraineté nationale se joue ici sur deux axes : diversifier les achats et construire une solide industrie de défense. Aujourd’hui, le Brésil construit des sous-marins conventionnels et nucléaires grâce à un accord stratégique avec la France, qui a permis leur construction dans les chantiers navals brésiliens, par des techniciens formés en France. De la même manière, le pays construit des hélicoptères de transport de troupes et achète des missiles de défense à la Russie et des corvettes et frégates au Royaume-Uni.

La question des chasseurs est très complexe. Dans un premier temps, Lula avait annoncé l’achat de Rafale à la France, mais l’armée de l’air avait opté pour les Gripen et le président a du faire marche arrière (Folha de Sao Paulo, 5 janvier 2010). Les arguments des militaires étaient solides, et avec leurs 30 000 pages de données, ils ont finalement eu gain de cause.

L’avion est plus petit que ses concurrents et a une capacité de feu inférieure. En revanche, il est plus économique et est adapté à la réalité du Brésil dont la priorité est la défense et non l’attaque. Mais le point fondamental est que le Brésil ne veut pas acheter, mais fabriquer : il cherche un transfert complet de technologies, que les appareils soient assemblés au Brésil par Embraer (troisième entreprise d’aviation civile au monde par la taille) et qu’en bout de chaîne, la propriété intellectuelle du produit reste dans les mains de l’État brésilien (Estado de Sao Paulo, 19 décembre 2013).

Dans quelques années, 40 % des avions de chasse et 80 % de sa structure seront fabriqués au Brésil par des centaines de petites, moyennes et grandes entreprises qui travaillent depuis longtemps avec Embraer (Valor, 18 décembre 2013). Cela est rendu possible parle fait que le Gripen NG est un avion en développement, et que le Brésil s’inscrit dans le projet dès cette étape, chose qui était impossible avec les autres appareils, y compris les Sukhoi russes. C’est ce développement conjoint d’un nouveau modèle qui permettrait au Brésil d’acquérir la propriété intellectuelle de l’appareil, de disposer de techniciens et d’ ingénieurs formés pour les dessiner et le mettre en œuvre, et la liberté de le modifier quand il le jugera nécessaire.

D’autre part, le coût de l’heure de vol du Gripen est deux fois moins élevé que celui du Rafale et du F-18. Plus important encore : le Brésil pourra non seulement produire son propre chasseur mais aussi le vendre aux autres pays de la région, à l’Afrique du Sud - qui a déjà son lot de Gripen -, et à d’autres pays africains.

À l’heure actuelle, les forces aériennes de la région sont équipées de manière très inégale et le type d’appareil dont elles disposent témoigne de leurs possibilités : la Colombie a des chasseurs Kfirs israéliens, le Pérou des MIG russes et des Mirage français, le Venezuela a renouvelé l’ensemble de sa flotte avec des Sukhoi russes et le Chili a la force aérienne la plus puissante avec des F-16 américains. Mais tous achètent, aucun ne fabrique. Avec la décision du Brésil de fabriquer des avions de chasse - discutable aux yeux de ceux qui auraient préféré des avions russes -, la région a fait un pas de plus vers son indépendance militaire.