Ce texte, publié originellement en anglais par OpenDemocracy, a été traduit par Audrey Rotereau, traductrice bénévole pour rinoceros.
En une demi génération, une période qui couvre deux présidences, la politique a sorti des millions de Brésiliens de la misère. Arthur Ituassu explique comment cela s’est passé.
La démocratie et la politique gagnent la guerre contre la pauvreté au Brésil. Un rapport publié le 22 juillet 2010 par l’Instituto de Pesquisa Econômica Aplicada (IPEA) - institut de recherche économique du Brésil - révèle des détails frappants sur la diminution de la pauvreté dans ce pays. Il montre que lors de la période 1995-2008, 12,8 millions de Brésiliens sont sorti de la pobreza (pauvreté) et 13,1 millions supplémentaires sont sortis d’une condition extrême de miséria (misère). L’IPEA définit la pobreza par un revenu de moins de 250 reais [110 euros] par mois, et la miséria par un revenu en dessous de 125 reais [55 euros] par mois.
Il existe d’autres moyens de mesurer l’amélioration. En 1995, selon les critères de l’IPEA, 43,4% des Brésiliens étaient considérés comme pauvres et 20,9% vivaient dans la misère. En 2008, les chiffres respectifs ont diminués à 28,8% et 10,5%.
En outre, le coefficient de Gini pour le Brésil - qui mesure l’inégalité économique - a chuté de 0.64 à 0.54 au cours de la même période (le coefficient montre une inégalité totale lorsqu’il s’approche de 1.0). Il est vrai que la concentration des revenus au Brésil demeure l’une des pires dans le monde, mais l’amélioration ici décrite est significative. Si la tendance se poursuit sur la période 2009-16, l’IPEA s’attend à ce qu’en 2016 la miséria soit vaincue au Brésil et que la pobreza n’affectera plus que 4% de la population.
Une époque unique
Mais les chiffres ne racontent qu’une partie de l’histoire. Pour la démocratie et la continuité institutionnelle du Brésil, la réduction importante des inégalités économiques au sein du pays a été primordiale. En particulier, la période où l’IPEA a effectué ses recherches couvre deux présidences à deux termes, celles de Fernando Henrique Cardoso(1995-2002) et de Luis Inacio Lula da Silva(commencée en 2003, sa présidence se terminera en janvier 2011 après les élections d’octobre 2010). En travaillant de façon constructive pendant cette période historique précise, leurs gouvernements ont connu une remarquable réussite, qui a amélioré l’existence de millions de Brésiliens (voir "Brazil : democracy as balance", 15 novembre 2008).
Accorder de l’importance à la démocratie comme un instrument du progrès social au Brésil est justifié, pour les gouvernements de "FHC" et de Lula qui étaient les premiers véritables gouvernements démocratique après la fin des 20 années de dictature militaire au Brésil (1964-85). Fernando Collor de Mello a été élu par le peuple en 1989 lors de la première élection démocratique du nouveau régime, mais deux ans après il a été mis en accusation dans des scandales de corruption ; son vice-président et successeur Itamar Franco n’avait qu’un rôle de transition, bien qu’important.
En réalité, l’ère politique qui vit ses importants progrès sociaux et politiques a commencé en février 1994 lorsque Cardoso - en tant que ministre des Finances au sein du gouvernement d’Itamar Franco - a lancé les réformes du plan réal, réduisant un taux d’inflation record qui avait détruit la valeur de la monnaie du Brésil depuis 1980. Le succès de la politique économique de Cardoso lui a donné l’impulsion nécessaire pour atteindre la présidence et gouverner à partir de janvier 1995.
Dans l’ensemble, les résultats de cette époque démontrent la complémentarité des gouvernements de Cardoso et de Lula (voir "The price of democracy in Brazil", 21 mai 2009). Le principal objectif de FHC était d’établir une économie stable, dans laquelle la réduction de l’inflation serait suivie par des investissements importants, aussi bien en termes de volonté politique que de ressources, dans le système de santé publique et d’éducation de base ; celui de Lula, d’améliorer les prestations sociales directes (la plus connue, la bolsa familia, un projet de revenu minimum profitant à des millions de Brésiliens) afin de créer de nouvelles classes de consommateurs et de dynamiser la production industrielle domestique du pays.
Lors des six premiers mois de 2010 seulement, Lula a transféré 7 millions de R$ (3,15 millions d’euros) à plus de 50 millions de personnes grâce à la bolsa familia. 25% des Brésiliens reçoivent désormais l’allocation, ce qui rapporte aux familles entre 22 R$ (10 euros) et 200 R$ (90 euros) par mois.
Un espoir brésilien
Cependant, la macro perspective permet toujours une vision plus détaillée, qui fait ressortir certains problèmes traditionnels du processus de l’économie brésilienne et de son développement. Deux points sont particulièrement importants.
Le premier est que la pauvreté se réduit à un rythme plus rapide dans des régions du Brésil déjà plus "éduquées". Désormais, dans le Sud et le Sud-est, la pauvreté est tombée de 47,1% à 34,8% respectivement ; tandis que dans le Nordeste, le Nord et le Centre, elle est tombée à 28,8%, 14,9% et 12,7% (les chiffres concernant la misère sont proportionnellement similaires). En fait, l’impact de la bolsa familia dans le Nordeste - historiquement la région la plus pauvre du Brésil – lui a permis d’atteindre un niveau similaire de réduction de la miséria que dans le Sud et le Sud-est.
Le second point est que l’étude de l’IPEA confirme que la croissance économique ne peut pas réduire à elle seule la pauvreté et la misère. La partie centrale du pays - le Centre-ouest du Brésil, où se trouve la capitale Brasilia - connaît la croissance annuelle de son PIB par habitant la plus rapide sur la période 1995-2008 : 5,3% par an. En même temps, la région avait le deuxième pire niveau annuel de la réduction de la pauvreté : 2,3%, mieux que le 1,6% par an du Nord. Ce résultat met en évidence une très forte aberration du contexte économique brésilien, à savoir la croissance constante et disproportionnée du nombre de fonctionnaires ainsi que de leurs salaires par rapport au secteur commercial.
En 2002-2008, par exemple (selon une autre étude publié en 2009), les salaires du secteur privé ont augmenté de 8,7% de plus que le taux d’inflation pendant cette période (43,3%) ; tandis que les salaires des plus grandes institutions publiques du Brésil (la présidence, le congrès et le système judiciaire) ont augmenté d’environ 74,2%, 28,5% et 79,3% au dessus de l’inflation. En février 2009, le salaire moyen au sein du dispositif présidentiel – tout emploi confondu - était de 6 691 R$ ; dans le secteur privé du Brésil, il était de 1 154 R$. Une conséquence de cette situation est la faiblesse de l’esprit entrepreneurial parmi les jeunes ayant une éducation supérieure, qui préfèrent les conditions de "peu de travail-haut salaire-grande stabilité" du service public plutôt que de rechercher l’aventure et le risque sur le marché du travail brésilien.
Mais les résultats présentés par l’Instituto de Pesquisa Econômica Aplicada montre que le Brésil est au moins sur le bon chemin concernant la réduction de la pauvreté. De plus, comme je l’ai expliqué dans un précédent article sur openDemocracy, il est peu probable que cette tendance change quel que soit celui qui gagnera l’élection présidentielle d’octobre 2010, et deviendra le successeur de Lula en janvier 2011 (voir "Brazil after Lula : left vs left", 23 mars 2010).
Ce "cycle vertueux" n’est ni plus ni moins qu’un produit dérivé des améliorations majeures de l’environnement politique brésilien depuis 1989 : un processus de "re-démocratisation", une stabilisation économique et politique, et une série de compromis internationaux opérés par le Brésil au sujet de problèmes sensibles tels que le commerce, l’environnement, la propriété intellectuelle et la prolifération du nucléaire. C’est une vive illustration des effets de création de valeur, d’amélioration de la vie, et d’enrichissement social d’une politique démocratique durable.
En continuant sur cette voie, il est plus que probable que le Brésil se trouve dans une bien meilleure forme que par le passé pour accueillir des visiteurs internationaux lors de la coupe du monde de football de 2014 et les Jeux Olympiques de 2016. Tout problème majeur ne pourrait que venir de la crise économique et financière internationale issue du Nord.
Arthur Ituassu est professeur au département de communication sociale à la Pontificia Universidade Catolica de Rio de Janeiro. Site internet : http://www.ituassu.com.br/.