Boaventura de Sousa : « La tragédie de notre temps, c’est que les forces de domination sont unies et les forces de résistance divisées »

, par ELORDUY Pablo

La connaissance occidentale a imposé un programme dans le monde entier basé sur l’impossibilité de penser un autre monde différent du modèle capitaliste. Boaventura de Sousa parle d’« épistémicide » pour définir la façon dont ce programme a assujetti la connaissance et les savoirs d’autres cultures et d’autres peuples.

Boaventura de Sousa Santos a publié son dernier livre en espagnol aux éditions Morata. @David Fernandez

Boaventura de Sousa (Coimbra, Portugal, 1940) s’est rendu à Madrid pour présenter Justice parmi les Savoirs. Epistémologies du Sud contre l’épistémicide (Editions Morata), une critique de la hiérarchie établie par la pensée occidentale contre les autres peuples du monde. De Sousa sort un petit appareil pour enregistrer la conversation avec El Salto. Il est habitué à ce type de conversations. Ce n’est pas en vain qu’il a parcouru le monde en tant qu’organisateur du Forum Social Mondial, travaillé à l’Université de Wisconsin-Madison aux États-Unis, ainsi qu’à celle de Warwick au Royaume-Uni.

Il y a une phrase du livre qui attire mon attention, quand tu dis que « nous n’avons pas peur, mais nous n’avons pas non plus d’illusion », peux-tu l’expliquer ?

Je pense que l’idée de la peur me vient de Spinoza. Il parle beaucoup des deux affects ou sentiments que nous avons tous ou que nous devons avoir, et qui sont la peur et l’espoir. Il doit y avoir un certain équilibre entre peur et espoir parce que la peur sans espoir, c’est le désespoir, c’est la paralysie, c’est la mort. Et l’espoir sans peur, c’est un volontarisme qui peut aussi se révéler suicidaire.

C’est pourquoi il faut trouver un équilibre dans tout cela. Je pense que nous vivons une époque où la peur l’emporte sur l’espoir. Nous sommes dans ce que nous pourrions appeler un cycle réactionnaire global, qui concerne le monde entier, régi par le néolibéralisme mondial, et qui est en train de générer avant tout un sentiment de peur chez tous ceux qui résistent.

Nous devons donc bel et bien avoir peur, car la situation n’est pas des moindres, mais il faut garder espoir. Nous savons qu’on cherche à nous effrayer, à faire en sorte que la peur prédomine, mais nous devons garder la possibilité d’un espoir. Cet espoir doit être celui d’une société meilleure, plus juste, par le biais d’une autre épistémologie, d’un autre rapport à la connaissance, d’une autre façon de vivre, d’encadrer la société.

En quoi consiste cette justice cognitive dont tu parles aussi dans ton livre ?

C’est une chose simple. Pour nous aujourd’hui, pour le modèle de société dominant dans lequel nous vivons, la connaissance véritablement reconnue comme valide est la connaissance scientifique. Pour le citoyen moyen, toute personne ne maîtrisant pas la science est un ignorant, une personne qui n’a pas de connaissances valables. Une personne a beau avoir vécu, avoir une expérience de vie, un travail, une société, une communauté au sein de laquelle elle a travaillé… cette connaissance ne compte pas, car la seule qui compte, c’est la connaissance scientifique.

Cela a créé un système que j’ai appelé épistémicide : on a beaucoup détruit parce qu’on a mésestimé le savoir des gens, les connaissances populaires, vernaculaires, qui résultent non pas d’expérimentations scientifiques mais d’expériences de vie. Expériences que nous avons tous.

C’est pourquoi il y a un très grand déséquilibre dans le monde actuel dû au fait que nous considérons – pas depuis très longtemps, depuis le 17ᵉ ou 18ᵉ siècle – que la seule connaissance valide est la connaissance scientifique. Et c’est pourquoi, celui qui détient cette connaissance a plus de pouvoir, car la connaissance est pouvoir et la connaissance la plus reconnue correspond au pouvoir le plus fort. Jusqu’à présent, cette connaissance scientifique est restée concentrée dans les pays du nord, à savoir l’Amérique du Nord et l’Europe. La position de force depuis les temps coloniaux du capitalisme moderne, surtout après le 19ème siècle, vient de l’idée que là où se trouvent la frontière scientifique et la connaissance scientifique se trouve aussi le plus grand développement et par conséquent, le plus grand pouvoir impérial au monde.

Cela a créé un mépris envers d’autres savoirs et d’autres cultures – et je ne parle pas seulement des peuples analphabètes, ou des peuples indigènes ou afro-descendants – je parle de la Chine, de l’Inde dont la culture est d’une très grande richesse, et ces pays ont été fortement humiliés, en particulier la Chine. Évidemment, c’est aussi ce qui se passe avec l’Islam. Cet Islam dont nous dépendons tous, car une partie de ce que nous savons de la culture occidentale nous a été transmise par les musulmans à partir du 9ᵉ siècle.

C’est ainsi qu’est née l’idée selon laquelle toutes les connaissances qui existent dans le monde ne sont pas valides. Et comme elles ne sont pas toutes valides, nous n’avons rien à apprendre. Nous devons enseigner. Le reste du monde, nous pouvons le maîtriser, le développer, l’aider, mais en aucun cas apprendre à ses côtés.

Cela a créé une injustice qui n’est pas seulement cognitive. Évidemment, elle l’est au départ, mais ensuite elle produit des injustices sociales, économiques et politiques, non seulement entre les pays mais aussi au sein d’un même pays.

Les enfants qui ont grandi après le triomphe du néolibéralisme sont-ils moins libres ?

Oui, ils sont moins libres. Je dirais que cela est dû au fait qu’ils sont élevés dans un cadre cognitif encore plus concentrationnaire. Car ce n’est pas seulement l’idée de l’existence d’une seule connaissance valide, ou que la seule connaissance valide est scientifique et vient des 17ème et 18ème siècle ; aujourd’hui, cela a des implications dans la vie politique et sociale.

C’est l’idée qu’il n’existe pas d’alternative, surtout après la chute du mur de Berlin. L’idée que cette société, le capitalisme, constitue bel et bien la fin de l’histoire. Le livre de Fukuyama a beau avoir été discrédité, la vérité c’est que dans le monde politique d’aujourd’hui, dans le monde des finances et des relations internationales, même au sein de l’ONU, on ne voit aucune alternative à la société capitaliste qui nous domine.

Et c’est pourquoi on n’a pas la liberté de voir ces alternatives, ces possibilités pour d’autres types de développement. Nous sommes dans un processus de revendication de cette diversité, valorisant et intégrant à nos études d’autres types de connaissances qui puissent nous aider, et c’est en cela que l’éducation est fondamentale ; donner l’idée de la diversité culturelle du monde, de la diversité épistémique, culturelle à partir de laquelle nous pourrions avoir une culture véritablement démocratique. Actuellement, elle n’existe pas. Je donne comme exemple cette version restreinte de démocratie qui est la nôtre, laquelle est de surcroît très faible car elle ne sait pas se défendre des antidémocrates.

Dans cette situation, les gens, les jeunes surtout, méconnaissent l’histoire. D’une part, il y a un élément très important dans le néolibéralisme, c’est l’idée que tout commence maintenant, que le passé ne compte pas ; c’est-à-dire la manipulation de la mémoire et de l’histoire. D’autre part, c’est une culture qui est uniquement celle des vainqueurs. Il n’y a pas de vaincus. Le néolibéralisme nous fait croire que le grand vainqueur aujourd’hui, c’est le riche. Le riche qui autrefois avait honte d’être riche et qui devait cacher sa richesse, aujourd’hui non, c’est le contraire, il l’exhibe et les journaux la montrent, révélant les grandes propriétés où vivent ces Messieurs.

C’est une idée vraiment très concentrationnaire, très réactionnaire : l’idée qu’il n’y a aucune alternative à cela. S’il n’y a pas d’alternative, ce n’est pas injuste, car pour que ce soit considéré comme injuste par les jeunes et pour que cela génère un peu de rébellion, il faut penser qu’il existe une alternative, que les choses pourraient être autrement. Mais c’est justement pour cette raison que cette politique a une valeur épistémique, parce qu’on te dit : « les autres alternatives ne sont pas viables, ce sont des utopies, des folies. Laisse ça aux poètes, et ne te pose plus de questions : cette société est celle dans laquelle tu dois vivre ».

C’est en quelque sorte un individualisme complètement obsessionnel, parce qu’il te dit que c’est toi le chef de ta propre entreprise, que tu es un entrepreneur et que tu vas gagner. Et si tu ne gagnes pas, c’est de ta faute. Moi je ne veux pas être entrepreneur. Pourquoi le serais-je ? Surtout si je sais que pour réussir, il faut qu’un autre échoue. Ma collègue doit échouer dans son projet pour que moi j’aie du succès ? De quel genre de sociabilité s’agit-il quand il n’y a ni coopération ni solidarité ? Pourquoi devrais-je me regarder le nombril et voir tous les autres comme mes ennemis ?

Boaventura de Sousa pendant l’entretien avec El salto à l’Athénée de Madrid. @David Fernandez

Qui sont ceux qui forment l’arrière-garde et pourquoi pouvons-nous placer notre espoir en eux ?

C’est le concept que j’ai avancé et qui est un peu polémique car toute pensée critique, théorique, politique, épistémologique part toujours de l’idée qu’il y a des avant-gardes éclairées, en avance sur leur temps, capables de voir ce que d’autres ne voient pas, et que si elles ne gagnent pas, ce n’est pas de leur faute, mais celle de la mise en pratique, c’est-à-dire des citoyens.

Tout au long du 20ème siècle, c’est ce qui s’est passé avec toutes les politiques et théories critiques. Si les choses échouent – et souvent, les alternatives de gauche ou révolutionnaires ont échoué – la faute n’incombe pas à la théorie, mais à la pratique. La théorie va de l’avant sans connaître d’obstacle, absolument à l’abri et impunie… Je pense que tout cela, c’est terminé.

Au contraire, en ce moment, nous devons suivre ceux qui résistent à la domination mondiale, qui réside de fait, non seulement dans le capitalisme mais aussi dans le colonialisme et le patriarcat. C’est-à-dire que nos sociétés ne sont pas seulement capitalistes, elles sont aussi colonialistes et patriarcales. C’est pourquoi, malgré toutes les victoires du mouvement féministe, il y a encore des féminicides : la violence continue à sévir dans presque tous les pays. Pourquoi ? Parce que cette société a besoin que le capitalisme s’appuie sur le colonialisme, le racisme, l’islamophobie, le néocolonialisme et bien sûr, l’hétéropatriarcat qui régit cette domination.

Ceux qui résistent à cette triple domination doivent s’unir, se coordonner. Car la tragédie de notre temps, c’est que les forces de domination sont unies, c’est-à-dire que le capitalisme agit aux côtés du colonialisme et du patriarcat, alors que les forces de résistance sont divisées. Les femmes luttent contre le patriarcat mais elles oublient le colonialisme, le racisme ou le capitalisme. Les syndicats, quand ils luttent contre le capitalisme oublient le racisme et le patriarcat… Nous sommes très divisés. La théorie de l’arrière-garde, c’est donc l’idée que nous devons soutenir les intellectuels, et que les intellectuels doivent, quant à eux, être à la fois intellectuels et activistes. Ils doivent aider ceux qui résistent, ceux qui vont plus lentement et qui ont plus de difficultés. Le sous-commandant Marcos du mouvement zapatiste l’avait très bien formulé. Il faut continuer à aider ceux qui sont sur le point d’abandonner. Car le néolibéralisme génère tant de peur, et te fait tellement croire qu’il n’y a pas d’autre alternative, que de deux choses l’une : soit tu as peur et tu restes paralysé, soit, comme tu ne souffres pas de la faim, tu deviens cynique, tu cohabites avec cette société et tu crois vraiment que c’est comme ça, que ça ne peut pas être autrement. C’est pourquoi il faut aider à faire germer cette graine de rébellion chez les gens. Avec d’autres principes, d’autres connaissances, d’autres idées qui aident à considérer qu’une autre société est possible. Si ces idées ne sont pas reconnues, ce n’est pas parce qu’elles ne sont pas viables, mais parce qu’elles n’ont pas le pouvoir que le capitalisme, le colonialisme et le patriarcat détiennent aujourd’hui pour s’imposer.

Que génère, que suscite en toi le concept d’utopie ? Devons-nous continuer à parler en ces termes ou devons-nous abandonner la pensée maximaliste ?

Je pense qu’il faut retravailler l’idée d’utopie parce qu’elle aussi, part du même principe moderniste de l’existence d’une seule connaissance valide, et par conséquent une seule société belle, émancipée et libérée. Ce qui, à mon avis, est une erreur. Il n’y a pas d’utopie, il y a des utopies.

D’un autre côté, on a pensé en termes maximalistes, c’est-à-dire en termes de rupture totale avec ce qui existe, et nous n’avons pas eu recours à un autre type de concept qui existe réellement dans notre société, du côté de ceux qui cherchent ce que nous appelons aujourd’hui des utopies réalistes. Des utopies concrètes. Ce sont ceux, par exemple, qui réorganisent leur vie, qui créent des coopératives, leurs propres communes, leur propre mode de vie… ce sont ces zones libérées qui existent dans nos sociétés où les gens cherchent une alternative non pas pour le futur mais pour aujourd’hui.

Donc il existe réellement une mentalité utopique, mais nous ne pouvons pas penser que ce qui est bon pour moi en tant qu’unité doit être généralisé à tous. Parce qu’en plus, si tu regardes les grandes utopies de Fourier ou de Saint-Simon, elles avaient presque la même logique quantitative que la société capitaliste de leur temps. C’était le même mécanisme de pensée. Il faut qu’il y ait un autre mode de pensée davantage pluriel. Si moi je pense d’une façon davantage plurielle, si je pense « avec » et non pas « sur », alors je dois admettre que ce qui est utopique ou meilleur pour moi ne l’est pas forcément pour les autres, et il faut dialoguer, et il faut chercher un écosystème d’utopies en quelque sorte. Si par exemple je parle avec les peuples indiens, si je leur dis que l’utopie, c’est le socialisme, ils me répondront aisément que c’est un autre piège blanc, parce que de fait la gauche en Amérique latine a toujours été très raciste.

Donc l’idée d’une société meilleure porte plusieurs noms, et suppose plusieurs façons de se construire. Ce qui est important, et ce qui est utopique à notre époque, c’est de penser que ces alternatives existent et qu’elles peuvent même s’appliquer aujourd’hui à un certain niveau, à ton échelle, qui n’est pas forcément l’échelle mondiale, car ce ne sera pas possible, mais ça peut être une utopie pour ici. L’utopie, il faut que tu la construises à partir de ton quotidien et de la vie de ceux qui partagent ce quotidien avec toi, dans ta communauté, ta société.

Voir l’article original sur le site de El Salto