Biopiraterie et paradis fiscaux

, par SHARIFE Khadija

 

Ce texte a été publié initialement en anglais par Pambazuka. Il a été traduit par Manuela Geneix, traductrice bénévole pour rinoceros.
 

Alors que la multinationale agroalimentaire Nestlé tente de breveter les plantes de la région du Fynbos [1] en Afrique du Sud, reconnues pour leurs propriétés bénéfiques, Khadja Sharife explique le rôle que les paradis fiscaux jouent pour permettre aux entreprises de protéger leurs droits de propriété intellectuelle.

Ici, en Afrique du Sud, la consommation de thé rooibos, de biscuits rusks et de biltong (bœuf séché et épicé) est un passe-temps national. Bien sûr nous nous impliquons dans d’autres activités – travail, procréation, activités physiques et mentales, bombardements. Mais en réalité, quand vient le moment de manger les produits du terroir, les autres « musts » sont relégués en seconde place dans notre quête pour être de bons citoyens.

Des trois, c’est le Rooibos (ou « buisson rouge ») endémique à l’Afrique du Sud – il pousse uniquement dans les Montagnes Cederburg dans la région du Cap occidental – qui est renommé parmi les Africains du Sud pour ses propriétés magiques. Les extraordinaires propriétés des plantes du Fynbos vont du traitement de l’acné au ralentissement du vieillissement, des inflammations et de la chute des cheveux, grâce à au moins un de ses ingrédients antioxydants connus et très actifs : l’aspalathine. La plupart des scientifiques pensent que cette propriété est unique à la plante rooibos.

Récemment, Nestec SA, une filiale de Nestlé basée en Suisse, a déposé cinq demandes de brevets, en utilisant l’extraction d’eau et d’alcool, pour des produits destinés à traiter précisément ces mêmes conditions, basés sur la « découverte » des propriétés bénéfiques du rooibos (ainsi que du honeybush, une autre plante endémique sud-africaine).

Nestlé, qui possède 30,5% des actions de L’Oréal (le plus grand producteur mondial de cosmétiques) et 50 % d’Inneov (un partenariat commercial avec L’Oréal), a affirmé que le groupe n’avait pas l’intention de faire un usage commercial des plantes dans le futur – sachant que l’entreprise espère quand même obtenir un brevet pour 20 ans. La compagnie a également affirmé ne pas avoir contrevenu aux lois nationales (qui stipulent pourtant le besoin d’un accord préalable) ni aux cadres internationaux.

Grâce à l’effort de Natural Justice en Afrique du Sud, une organisation locale composée d’avocats défendant les communautés et l’environnement, l’affaire est maintenant sous les feux de l’actualité. Le plus tôt sera le mieux puisqu’en Suisse, les publications sont rendues publiques 18 mois après leur dépôt. La validation des brevets coûte 200 francs suisses, auxquels il faut ajouter 500 francs pour le processus d’examen. La Convention Européenne des Brevets autorise les candidats à déposer des demandes dans plus de 30 États européens avec un seul dossier d’application.

Plusieurs questions évidentes viennent à l’esprit, comme celle de savoir si les vertus bien connues du rooibos peuvent être brevetées, et celle de la valeur de ces droits de propriété s’ils sont octroyés. Selon l’Institut Fédéral de la Propriété Intellectuelle Suisse : « Pour être brevetée, une invention doit être originale. Cela signifie que le public ne doit pas l’avoir vue, sous aucune forme que ce soit, avant que la demande ne soit faite. N’en parlez donc pas à des collègues et ne la présentez pas à une exposition trop tôt. Obtenir un brevet vous donne le droit exclusif d’interdire aux autres l’utilisation commerciale de votre invention pendant 20 ans. Pendant cette période vous pouvez empêcher les autres de s’en servir – c’est-à-dire produire, utiliser, vendre et importer – sans votre accord. » Une entreprise comme ‘Research Disclosure’ est utilisée par 90% des plus grandes entreprises mondiales pour diffuser des informations au compte goutte au sujet de leurs ‘inventions’ afin de gagner le gros lot d’abord.

Pourtant, pendant la lutte contre la biopiraterie, ce vol invisible des ressources, se poursuit, une autre question plus délicate se pose : pourquoi la Suisse ?

Comme les dictateurs africains les moins recommandables et les multinationales affreusement respectables pourront en attester dans l’intimité de leurs demeures, la Suisse est le premier coffre-fort secret de la planète et un État à fiscalité faible, selon le degré d’agressivité de la « planification fiscale » des sociétés. En cédant la possession de la propriété intellectuelle et d’autres biens incorporels à des entités basées dans des paradis fiscaux, les entreprises peuvent conserver les profits des droits, etc., sans avoir à payer les taxes. Cela permet aussi aux entreprises de se présenter comme des groupes « contractants », faiblement impliqués, et non comme des fabricants. McDonalds a fait de même suite aux nouvelles règles fiscales en vigueur au Royaume-Uni en 2009, tandis que SABMiller, une des 5 entreprises leaders sur le marché mondial des boissons, a depuis longtemps utilisé les Pays-Bas pour les mêmes raisons.

Quelqu’un désire du thé ?

Cet article a été précédemment publié dans The Thinker (Volume 12, 2010). Khadija Sharife est journaliste et chercheuse invitée au Centre for Civil Society (CCS) en Afrique du Sud.