BP dans le Golfe (le Golfe Persique)

Stephen Kinzer

, par Tomdispatch.com

 

Ce texte, publié originellement en anglais par TomDispatch le 29 juin 2010, a été traduit par Abel Page, traducteur bénévole pour rinoceros.

 

Une seule industrie au monde peut faire passer les revenus de Wall Street pour des clopinettes : le pétrole. Après tout, c’est une industrie dans laquelle une « mauvaise année » du géant pétrolier ExxonMobil signifie un bénéfice annuel de « seulement » 19 milliards USD. Quelques années plus tôt, à la suite d’une montée en flèche des cours du brut, la même compagnie a affiché un bénéfice de 45 milliards USD, le plus important bénéfice annuel jamais réalisé, une somme qui excédait le Produit Intérieur Brut de plus de la moitié des pays au monde. Et, alors qu’Exxon faisait son trou (de forage) dans le livre des records aux États-Unis en 2008, Royal Dutch Shell faisait la même chose en Angleterre, empochant 27,5 milliards USD, soit un profit journalier ahurissant de 75 millions USD. Pour faire en sorte que l’argent continue à rentrer dans les caisses, les cinq plus grands groupes pétroliers ont dépensé près de 34 milliards USD au cours des trois dernières années dans l’exploration. En parallèle, pour ne pas avoir les législateurs américains sur leurs dos, ou pour les avoir dans leurs poches, ils ont dépensé 195 millions USD en activités de lobbying pendant la même période.

Et voici à quoi ils n’ont pas consacré leur fortune : la réponse aux marées noires. BP, dont les activités américaines ne se relèveront peut être jamais de la catastrophe de Deepwater Horizon, a déclaré au Congrès américain qu’il avait dépensé près de 9,6 millions USD par an lors des trois dernières années pour la recherche sur des technologies de forage propres. ConocoPhillips a dépensé un montant encore plus faible de 1,3 million USD – et ceci sur les trois ans. Le congressiste américain Ed Markey (démocrate, Massachussets) a épinglé les compagnies pétrolières pour leur négligence et a qualifié leur préparation pour de nouvelles catastrophes de « dérisoire ». Vus les financements, il est peu surprenant qu’une compagnie comme BP soit maintenant entravée par ses outils dépassés et inefficaces lorsqu’une marée noire survient, particulièrement lorsqu’elle part de 1500 mètres de profondeur dans les eaux du Golfe du Mexique. Comme le rapportait récemment l’Associated Press, les principales technologies utilisées dans le Golfe – dispersants chimiques, brûlage offshore et skimmers (filtres de surface) – sont exactement les mêmes que celles utilisés pour nettoyer la marée noire de l’Exxon Valdez il y a vingt ans.

Maintenant qu’elle a contribué à créer l’une des plus grandes catastrophes environnementales de l’histoire, BP a évidemment promis de réparer ses fautes, en autres en donnant 500 millions USD pour financer des « recherches indépendantes » sur l’impact de la marée noire du Golfe sur l’environnement marin et le littoral. Bien sûr, on n’a pas besoin de millions de dollars de financements pour savoir que les effets de la marée noire de BP vont se répercuter sur l’ensemble de la région côtière du Golfe et le long des plages de sable blanc de Floride durant des décennies, voire des générations.

Comme Stephen Kinzer, l’auteur encensé du récent livre Reset : Iran, Turkey and America’s Future écrit dans sa première contribution à TomDispatch, la marée noire de Deepwater est loin d’être la première fois que BP exerce ses ravages sur un pays et son peuple. Tom

BP dans le Golfe (le Golfe Persique). Comment une compagnie pétrolière a aidé à détruire la démocratie en Iran

Aux Américains en colère qui ont commencé à boycotter BP : bienvenue au club. C’est bon de ne plus être le seul membre !

Boycotter BP est-il pertinent ? Peut-être pas. Après tout, beaucoup de stations-service BP sont en fait actuellement la propriété de résidents locaux, et non de la compagnie elle-même. De plus, lorsque vous faites le plein dans une station Shell ou Exxon-Mobil, il paraît difficile de se dire que l’on est train de remporter une victoire morale. Cependant, je me garde de passer à proximité des stations BP. J’avais commencé à le faire bien avant la marée noire de cette année dans le Golfe du Mexique.

Ma décision de ne pas donner d’argent à cette compagnie est venue après que j’ai appris son rôle dans un autre genre de « fuite » - la destruction de la démocratie en Iran il y a plus d’un demi-siècle.

L’histoire du groupe que nous appelons maintenant BP a suivi, au cours des 100 dernières années, la courbe du capitalisme transnational. Ses racines remontent aux premières années du XXe siècle, lorsqu’un riche « bon vivant » appelé William Knox D’Arcy décida, avec le soutien du gouvernement britannique, de chercher du pétrole en Iran. Il conclut d’abord un accord de concession avec la monarchie iranienne dissolue, qu’il réussit à obtenir (comme c’est aujourd’hui prouvé) en achetant les trois Iraniens chargés de négocier avec lui.

Selon les termes de ce contrat, qu’il avait lui-même rédigé, D’Arcy serait propriétaire de l’ensemble du pétrole qu’il trouverait en Iran et devrait payer seulement 16% sur l’ensemble des profits qu’il en retirerait – en ne laissant jamais les Iraniens vérifier sa comptabilité. Grâce à ce premier coup, en 1908, il devint l’unique propriétaire de l’ensemble de l’océan de pétrole qui git dans le sous-sol iranien. Personne d’autre n’était autorisé à forer, raffiner, extraire ou vendre du pétrole « iranien ».

« Le destin nous a apporté un gros lot depuis le pays des fées, qui dépasse nos rêves les plus fous. », écrira plus tard Winston Churchill, qui devint le premier Lord de l’Amirauté en 1911. « La domination elle-même était le prix de l’aventure. »

Peu après, le gouvernement anglais acheta la concession de D’Arcy, qu’il nomma l’Anglo-Persian Oil Company. Ensuite, il construisit la plus grosse raffinerie au monde dans le port d’Abadan, dans le Golfe Persique. Des années 20 aux années 40, le maintien du niveau de vie britannique fut assuré grâce au pétrole en provenance d’Iran. Les voitures, les camions et les bus britanniques roulaient avec du pétrole iranien bon marché. Les usines de tout le pays étaient alimentées par le pétrole iranien. La Royal Navy, projection de la puissance britannique tout autour de la planète, faisait avancer ses bateaux grâce au pétrole iranien.

Après la Deuxième Guerre mondiale, un vent de nationalisme et d’anticolonialisme soufflait sur les pays en développement. En Iran, le nationalisme signifiait une chose : nous devons récupérer notre pétrole. Guidé par cette passion, le Parlement vota, le 28 avril 1951, pour élire le champion le plus virulent de la nationalisation pétrolière, Mohammad Mossadegh, comme premier ministre. Quelques jours plus tard, le Parlement vota unanimement son projet de loi de nationaliser la compagnie pétrolière. Mossadegh promit que dorénavant, les revenus du pétrole seraient utilisés pour développer l’Iran et non pas pour enrichir les Anglais.
Cette compagnie pétrolière était l’entreprise anglaise la plus lucrative au monde. Pour les Britanniques, la nationalisation fut vue, au début, comme une sorte d’immense blague, une mesure si absurdement contraire aux règles implicites du beau monde qu’elle semblait irréelle. Dès le début de cette confrontation, les directeurs de l’Anglo-Iranian Oil Company et leurs partenaires au sein du gouvernement anglais fixèrent leur stratégie : pas de médiation, pas de compromis et pas d’acceptation de nationalisation quelle qu’elle soit.

Les Anglais prirent une série de mesures visant à détourner Mossadegh de son dessein nationaliste.

Ils retirèrent leurs techniciens d’Abadan, bloquèrent le port, supprimèrent les exportations de bien de nécessité vers l’Iran, gelèrent les comptes de devises du pays dans les banques anglaises, et essayèrent de faire passer des résolutions anti-Iran aux Nations Unies et auprès de la Cour de justice internationale. Cette campagne n’a fait que renforcer la détermination des Iraniens. Au final, les Britanniques se tournèrent vers Washington et lui demandèrent une faveur : s’il vous plaît, renversez ce fou pour nous et ainsi, nous pourrons récupérer notre compagnie pétrolière.
Le Président américain Dwight D. Eisenhower, encouragé par son Secrétaire d’État John Foster Dulles, un défenseur passionné du pouvoir des entreprises multinationales, donna son accord pour envoyer la CIA (Central Intelligence Agency) sur le terrain pour déposer Mossadegh. L’opération prit moins d’un mois pendant l’été 1953. C’était la première fois que la CIA renversait un gouvernement.

Au début, cela paraissait une opération secrète remarquablement menée et réussie. L’Ouest avait déposé un leader qu’il n’aimait pas et l’avait remplacé par quelqu’un qui serait soumis – Mohammad Reza Shah Pahlavi.
D’un point de vue historique, cependant, il est clair que l’Opération Ajax, comme elle était nommée, a eu des effets dévastateurs. Elle n’a pas seulement mis a genou le gouvernement Mossadegh, mais elle a aussi mis fin à la démocratie en Iran. Elle a rassis le Shah sur son Trône de Paon. La répression croissante créa les conditions de l’explosion de la fin des années 70 qui mit au pouvoir l’Ayatollah Khomeini et le régime profondément anti-occidental qui est aux manettes encore de nos jours.

La compagnie pétrolière se renomma elle-même du nom de British Petroleum, BP Amoco, puis, en 2000, BP tout court. Pendant des décennies en Iran, elle mena ses opérations comme bon lui semblait, avec peu de considérations pour les intérêts des communautés locales. Cette tradition d’entreprise est évidemment restée forte.

De nombreux Américains sont outrés par les récentes images du pétrole se déversant dans les eaux du Golfe depuis le puits de Deepwater Horizon, et par l’imprudence de la compagnie qui laissa la fuite se produire. Ceux qui connaissent l’histoire iranienne ont été bien moins surpris.

Stephen Kinzer est un ancien correspondant étranger et l’auteur des livres Bitter Fruit et Overthrow. Son nouveau livre est Reset : Iran, Turkey and America’s Future.

Copyright 2010 Stephen Kinzer, reproduit avec autorisation