Au sujet des 13 mineurs assassinés au nord du Pérou

Le 4 mai, treize employés de l’entreprise minière La Poderosa, dans la province de Pataz au nord du Pérou (dans la région de La Libertad, dont la capitale est Trujillo), ont été retrouvés morts. Cet événement fait l’objet d’un buzz médiatique qui est arrivée jusqu’en France : la correspondante en Amérique du Sud des Echos m’a interviewée pour écrire son article. Suite à cela, la directrice de l’Institut Français d’Études Andines m’a demandé de rédiger une note à l’attention des diplomates français afin de les aider à mieux cerner la problématique. Je vous la reproduit ici, car je pense qu’elle peut en intéresser plus d’un·e.

Que s’est-il passé dans les mines de Pataz ? Contextualisation de l’essor de la violence armée dans les économies informelles

Treize personnes, employées par l’entreprise minière Poderosa pour assurer sa sécurité, ont été assassinées dans les galeries souterraines, après avoir été séquestrées et -apparemment- torturée. Bien que la police ait été mise au courant depuis le 25 avril, ce sont les rondes paysannes (organisation autochtone) qui ont retrouvé les corps. Ces assassinats serait le fait de mineurs informels qui tenteraient de reprendre le contrôle des galeries minières appartenant à l’entreprise.1 Cet événement fait l’objet d’un emballement médiatique qu’il s’agira ici de recontextualiser afin de dégager des possibles pistes de sortie de crise.

Les tensions pour le contrôle des activités minières rentables (légales ou illégales), notamment pour l’exploitation de l’or, s’explique par la conjonction de plusieurs facteurs. D’abord, un accaparement des concessions minières par les entreprises transnationales, qui les utilisent comme élément de négociation avec les mineurs informels dans un rapport de force inégal, qui donne lieu à de nombreux conflits. Ensuite, un prix de l’or inégalé sur le marché international, avec 3500$ par once (pour référence, il y a quelques années une once d’or valait 270$). Finalement, une crise économique de long terme, liée d’abord aux réformes néolibérales d’Alberto Fujimori et ensuite aggravée par la pandémie de Covid, qui pousse de nombreuses personnes précarisées à chercher des revenus là où ils sont disponibles.

70% de la population péruvienne vit aujourd’hui de l’économie informelle. La jeunesse rurale (dont l’éducation en campagne laisse fortement à désirer, durement exploitée dans les villes et victimes de multiples discriminations et violences de type raciste) trouve depuis longtemps dans les activités minières informelles une source de revenus accessible et rapide – afin de financer ses études, payer des frais médicaux (dans un pays qui a largement privatisé la santé et l’éducation depuis trente ans), acheter une voiture, etc. La précarité socio-économique, ainsi que la forte criminalisation des petits délits (vols divers, vente de cannabis, etc) remplissent les prisons de jeunes hommes désœuvrés qui y sont facilement recrutés par les membres des groupes armés, comme cela a été le cas en Équateur.

La province de Pataz, dans le département de La Libertad au nord du Pérou, fait parler d’elle depuis longtemps du fait de violences armées : dans la ville de Trujillo où des bandes armées extorquent les habitants et les propriétaires de petits commerces en exigeant le paiement de « cupos » (sommes d’argent versées en échange de « protection ») ; autour des grandes industries agroalimentaires, où les bandes armées menacent régulièrement les syndicalistes ; et autour des mines d’or dans la zone montagneuse, où les déplacements forcés de population, les enlèvements et les assassinats se multiplient ces dernières années. Il faut donc remettre cet événement dans une cadre plus large des violences actuelles, au-delà de ce seul évènement mais aussi de cette seule région. Depuis fin 2024 les chauffeurs de bus de Lima se mobilisent régulièrement contre les attaques à main armées qui coûtent la vie à nombre de leurs collègues, sans que cela fasse la Une des journaux. L’expansion de la pratique des « cupos » dans les quartiers de classe moyenne basse de la capitale est également une ‘nouveauté’ depuis l’année 2024. Le nombre de personnes demandant l’asile aux États-Unis affirmant que leur vie est menacée par des groupes armés a également augmenté, selon une avocate qui exerce dans les droits des migrants de ce pays.

Comment expliquer cette expansion de la violence armée au Pérou ? D’une part, probablement, par la reconfiguration de la route de la drogue, qui a par exemple causé la débâcle que l’on connaît en Equateur.2 D’autre part, dans le cadre d’une compétition de plus en plus féroce pour le contrôle des ressources naturelles3 (le cuivre pour la transition énergétique, l’or pour la stabilité financière en temps de fluctuation du dollar) et d’une guerre commerciale entre grandes puissances, ce contrôle passe de plus en plus par le recours à la force armée. D’une part, les entreprises formelles comme Poderosa ont recours à la police nationale, que la loi autorise à vendre leurs services à des entreprises privées4, ou à des entreprises de sécurité privée (souvent conformées d’ex policiers ou militaires).5 D’autre part, les groupes informels qui doivent, eux aussi, protéger leurs investissements et leur source de revenus prodigieux, ont recours à des hommes de main armés et plus ou moins organisés en bandes armées. En ce sens, on assiste à une privatisation de la violence accrue et à l’expansion du phénomène de ces mercenaires modernes.6

Il faut ici souligner le rôle actif de la police et des militaires dans la prolifération de la violence armée, notamment autour d’économie très rentables. Les médias péruviens, télévisés ou locaux, rapportent régulièrement le cas d’un policier qui louait son arme à des groupes mafieux7 ; que des policiers extorquaient les extorqueurs8 ; ou encore que des fonctionnaires étaient à la tête de réseaux de traite de personnes.9 Lors de mon travail de terrain dans la province de Chumbivilcas, un ex-militaire qui avait travaillé dans le VRAE (Vallée des Fleuves Apurimac et Ene, une zone largement contrôlée par le narcotrafic) entre 2010 et 2014 me racontait que, lors de ses jours de repos, il travaillait pour les « narcos », qui payaient grassement sa connaissance des stratégies et des routes utilisées par la police et l’armée. Il insistait sur le fait que ses supérieurs étaient bien plus impliqués encore dans les réseaux : des accords étaient passés pour que la police « attrape » les petits poissons, afin de faire du chiffre, tout en laissant passer les grosses cargaisons. Un collègue de La Libertad indique de plus que la police est souvent impliquée dans la vente illégale d’essence, d’explosifs et autres intrants clandestins pour les mines informelles. La police participe donc activement des économies informelles ou illégales10, du crime organisé11 et de la privatisation (et généralisation) de la violence armée. Étant donné ce panorama, il n’est pas étonnant que l’état d’urgence décrété à Pataz depuis le 12 février 2024 (il y a plus d’un an) ait été totalement inefficace – et que ce soit les rondes paysannes, et non la police, qui soit entrées chercher les corps des treize mineurs assassinés.

Cette contextualisation de la hausse des violences armées est importante dans le cadre de la forte campagne de stigmatisation contre les mineurs informels, qui se mobilisent depuis l’année dernière contre la clôture du processus de formalisation via le Registre Intégral de Formalisation Minière (REINFO). Cette campagne, d’abord impulsée par le milieu des affaires comme la Sociedad nacional de mineria, petroleo y energia12 et la Société de commerce extérieur13, rend responsable les activités minières informelles de tout le pays, dans toute leur diversité et complexité, de l’essor de la criminalité, de la pollution environnementale, de la traite de blanches et les accuse d’être une menace pour la démocratie. Si ces préoccupations sont tout à fait réelles, elles débordent très largement le secteur minier informel, et caractérisent au contraire la quasi totalité de la réalité nationale. De ce fait, la campagne de criminalisation contre les mineurs informelles est doublement problématique. D’une part, associer spécifiquement ces problématiques aux activités minières informelles ou illégales est stigmatisant pour de nombreux acteurs de ce secteur (souvent des membres des communautés locales qui exploitent leur propre territoire) et qui souffrent eux aussi de la violence des acteurs armé qui opèrent dans leur secteur. D’autre part, en réduisant ces problématiques aux mines informelles, cette perspective ne permet pas de comprendre l’ampleur du problème, et donc de s’y atteler correctement.

Les sorties de crise semblent difficilement atteignables. Une réforme en profondeur de l’institution policière et militaire est, à ce stade, indispensable ; mais également, un contrôle et une destruction presque systématique des armes en circulation. En parallèle, le renforcement de modes de contrôle territorial socialement et culturellement légitimes (rondes paysannes en zone rurale, associations de voisinage en zone urbaine), en les dotant de ressources financières, techniques et de compétences légales, serait peut-être en mesure d’assurer plus démocratiquement la sécurité de tous. De plus, des réformes socio-économiques ambitieuses sont essentielles : l’accès aux services de base comme l’éducation, la santé, la justice et des emplois « dignes » (c’est-à-dire, le strict respect des droits du travail, la fin des pratiques anti-syndicales, etc) résorberaient largement le désespoir économique des larges classes précarisées du pays, qui deviennent entre autre la main d’œuvre exploitable (et tuable) des réseaux de criminalité. Si ces réformes structurelles sont difficilement imaginables à court et moyen terme, elles restent néanmoins les seules qui puissent infléchir sur la situation dramatique que vit une grande partie du pays.