Quelques pays dans le monde ont privatisé la gestion de leurs eaux abandonnées aux forces du marché (le Chili, la Californie et l’Australie, mais la majorité des pays a néanmoins préservé la compétence des pouvoirs publics afin de maîtriser les enjeux sociaux et environnementaux d’une ressource conflictuelle.
Encore faut-il que les tensions entre les secteurs productifs et sociaux engendrées par sa répartition ne dégénèrent pas. L’eau est donc l’objet d’une gestion concertée et les modèles les plus cités sont le modèle espagnol des bassins hydrographiques, ancien et centralisé, et celui des agences de l’eau, que la France a mis en place par grand bassin-versant dès les années 1960.
Le modèle français, financièrement autonome et organiquement collaboratif, a prouvé son efficacité sans résoudre toutes les tensions. Il a été adapté avec beaucoup de liberté dans de nombreux pays.
Trois éléments interrogent aujourd’hui l’avenir de la gestion de l’eau dans le monde : les bassins interconnectés, où l’eau circule de plus en plus entre bassins, les fragmentations identitaires, quand un groupe au sein d’un bassin estime que l’eau lui est propre, et le marchandage intersectoriel, qui exige des arbitrages dépassant la seule question de l’eau.
Le modèle collaboratif – proche du modèle français – mis en place par le Mexique en 1992 est révélateur de ces trois aspects.
L’interconnexion croissante des bassins
Dans de nombreux pays régis par le modèle collaboratif, des comités de bassin représentent les intérêts des différents usagers et de la société – universités, associations, entreprises, agriculture, municipalités, administrations, etc. Ces comités, conseils ou parlements de l’eau cherchent à améliorer les usages et à garantir un partage juste de la ressource dans la zone définie par la réalité physique de la ligne de partage des eaux superficielles.
Or, les bassins sont de plus en plus interconnectés, à tel point qu’un usage de l’eau à un endroit peut affecter un territoire situé à plusieurs centaines de kilomètres dans un autre bassin. Cette interconnexion résulte parfois du manque d’eau et parfois de la proximité de la ressource dans un bassin voisin. Au Mexique, l’interconnexion est telle qu’un usage peut affecter non seulement le bassin voisin, mais aussi un troisième bassin.
Prenons l’exemple de la ville de Mexico située à 2 200 mètres d’altitude. Depuis les années 1950, la ville et son agglomération s’approvisionnent en eau potable au-delà du bassin hydrologique propre. Plusieurs centaines de puits ont été forés dans le haut bassin du Lerma, à l’ouest de la capitale, pour acheminer l’eau par gravité via un tunnel.
Dans les années 1970, les forages sous la ville et ceux du bassin voisin sont devenus insuffisants. Il a fallu prélever l’eau dans un autre bassin, celui du Balsas au sud-ouest. Ici, l’eau des barrages est remontée sur plus de 1000 mètres de dénivelé et les imposantes conduites d’eau du système Cutzamala s’étendent sur plus de cent kilomètres.
Il était prévu d’abandonner les puits du haut Lerma aux usagers locaux, mais la démographie de la capitale a rendu cette option impossible. Aujourd’hui, la demande de plus de vingt millions d’habitants de Mexico implique de concevoir de nouveaux projets de transfert en même temps que l’agglomération tentaculaire tente de réduire les fuites et de recycler les eaux usées.
La double concurrence entre villes et campagnes
La rivière Lerma débute au-dessus de México, comme évoqué ci-dessus, avec les forages pour l’eau potable, et se termine dans le lac Chapala à l’ouest. Ce lac, le plus étendu du pays, approvisionne en eau potable les près de 5 millions d’habitants de Guadalajara. Distante de 500 km de México et localisée dans un autre bassin que celui du lac Chapala, cette ville voit pourtant son approvisionnement dépendre en partie de la capitale.
En effet, les forages du haut bassin Lerma dont l’eau est destinée à Mexico ont asséché plusieurs lacs et tari les débordements vers la rivière. Quant aux barrages érigés sur la rivière Lerma et ses affluents, ils détournent également une grande partie de l’eau au bénéfice de plusieurs centaines de milliers d’hectares irrigués.
Face au sort incertain du lac Chapala et malgré les négociations et les traités de partage de l’eau, la ville de Guadalajara s’est tournée depuis quinze ans vers le bassin du Rio Verde dont l’eau est vierge de tout usage. Le barrage en construction du Zapotillo devrait compenser la perte possible du lac Chapala.
C’était sans compter sur les visées que d’autres villes ont elles aussi sur le Rio Verde, en particulier celle de León qui compte près de 2 millions d’habitants et de nombreuses industries.
La concurrence classique entre l’eau pour la ville et l’eau pour l’irrigation se double désormais de celle, plus acharnée et moins visible, des grandes villes entre elles. L’interconnexion physique des bassins exige des arbitrages politiques qui dépassent les comités de bassin. Alors que leur pouvoir s’exerce sur un territoire qui ne correspond déjà pas aux juridictions politiques, les comités de bassin sont carrément inadaptés pour agir sur ces interactions.
Les fragmentations identitaires
Tandis que l’interconnexion étend l’espace des tensions sur l’eau, surviennent des crispations locales de nature identitaire, dans lesquelles l’eau est un prétexte tout trouvé de revendications. C’est le cas du barrage du Zapotillo évoqué précédemment.
Un décret présidentiel émis dans les années 1990 partageait les eaux du Rio Verde entre Guadalajara et León. Après trois projets de barrage contestés et annulés, le gouvernement a porté son choix sur le site du Zapotillo. Il est immédiatement contesté en 2005 par des ONG de Guadalajara au nom des villages destinés à être inondés dont une partie de la population refuse le village neuf construit à proximité.
Deux villages acceptent le déplacement, et le chantier démarre. Il n’est pas encore achevé lorsqu’un nouveau gouverneur est élu en 2013. Ce dernier évite de prendre parti sur la question des déplacés : il crée l’Observatoire citoyen pour la gestion intégrée de l’eau, un organe participatif qui doit trancher sur le cas du barrage et des déplacés. Il ne s’agit pas ici d’un comité de bassin car sa juridiction s’étend sur l’état dont la capitale est Guadalajara. L’Observatoire ne défend donc ni le point de vue des usagers du Rio Verde ni les habitants de León.
L’Observatoire composé de 20 membres est structuré autour de trois composantes : les chambres de commerce et d’industrie favorables au barrage, des associations qui représentent le territoire rural où est édifié le barrage, et des universitaires proches des ONG. Ces dernières ne souhaitent pas intégrer l’Observatoire et les administrations de l’eau, parties prenantes, ne sont pas invitées. Rapidement, les représentants du territoire prennent parti pour les déplacés, avec l’idée que l’eau doit se marier au territoire pour ne pas compromettre son développement futur.
À l’image des indiens qui défendent une souveraineté sur un territoire et ses ressources, les représentants du territoire, ici d’origine espagnole, défendent les ressources locales. Au nom de leur territoire et de sa population, ils s’érigent contre la loi qui stipule que les eaux sont fédérales, contre le décret présidentiel et contre le gouverneur qui pensait contrôler l’Observatoire.
Alors que les conseils de bassin reposent sur l’idée de gestion intégrée de la ressource, ces nouvelles identités territoriales refusent tout partage avec une autre juridiction étatique au nom des déplacés et des intérêts futurs du territoire et de l’état.
Les marchandages intersectoriels
Le marchandage intersectoriel réduit davantage les prérogatives des comités de bassin. Pour résoudre les tensions les plus graves, il est nécessaire de sortir du strict domaine de l’eau, ce qui est bien sûr hors de portée du comité de bassin.
En 2004, le lac Chapala avait perdu 90 % de son volume à la suite d’un déficit pluviométrique qui a duré plus de vingt ans. Les agriculteurs ont rendu coupables la ville de Mexico qui pompait en haut de bassin alors que les riverains du lac accusaient les agriculteurs.
Le comité de bassin Lerma Chapala ne parvenait pas à décider entre l’approvisionnement des villes et les besoins pour l’agriculture. Le gouverneur qui défendait la première option se déchirait avec celui qui défendait les agriculteurs. Or le traité pour sauver le lac Chapala en 2004 devait être signé par tous (y compris les agriculteurs).
Comment convaincre ces derniers de signer ce traité sans restreindre leur droit à l’eau ? La présidence du pays convoqua les gouverneurs des cinq états se partageant le bassin Lerma Chapala à une réunion secrète, dont les résultats ne se firent pas attendre.
Les deux gouverneurs en lice, celui défendant le lac et celui défendant les agriculteurs, se calmèrent aussitôt. Les négociations reprirent et le traité fut signé. Il est probable que chaque gouverneur reçut des assurances dont on ne connaît pas le détail et qui dépassent le strict cadre de l’eau, telle la promesse d’une implantation industrielle.
Les années à venir seront marquées, au Mexique comme ailleurs, par une pression accrue sur l’eau qui va alimenter de nouvelles tensions et qui exigera de nouvelles manières de négocier. Les conflits ont toujours existé, mais il est sûr que, de nos jours, ils sont de plus en plus médiatisés. Ils naissent du politique quand une institution estime que seul importe son point de vue sur l’intérêt collectif ou bien quand une minorité veut faire entendre une voix inaudible. Ils sont aussi résolus par le politique, parfois en marge de la loi ou avec des traités à la valeur limitée. Chaque acteur défend ses valeurs, mais ne pas disqualifier l’autre, d’une part, et comprendre sa propre influence dans la société, d’autre part, aideront à composer un intérêt commun à partir de valeurs opposées.