En déambulant dans l’enchevêtrement de ruelles de la vieille ville ou dans le souk labyrinthique de Tripoli, il est très fréquent de croiser des enfants en train de pousser des chariots chargés de caisses de fruits ou de légumes, de courir d’un endroit à un autre avec des sacs en plastique remplis de provisions pour un habitant du quartier, de nettoyer les rayons d’une petite épicerie ou de préparer la pâte à man’ouché, le pain typique du petit déjeuner libanais. Ces scènes ne devraient pas être habituelles, mais le Liban est confronté à la dure réalité du travail des enfants, résultant de l’échec des politiques de protection des mineurs, en dépit des aides internationales qui se chiffrent en millions, et du travail des agences des Nations Unies (PAM, UNHCR, UNICEF, entre autres).
La ville portuaire de Tripoli est la deuxième ville la plus peuplée du Liban, avec 250.000 habitants. Bien que deux des familles les plus riches du pays en soient originaires – les familles Mikati et Karami, viviers de premiers ministres et de gouverneurs –, Tripoli est également la ville la plus pauvre, non seulement du pays, mais aussi de toute la Méditerranée, comme l’indiquent les chiffres de la Banque mondiale. Les Libanais, les réfugiés palestiniens et syriens vivent – ou survivent, plus exactement – de l’économie informelle, des revenus issus du commerce ambulant, et travaillent sans horaires ni salaires déterminés.
Les experts interrogés dans le cadre de cet article estiment que le problème de la pauvreté et, par conséquent, du travail des enfants, s’est amplifié ces dernières années sous l’effet de la crise économique galopante, aggravée par la pandémie de Covid-19 et l’instabilité politique. En effet, la moitié de la population libanaise vit sous le seuil de pauvreté. Or, à Tripoli, le pourcentage est encore plus élevé et concerne « plus de 60 % de la population …], avec un taux de chômage de 80 % », déclare à Equal Times l’économiste libanais Khaldoun Sharif. Dans des quartiers marginalisés comme Bab el-Tabbaneh, « 78 % des habitants sont extrêmement pauvres », précise-t-il.
Dans un environnement de misère dépourvu de perspectives d’avenir, de nombreux enfants et membres de leur famille pensent que ce ne sont pas les études qui vont leur permettre de manger à leur faim, et qu’elles ne leur assureront pas un futur plus réjouissant. C’est pourquoi un nombre important d’enfants âgés d’une douzaine d’années commencent à travailler, et quittent l’école. C’est le serpent qui se mord la queue.
Accroupi dans un petit hangar couvert de bâches en plastique, Khodor Masri est absorbé par son travail, qui consiste à couper des morceaux de charbon à l’aide d’un outil métallique. Il a 14 ans, mais il a commencé à travailler à l’âge de 12 ans après avoir quitté la ville frontalière d’Akkar avec sa famille pour venir vivre à Bab el-Tabbaneh. Son père a perdu son travail parce qu’il avait des problèmes cardiaques et que les efforts physiques lui étaient déconseillés ; étant donné que les loyers étaient plus élevés dans leur ville d’origine, ils ont décidé de venir à Bab el-Tabbaneh, où habite un des oncles.
Khodor Masri travaille dans une entreprise de charbon avec un de ses frères aînés et son oncle, quand il a le temps. Chaque jour, quel que soit le nombre d’heures de travail, il gagne 10.000 livres libanaises, ce qui équivaut, compte tenu de la dépréciation de la monnaie locale, à un euro.
Au début de la pandémie, Khodor Masri a essayé de concilier son travail avec les cours en ligne, mais comme la connexion Internet était chère et de mauvaise qualité et qu’il avait l’impression de ne rien apprendre, il a décidé d’abandonner ses études. À quelques mètres de la réserve de charbon se trouve un atelier de mécanique, dans lequel travaillent Marwan, âgé de 13 ans, et deux autres garçons, qui ont probablement le même âge, mais qui ont refusé de parler à la journaliste d’Equal Times.
Marwan affiche une grande assurance. Il gagne 35.000 livres libanaises par semaine et son travail consiste à visser des enjoliveurs, vérifier la pression des pneus et changer les bonnets de polissage de la lustreuse. Marwan est le cinquième d’une fratrie de neuf enfants et ses quatre aînés, deux garçons et deux filles, travaillent eux aussi – ses frères sont ferrailleurs et le recyclage d’un kilo de métal leur rapporte 5.500 livres libanaises. Ce que gagnent Marwan et ses deux frères aînés leur permet de payer le loyer et les factures de gaz, d’eau et d’électricité. Leur père est peintre en bâtiment mais, entre la crise économique et la pandémie, il trouve de moins en moins de murs à peindre.
Outre la crise économique et sanitaire et, plus récemment, l’explosion du port de Beyrouth, qui limitent la capacité d’action des autorités, la ville conservatrice sunnite de Tripoli manifeste généralement de la méfiance à l’égard du gouvernement central, motivé par les intérêts et les ambitions du parti-milice chiite Hezbollah. D’après l’Indice de perception de la corruption de Transparency International, le Liban se trouvait en queue de peloton en 2020, occupant le 149e rang sur 179, une position qui n’est pas de nature à améliorer la situation.
La politique de marginalisation du gouvernement central vis-à-vis de Tripoli est à l’origine du nombre élevé d’enfants qui quittent l’école pour travailler. Tripoli, qui compte 90 écoles publiques et 24 privées, ce qui représente un total de 69.000 élèves, détient les taux les plus élevés du pays en matière d’abandon scolaire (16 %) et d’analphabétisme (13 %) chez les jeunes de plus de 11 ans, d’après des ONG locales.
Les enfants réfugiés sont plus exposés à la précarité et à l’incertitude
Le Liban et la Syrie sont séparés physiquement par une frontière, mais ce sont deux pays frères d’un point de vue historique. Au début, lorsque les Syriens sont arrivés par milliers au Liban pour fuir la guerre, ils ont été accueillis non pas comme des réfugiés, mais comme des hôtes ; cependant, une décennie plus tard, après avoir vu arriver plus de 914.000 réfugiés (plus de la moitié étant des enfants), l’opinion a changé et les conditions socioéconomiques des arrivants se sont détériorées. Husein Dahar et son cousin Abdu Daud ont tous les deux une dizaine d’années, comme la guerre en Syrie. Les deux jeunes Syriens sont nés au Liban, mais ils ne sont ni enregistrés auprès des autorités locales, ni auprès du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), et ils s’organisent pour vivre sans papiers. Husein Dahar est devenu chef de famille lorsque son père est reparti en Syrie, au moment de l’opération des retours volontaires, en 2018. Le travail des deux cousins consiste à récupérer des déchets plastiques dans les ordures pour le recyclage. Husein Dahar ne sait ni lire ni écrire, mais il sait compter. Il sait compter les heures de travail, qui dépassent parfois dix heures, et les kilos de déchets collectés, pour être sûr d’être suffisamment payé.
Les organisations internationales et les ONG locales, en dépit de l’impossibilité d’actualiser leurs chiffres ces dernières années, s’accordent toutes à dire que le travail des enfants a fortement augmenté depuis le deuxième semestre de 2019 en raison de la crise économique, qui précipite toujours plus de familles dans la pauvreté. Dans le cas des réfugiés syriens, la proportion est alarmante : selon les statistiques du HCR, 88 % d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté, c’est-à-dire avec moins de trois dollars par jour, contre 55 % l’année précédente (2018).
Pendant des décennies, le Liban a employé des journaliers syriens au moment des vendanges et de la récolte des céréales et des fruits de saison. Toutefois, depuis une dizaine d’années, les saisonniers syriens sont devenus des réfugiés, qui viennent avec leur famille. Désormais, « 75 % des enfants réfugiés syriens qui travaillent dans la plaine de la Bekaa sont des saisonniers », révèle un rapport du Bureau des affaires internationales du travail (ILAB), ce qui est notamment dû aux restrictions juridiques auxquelles se heurtent les réfugiés syriens (adultes) pour travailler et, de fait, un grand nombre d’entre eux vivent en situation irrégulière au Liban. Pour travailler légalement, ils doivent être enregistrés au HCR ou avoir des soutiens sur place, et payer un permis de travail. « Étant donné que de nombreux réfugiés adultes sont en situation irrégulière, les jeunes sont plus vulnérables au travail des enfants », puisqu’on ne leur demande pas leurs papiers, explique à Equal Times Jackeline Atwi, coordinatrice du programme de protection des enfants de l’UNICEF.
En coordination avec des ONG locales, l’UNICEF a mis au point un système d’éducation informel dans les camps provisoires de réfugiés syriens, sur la plaine de la Bekaa et dans d’autres parties du pays, dans le but de lutter contre l’absentéisme scolaire et l’analphabétisme chez les mineurs réfugiés qui travaillent.
D’après la coordinatrice d’UNICEF, depuis quelques années, les autorités libanaises prennent des mesures pour tenter d’éradiquer le travail des enfants, mais « ce n’est pas suffisant. » En 2019, le gouvernement a adopté une politique ouverte pour accueillir dans ses écoles tous les enfants réfugiés, qu’ils aient ou non les documents nécessaires à l’inscription scolaire. Pour ce faire, le ministre de l’Éducation a ouvert 240 écoles primaires publiques l’après-midi pour permettre aux réfugiés syriens de suivre un enseignement. Cependant, la responsable de l’UNICEF note que le parcours des enfants libanais en général, et des enfants réfugiés syriens en particulier, est semé d’embûches pour accéder à l’éducation, du fait du coût du transport et des fournitures scolaires et, pour les Syriens, à cause de la discrimination et du harcèlement à l’école.
Pour que les stratégies fonctionnent, Jackeline Atwi pense qu’il faut analyser la question du travail des enfants de manière « réaliste ». Même si l’objectif est d’éliminer ce problème, Mme Atwi assure qu’il « ne suffit pas d’ouvrir des écoles publiques et d’avoir davantage d’enfants scolarisés mais qu’il faut offrir une alternative à ces familles, c’est-à-dire que si les mineurs n’ont pas d’autre solution que de travailler, il faut qu’ils puissent accorder quelques heures en parallèle à l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et des mathématiques », ce qui leur donnera de meilleures chances pour l’avenir.
Une autre initiative lancée par le ministère du Travail repose sur la révision du Code du travail, en vue d’élever l’âge minimum d’accession à l’emploi à 15 ans. L’âge minimum actuel constitue un obstacle pour les organisations humanitaires qui œuvrent pour l’élimination du travail des enfants car, comme le déplore Jackeline Atwi, « en vertu des lois libanaises, l’âge minimum pour travailler est de 14 ans, ce qui conduit de nombreux mineurs à ne pas terminer leur enseignement général de base », qui prend fin à 15 ans, conformément à la loi.
« Nous faisons notre possible pour sensibiliser à la problématique des réfugiés et nous apportons tout notre soutien au gouvernement libanais », indique la responsable d’UNICEF, reconnaissant que l’organisation ne parvient pas à atteindre tous les enfants réfugiés, comme elle le souhaiterait. Elle a toutefois réussi à aider Rana, une jeune réfugiée syrienne qui, outre son travail de saisonnière, n’a pas renoncé à apprendre.
La jeune fille rêve d’un avenir d’enseignante ou de pédiatre et, dans cette perspective, elle s’efforce de ne pas manquer les cours dispensés de manière informelle en extérieur, dans le camp provisoire où elle vit avec sa famille, à Zahle (plaine de la Bekaa). « Nous, les enfants, nous devons jouer et apprendre, pas travailler », affirme Rana.