Au Liban, ce sont les manifestant·es qui fixent les règles

, par The Lebanese Center for Policy Studies , ATALLAH Sami

La décision du gouvernement, le 17 octobre 2019, d’augmenter les impôts et d’appliquer une taxe sur l’application de messagerie WhatsApp a donné lieu à des manifestations sans précédent à travers tout le pays.

Ce n’est pas la première fois que le peuple proteste – c’est arrivé à maintes reprises au cours des dix dernières années –, mais cette fois les choses sont différentes. Premièrement, il s’agit d’un mouvement spontané et sans chef·fe de file, puisque les citoyen·nes ont décidé d’eux–mêmes de descendre dans la rue le jeudi en fin de journée. Deuxièmement, les manifestations ne concernent pas principalement Beyrouth mais tout le pays, y compris dans les bastions des partis politiques habituellement épargnés par de tels mouvements, comme Nabatieh, Sour, Zouk et Tripoli. Troisièmement, contrairement aux manifestations de 2005 qui avaient fait suite à l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, à celles de 2011 qui s’opposaient au système sectaire, ou encore à celles de 2015 déclenchées par la crise des ordures, ce mouvement se trouve avant tout être une révolte socio–économique provoquée par les taxes.

A Beyrouth, un manifestant porte un t-shirt sur son visage pour se protéger des gas lacrymogènes. Photo : VIctor Choueiri (CC BY-NC 2.0)

Pris de cours, les responsables politiques ont dû rapidement prendre en considération les revendications des manifestant·es, lesquel·les ont été estimé·es à plus d’un million à travers tout le pays, sans pour autant parvenir à prendre la véritable mesure du mécontentement. Le ministre des Affaires étrangères, Gebran Bassil – qui est aussi à la tête du Courant patriotique libre, le parti majoritaire au Parlement – n’a même pas pris acte de la colère du peuple. Aveuglé par son déni, il est allé jusqu’à déclarer : « ces manifestations ne sont pas contre nous, elles jouent en notre faveur », s’attirant des slogans acerbes de manifestant·es. Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, était quelque peu sur la défensive lorsqu’il a laborieusement expliqué à ses électeur·rices qu’il ne les avait pas trahi·es puisqu’aucune nouvelle taxe n’avait été instaurée par le gouvernement, ce que les membres du gouvernement ont d’ailleurs démenti. Il a par ailleurs ajouté que, même si elles étaient approuvées, il les rejetterait au parlement. Le Mouvement Amal, qui est resté silencieux pendant les trois premiers jours des protestations, a finalement fait remarquer qu’il se battait en faveur de ces mêmes revendications depuis 45 ans, sans apparemment se rendre compte, le cas échéant, que cela les fait passer pour de parfaits incapables. Les Forces libanaises (FL) et le Parti socialiste progressiste (PSP), tous deux en marge du gouvernement, y ont vu là une occasion de le faire tomber. Les FL ont de fait quitté le gouvernement, mais le PSP y est resté, espérant sans doute obtenir du Premier ministre un certain nombre de concessions. Ce dernier, Saad Hariri, a quant à lui lancé un ultimatum de 72 heures aux membres de sa coalition pour qu’ils acceptent ses mesures de réforme, lesquelles avaient pour la plupart été proposées lors de la conférence du CEDRE en avril 2018.

Mesurant la gravité de la situation, le Premier ministre a respecté le délai qu’il s’était lui–même imposé et a présenté le lundi 21 octobre à l’issue d’une réunion du gouvernement une liste de 25 mesures politiques visant à remédier à la crise socio–économique.

Quelle que soit la teneur de ces mesures, il est frappant de constater que, face à la pression populaire, le gouvernement a trouvé le temps et l’énergie nécessaires pour formuler des orientations stratégiques. En trois jours et une seule session gouvernementale ont ainsi été adoptés des mesures et des projets de loi allant bien au–delà des deux projets de loi – l’électricité en avril 2019 et la loi budgétaire en juillet 2019 – qui avaient nécessité plus de 35 sessions tenues entre février 2019 et la semaine dernière [NdE : fin octobre 2019].

Parmi les principales mesures adoptées par le gouvernement à l’issue du délai de 72 heures figurent la réduction du déficit, l’absence de taxes supplémentaires sur les particuliers, l’adoption d’une loi sur les retraites et la lutte contre la corruption. Toutefois, la plupart de ces mesures laissent perplexe quant à leur application et ne répondent pas aux attentes de la population. Elles sont insuffisantes et interviennent trop tard. En tout état de cause, les préoccupations ne manquent pas.

On ignore par exemple comment le gouvernement compte réduire en un an le déficit de plus de 7 % à près de 0,6 % du PIB. L’objectif de réduction de 5 milliards de dollars est colossal, et après plus de 30 ans de déficit budgétaire chronique, le fait que le gouvernement ait trouvé en trois jours le moyen d’y parvenir, le tout sans réforme fiscale majeure, semble pour le moins suspect. Rien n’a été prévu en matière de mise en œuvre de ce plan, mais le principe d’un impôt unique sur les bénéfices des banques laisse penser qu’il n’est pas viable. Le gouvernement a peut–être aussi l’intention de demander à la Banque centrale de prendre en charge les déficits afin d’assainir ses finances. Quel que soit le projet, un cadre de finances publiques durable et équitable doit être mis en place, et un tel cadre fait clairement défaut pour le moment.

L’idée de réduire le déficit sans solliciter le contribuable montre à quel point les élites politiques sont corrompues, arrogantes et cupides. Elles ont constamment taxé les travailleur·ses, leur imposant une pression fiscale disproportionnée tout en prétendant qu’il n’y avait pas d’autres solutions. Dans l’état actuel des choses, les deux tiers des recettes fiscales proviennent de taxes régressives, lesquelles ont davantage augmenté au fil des ans que les impôts sur le patrimoine, même si le revenu réel des premier·es concerné·es a réellement diminué au cours des dix dernières années, alors que les seconds ont réalisé d’importants bénéfices. Ce n’est d’ailleurs que lorsque ce régime fiscal injuste a provoqué cette révolte que le gouvernement a décidé de faire marche arrière.

Le projet du gouvernement pour lutter contre la corruption est quant à lui tout bonnement ridicule. Les mêmes partis politiques avaient fait de la corruption une priorité lors des élections parlementaires de 2018, sans faire quoi que ce soit pour y remédier. Ce que le gouvernement cherche à faire en adoptant la stratégie du Cabinet du ministre d’État à la Réforme administrative pour lutter contre la corruption consiste tout simplement à rassurer les donateurs et à faire croire qu’il s’occupe de la question.

Les citoyen·nes sont bien décidé·es à ne pas se faire avoir, cette fois.

S’il envisageait vraiment de procéder à des réformes, le gouvernement aurait préparé ou même adopté le projet de loi en faveur de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Il aurait également renforcé les organes de contrôle, en particulier en ce qui concerne les marchés publics. Ces derniers jouent un rôle crucial dans la lutte contre la corruption, mais le gouvernement n’en parle pas. En fait, même lors de l’adoption du projet de loi sur l’électricité en avril 2019, le gouvernement a remis en cause le rôle des services de passation des marchés en chargeant un comité ministériel de décider de l’adjudication – ce qui constitue en soi un acte de corruption.

Le Premier ministre lui–même ne semble pas totalement convaincu par son propre projet. Il prétend en effet que, pour lutter contre la corruption dans le cadre des marchés publics, les investissements provenant de l’argent des contribuables – qui sont un élément clé de la croissance – seront nuls. On aurait pu penser que, si elle est crédible, la stratégie que le gouvernement entend adopter pousserait à la mise en place de systèmes d’achat clairs et transparents. Affirmer que les investissements en capital – financés par l’étranger – seront exempts de corruption, c’est admettre que tous les marchés publics sont de fait entachés de corruption. Il conviendrait dès lors de mettre en place un comité indépendant pour examiner tous ces marchés.

Le recours au secteur privé en la matière par le biais de ce que l’on appelle communément le partenariat public–privé (PPP) requiert une réglementation institutionnelle solide, ce dont l’État ne dispose pas. Ceux qui soutiennent que nous devons avoir recours au PPP en raison de la fragilité de l’État et de son manque de moyens sont précisément ceux qui le minent et qui participent en premier lieu à la spoliation des citoyen·nes. En réalité, pour que le PPP soit efficace et contribue positivement à l’économie, nous avons besoin d’un État efficace, ce qui n’est pas le cas actuellement, essentiellement du fait des partis politiques qui ont dirigé le pays au cours de ces 30 dernières années. Quant à la réforme des retraites, M. Hariri n’a pas donné beaucoup de précisions sur son déroulement et son financement, et il semble bien qu’il ait été contraint de s’y atteler dans le seul objectif d’apaiser les protestations.

Le Premier ministre s’est également engagé au sujet de l’une des revendications formulées par la population concernant "l’argent volé". C’est la première fois qu’il reconnaît enfin le problème, mais il n’a manifestement ni l’intention d’y remédier, ni les moyens pour le faire. Comment le pourrait–il, alors que bon nombre de ceux qui ont contribué à la spoliation des citoyen·nes sont des politiciens ou des individus qui entretiennent des liens étroits avec eux ?

Compte tenu du mode de fonctionnement du gouvernement, le calendrier du projet paraît tout à fait irréaliste. Ce qui fait défaut – outre les fondements institutionnels comme un système judiciaire indépendant et des organes de contrôle efficaces –, c’est la prise en compte des grandes préoccupations environnementales. Le gouvernement a jusqu’à présent ignoré les arguments scientifiques qui s’opposent à la construction d’incinérateurs et de barrages, ce qui prouve que les intérêts financiers privés continuent de l’emporter sur la santé de la population.

Tout bien considéré, toutes ces mesures politiques manquent de crédibilité et affaiblissent l’État au lieu de le renforcer. Le fait que le gouvernement se soit empressé d’adopter ces dispositions montre à quel point le système est imparfait et témoigne d’un véritable défaut de gouvernance. Ces mesures politiques ne peuvent pas être mises en œuvre et ne le seront pas à moins d’une pression exercée de façon constante et soutenue.
Face aux protestations, M. Hariri semble avoir tout simplement saisi l’occasion d’adopter des mesures et des dispositions législatives majeures, auparavant entravées par ses partenaires de la coalition, dans le but d’apaiser les bailleurs de fonds et de bénéficier des ressources financières du CEDRE.

Ce n’est pas ce dont le pays a besoin.

Le Liban a besoin de quelque chose de fondamentalement différent. Nous avons besoin d’un État performant au service de la population, d’un gouvernement responsable et de confiance, à l’écoute des besoins des citoyen·nes, ainsi que d’un contrat social en vertu duquel les droits sont garantis et les impôts équitablement répartis. Rien de tout cela ne transparaît du projet du gouvernement. Les citoyen·nes n’ont pas été dupes et ont continué de battre le pavé en exigeant sa dissolution.

Les manifestant·es ont obtenu d’importantes avancées : ils ont en effet contraint le gouvernement à renoncer à ses projets de taxation des travailleurs tout en imposant leurs propres préoccupations et en influençant le débat politique dans le pays. Le pouvoir du peuple est en train de faire tomber les barrières érigées par l’élite politique en ce qui concerne le champ des possibles. C’est désormais le peuple qui détermine lui–même ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Il a abrogé les règles établies par ceux qui sont au pouvoir ainsi que leurs partisans et il impose maintenant ses propres règles. C’est ainsi qu’émergent des systèmes justes, démocratiques et responsables.

Lire l’article original en anglais sur le site de Lebanese Center for Policy Studies

Commentaires

Cet article est republié avec la permission du Lebanese Center for Policy Studies. Initialement paru en anglais en octobre 2019 sur leur site, il a été traduit vers le français par Damien Allo et relu par Vanessa Mula, traducteur·rices bénévoles pour ritimo.