Asie du Sud : Il est crucial de combattre l’extrême droite au Pakistan et dans la région

, par CADTM , TARIQ Farouq

L’une des régions les plus dynamiques du capitalisme mondial est encore peu connue du public brésilien. Mais la récente rébellion étudiante au Bangladesh a mis en lumière l’ensemble de la région - marquée par l’instabilité - qui comprend des pays très peuplés comme le Bangladesh, le Pakistan et l’Inde, mais aussi Sri-Lanka, Nepal et Afghanistan.
Pour en savoir plus sur la situation politique dans la région, Israel Dutra, pour le Revista Movimento du Brésil, a interviewé le militant vétéran Farooq Tariq (membre du réseau international CADTM), avec qui le MES/PSOL maintient des relations fraternelles depuis des années.

Israel Dutra : Pouvez-vous nous parler de la situation politique actuelle au Pakistan ?

Farouq Tariq : Le Pakistan ressemble actuellement à un chaudron en ébullition marqué par une crise économique qui s’aggrave d’une part, et par des soulèvements sociaux et politiques dans ses périphéries d’autre part. Cette situation est encore exacerbée par les problèmes liés au changement climatique qui constituent une menace existentielle pour le pays. Bien que la situation politique globale paraisse sombre, marquée par le contrôle total de l’armée sur l’État et la société, il est encourageant de voir que les mouvements sociaux et politiques dans ses périphéries, comme la province du Baloutchistan, offrent une lueur d’espoir de changement. Le mouvement politique dans la province pakistanaise du Baloutchistan est dirigé contre le contrôle autoritaire et la mainmise de l’élite de l’État pakistanais sur la population ethnique baloutche. Malgré une forte répression et le silence total maintenu sur ces manifestations par les grands médias, le mouvement politique au Baloutchistan a beaucoup attiré d’attention de la jeunesse et continue d’inspirer les groupes ethniques dans les autres provinces.

Les 12e élections générales du Pakistan, qui se sont tenues le 8 février 2024, ont débouché sur un gouvernement de coalition de droite soutenu par la puissante armée et les services de renseignement, ce qui peut offrir une stabilité politique temporaire dans un contexte de crise permanente. Les candidats indépendants affiliés au Pakistan Tehreek-e-Insaf (PTI) de l’ancien premier ministre emprisonné Imran Khan ont remporté la majorité des sièges attribués par le suffrage direct, mais n’ont pas réussi à obtenir la majorité ou à former une coalition. La Ligue musulmane du Pakistan (PML) et le Parti du peuple pakistanais (PPP) ont remporté moins de sièges, mais ont bénéficiés de sièges réservés conformément aux quotas constitutionnels . Shehbaz Sharif, de la PML, a été choisi comme premier ministre, tandis qu’Asif Ali Zardari, du PPP, est devenu président. La coalition est confrontée à des décisions économiques difficiles, notamment l’augmentation des impôts et la réduction des subventions aux carburants afin d’obtenir un renflouement du FMI.

Le nouveau gouvernement de coalition au Pakistan aura besoin d’un soutien important de la part de l’armée et des services de renseignement pour gérer les défis posés par les partisans d’Imran Khan et les profonds problèmes économiques du pays. Malgré les appels lancés à l’armée pour qu’elle se tienne à l’écart de la politique, elle reste l’institution la plus puissante du Pakistan, avec une forte influence sur la gouvernance, la politique étrangère et la sécurité nationale. Les critiques de Khan ont affaibli le soutien de l’opinion publique à l’armée, même parmi les groupes qui lui étaient auparavant favorables, ce qui a conduit les forces armées à collaborer plus étroitement avec les hommes politiques afin de préserver leur position dominante. L’ingérence historique de l’armée a contribué à la stagnation économique, mais cette fois, la menace du mouvement de Khan pourrait dissuader les militaires de renverser le nouveau gouvernement Sharif, qui pourrait se montrer résistant face à de telles tentatives.

Le pays est confronté à une dette extérieure substantielle de 123 milliards de dollars et doit rembourser 78 milliards de dollars d’ici 2026. L’économie pakistanaise souffre de déficits budgétaires et commerciaux chroniques, de faibles recettes fiscales et d’une croissance insuffisante des exportations ; les réserves de devises étrangères couvrent à peine quelques mois d’importations. Le pays a été fortement tributaire des prêts du FMI, 23 depuis 1958, principalement pour couvrir des dettes antérieures plutôt que pour investir dans le développement économique.

Les groupes terroristes djihadistes, initialement tolérés pour être utilisés lors des conflits avec l’Inde, sont devenus une menace majeure pour la sécurité du Pakistan. Depuis 2000, le pays a subi plus de 16 600 attaques terroristes, qui ont fait près de 68 000 morts, dont 1 080 rien qu’en 2023. Le Tehrik-i-Taliban Pakistan (TTP) constitue actuellement la menace la plus importante, exacerbée par le retour au pouvoir des talibans afghans, qui continuent de soutenir Al-Qaïda et d’abriter le TTP. Le nouveau gouvernement pakistanais s’est engagé à mettre en œuvre un plan global de lutte contre le terrorisme visant tous les groupes extrémistes, bien que les efforts précédents aient été insuffisants. Cette fois, le besoin de progrès économique pourrait conduire à une action plus décisive, ouvrant éventuellement la porte à de meilleures relations et à de meilleurs échanges commerciaux avec l’Inde, ce qui pourrait contribuer à atténuer les difficultés économiques du Pakistan.

Le monument du Pakistan
Ce monument situé à Islamabad, capitale du Pakistan, symbolise l’unité nationale.
Image by Usman Aslam from Pixabay

I.D. : Pourriez-vous nous en dire plus sur la façon dont le phénomène de l’extrême droite se manifeste au Pakistan et dans la région ?

F.T. : L’extrême droite au Pakistan se manifeste sous la forme d’extrémisme religieux et de groupes islamistes, notamment le Tehreek e Labbaik Pakistan (TLP), un groupe religieux d’extrême droite qui exerce une énorme influence sociale et politique. Il est important de comprendre que les forces de droite et d’extrême droite au Pakistan ont toujours été en collusion avec le puissant establishment militaire du pays depuis le Jihad afghan des années 1980. C’est le troisième et notoire dictateur du Pakistan, le général Zia ul Haq, qui a intégré les forces d’extrême droite par le biais d’une législation spécifique et en leur offrant des tribunes politiques et sociales. Les politiques de Zia, comme l’ont observé plusieurs spécialistes, ont abouti à la « déobandisation » de l’État - la secte Deoband est l’une des ramifications radicales et littéralistes du courant dominant de l’islam. C’est pourquoi les factions liées à Deoband exercent une influence considérable par le biais de la rhétorique religieuse, en se concentrant sur des questions telles que les lois sur le blasphème et le sentiment anti-Ahmadiyya . Ces groupes ont pu démontrer leur puissance en convoquant de grandes manifestations. Certaines de ces factions ont également été utilisées par l’establishment militaire pour stimuler l’opposition politique contre certains partis politiques traditionnels. Ce fut le cas lors des élections de 2018, après que le parti de la Ligue musulmane du Pakistan-N ait pris ses distances avec l’establishment militaire, ce dernier a utilisé le Tehreek e Labbaik Pakistan, un parti d’extrême droite - pour diviser les électeurs dans la province du Pendjab, le principal bastion électoral du PML-N.

La violence sectaire entre musulmans sunnites et chiites est également l’une des principales manifestations de l’extrême droite au Pakistan. Des groupes comme le Lashkar-e-Jhangvi (LeJ) et le Sipah-e-Sahaba Pakistan (SSP) ciblent depuis longtemps les communautés chiites, ce qui entraîne des cycles de violence et de représailles. Ces tensions sectaires sont souvent exacerbées par les dynamiques régionales, en particulier la rivalité entre l’Arabie saoudite à majorité sunnite et l’Iran à majorité chiite.

Dans l’Inde voisine, la situation n’est pas différente. L’extrême droite est étroitement associée au nationalisme hindou, en particulier au Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) et à son aile politique, le Bharatiya Janata Party (BJP). Ce mouvement promeut l’idéologie de l’Hindutva, prônant un État hindou et s’en prenant souvent aux minorités religieuses, en particulier aux musulmans et aux chrétiens.

I.D. : Quel est l’impact du soulèvement étudiant au Bangladesh ?

F.T. : Bien que l’attention se soit principalement portée sur les manifestations contre les quotas, un certain nombre de griefs ont été formulés à l’encontre du gouvernement de Hasina Wajid au Bangladesh. Sous Hasina, le Bangladesh a connu une croissance du PIB, mais cela ne s’est pas traduit en bien-être économique pour de nombreux Bangladais. Le manque d’opportunités, les taux de chômage élevés chez les jeunes et la hausse de l’inflation ont été des sources constantes de tension. Parallèlement, bien que la Ligue Awami ait adopté une politique de tolérance zéro à l’égard de la corruption, des scandales de blanchiment d’argent, de pots-de-vin et de népotisme ont éclaboussé les ministres du gouvernement. Et depuis sa victoire écrasante en 2008, la Ligue Awami a érodé la démocratie du pays. Par exemple, en 2011, le gouvernement a mis fin à un accord qui permettait à une administration intérimaire de 90 jours, composée de technocrates, d’organiser des élections et de superviser les transferts de pouvoir. La répression de la dissidence s’est également accrue. La persécution et la détention de militants, de personnalités de l’opposition et de défenseurs des droits de l’homme sont devenues plus fréquentes. Dans le même temps, toute critique du gouvernement, y compris la satire et les messages sur les réseaux sociaux, a été criminalisée.

Selon moi, le renversement du gouvernement d’Hasina a créé un vide important au Bangladesh, qui sera probablement comblé par l’establishment militaire et les forces religieuses. Il est important de rappeler que les manifestations étudiantes au Bangladesh n’étaient pas organisées, il s’agissait de soulèvements spontanés d’étudiants qui n’étaient soutenus par aucun parti politique. Les deux forces organisées au Bangladesh après les manifestations restent l’armée et les partis politiques religieux. Il est très probable que la scène politique sera contrôlée par les deux. Cette situation est très similaire à ce qui s’est passé en Égypte après le printemps arabe. Les manifestations ont vu la fin, après des décennies, du régime dictatorial de Hosni Mobarak, mais dès son elimination, l’Ikhwan-ul-muslimeen (Frères musulmans) de droite est arrivé au pouvoir, et a ensuite été renversé par l’armée. La boucle est alors bouclée. Le peuple a protesté et organisé une révolution contre la dictature de Mobarak, mais a fini par être soumis à nouveau à un régime dictatorial parce que les seules forces organisées étaient des partis religieux ou l’establishment militaire.

I.D. : Quelle est votre évaluation de la nature du gouvernement de Modi en Inde ?

F.T. : Les résultats des récentes élections en Inde ont marqué un changement important dans le paysage politique du pays. Le Bharatiya Janata Party (BJP) de Narendra Modi a perdu sa majorité absolue pour la première fois en dix ans, et l’opposition a fait un retour en force. Malgré la réélection de Modi au poste de premier ministre, son pouvoir est perçu comme ayant diminué, car il dépend désormais de partenaires de coalition pour former un gouvernement. Cette élection est considérée comme un contrecoup du style de gouvernance autoritaire de Modi, qui a été critiqué pour avoir sapé la démocratie, étouffé la dissidence et concentré le pouvoir.

Pour comprendre Modi et son parti, le Bahartiya Janta Party (BJP), il est important de comprendre son organisation mère, le RSS (Rashtariya Swayamsevak Sangh). Le RSS a suivi une approche méthodique et stratégique de sa vision à long terme depuis ses débuts, en particulier au Gujarat. Dans les années 1940, le RSS s’est considérablement développé dans l’État et le nombre de ses membres a augmenté rapidement. Dans les années 1960, les dirigeants du RSS ont commencé à promouvoir un discours sur la masculinité hindoue agressive, ce qui a contribué à accroître les tensions entre hindous et musulmans. Ces tensions ont culminé lors des violentes émeutes de 1969, marquées par des violences à grande échelle contre les musulmans et des agressions sexuelles contre les femmes musulmanes. Narendra Modi, qui a rejoint le RSS dans sa jeunesse, a été fortement influencé par son nationalisme religieux intransigeant. À la fin des années 1980, il est devenu une figure importante de la liaison entre le RSS et le Bharatiya Janata Party (BJP) et a joué un rôle important dans la promotion des causes nationalistes hindoues, notamment la campagne pour la construction d’un temple sur le site de la mosquée de Babri, qui a finalement été détruite par des extrémistes hindous en 1992.

I.D. : Et quelques mots sur votre trajectoire ?

F.T. : Étudiant, j’étais un militant de gauche à l’université de Punjab. J’ai été élu président du syndicat des étudiants du département de psychologie appliquée. J’ai mené plusieurs batailles contre les fanatiques religieux. J’ai dû quitter le pays après qu’un de mes articles ait révélé la conspiration des dirigeants de droite du PPP et des hauts gradés de l’armée à la fin de l’année 1977. J’ai passé huit ans en exil. Je suis retourné au Pakistan, alors que j’aurais pu opter pour la nationalité néerlandaise. J’ai été secrétaire général du Parti travailliste pakistanais, puis du Parti des travailleurs Awami (AWP) de 1997 à 2019. J’ai quitté l’AWP pour former un nouveau parti politique, le Haqooq Khalq Party HKP (Part des Droits du Peuple). Je suis président du HKP. Je suis également secrétaire général du Pakistan Kissan Rabita Committee (Comité de coordination des paysans). Le PKRC est la seule organisation pakistanaise membre de La Via Campesina. Je suis également coordinateur de l’équipe asiatique du Forum des peuples Asie-Europe et je participe à plusieurs autres plateformes régionales et internationales comme le réseau CADTM international.

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