Ce texte, publié originellement en anglais par The Daily Beast, a été traduit par Anne Le Meur, traductrice bénévole pour rinoceros.
« Nous avons gagné ! » : c’est ce qu’a pu croire un soldat en voyant la dernière brigade de combat quitter l’Irak fin août 2010. Mais pas un seul général américain, même le plus optimiste, ne pense que l’insurrection soit proche de sa fin, déclare Andrew J. Bacevich.
Quelques heures après le retrait ultra-médiatisé de la dernière brigade de combat américaine d’Irak, Wikipédia déclarait que la guerre en Irak « avait pris fin le 19 août 2010 ». Pourtant, malgré les espoirs de l’administration Obama et des soldats américains qui ont combattu pendant de si longues années en Irak, il est peu probable que cette affirmation se vérifie.
Les forces anglo-américaines qui ont envahi l’Irak en mars 2003 avaient pour objectif de destituer Saddam Hussein. Les architectes de cette guerre s’attendaient à ce que la tâche soit aisée et promptement exécutée. Leur approche était chirurgicale : il fallait ouvrir l’organe atteint, enlever le cancer, refermer le tout, puis donner une petite tape sur la tête du patient. Ensuite, il ne resterait plus qu’à passer à une autre nation musulmane malade, requérant les soins salvateurs de Washington.
Ils ont fait un fort mauvais calcul. En fait, une fois exposé à l’air, l’organe est devenu le foyer d’infections virulentes. En tant que chirurgien en chef, George W. Bush - qui n’était pas spécialement expert au début - a fini par être confronté à un problème beaucoup plus grave qu’il n’avait prévu.
La guerre qui visait au départ un changement de régime à Bagdad a métastasé en trois guerres. D’abord, la guerre pour remplacer Saddam Hussein et imposer un gouvernement irakien pro-occidental à sa place. Ensuite, la guerre civile irakienne : en conséquence du renversement de Saddam et du vide qui en a résulté, des groupes tribaux, sectaires et ethniques irakiens ont rivalisé pour obtenir le pouvoir, et ne se sont pas privés d’user de violence pour parvenir à leurs fins. Enfin, la guerre de djihad, des radicaux venus de tout monde islamique profitant du chaos engendré par les Américains pour faire de l’Irak un nouveau champ de bataille dans leur campagne destinée à débarrasser l’Umma de ses occupants infidèles occidentaux.
Sept ans et demi plus tard, que pouvons-nous dire de ces trois guerres ?
Le remplacement de Saddam par un gouvernement légitime et pro-occidental reste – disons, pour être clément – un chantier en cours. Washington a depuis longtemps mis en sourdine tout les discours de l’ère Bush sur la démocratie, les valeurs libérales et la protection des droits des femmes irakiennes. À ce stade, les États-Unis se contenteraient bien de voir à Bagdad un organe capable de gérer les affaires propres de l’Irak sans poser de problèmes de sécurité pour les pays voisins. (Et si cet organe autorisait aux Occidentaux l’accès aux ressources pétrolières de l’Irak, ce serait évidemment un plus très apprécié.) Aujourd’hui, nous assistons à un imbroglio de partis et de groupes d’intérêts, qui parviennent certes à conduire des élections, mais qui doivent encore démontrer leurs capacités à gouverner — et même plus immédiatement à former un gouvernement. Par courtoisie, on se réfère au « gouvernement irakien », mais si gouvernement il y a, ce n’est encore qu’un mot.
Pour le moment, la guerre tribale et sectaire est en suspens. Est-elle définitivement terminée ? C’est une grande inconnue. Les Kurdes, qui ont obtenu leur autonomie de facto, vont probablement se satisfaire de leurs acquis, tant que le reste de l’Irak accepte le statut privilégié qu’ils se sont forgé. Dans le reste de l’Irak, les Sunnites et les Shiites continueront à rivaliser pour le pouvoir. Le président Obama peut espérer que cette lutte demeure majoritairement non violente. Cependant, et sa propre présidence l’a bien montré, ce n’est qu’en de rares occasions que l’espoir devient réalité…
Pendant ce temps, et de manière plus significative, l’insurrection de djihad se poursuit. Des bombes explosent régulièrement dans les rues de Bagdad et d’autres villes irakiennes, créant un climat de désordre que, partout ailleurs, on interpréterait comme le signe d’un État en faillite imminente. Les officiers hauts gradés américains, se calquant sur le script officiel qui leur a été imposé, assurent que les forces de sécurité irakiennes font un travail formidable. Aidés pour le moment par les brigades américaines de conseil et d’assistance (U. S. Advise and Assist Brigades, un nom qui aurait sûrement plu à George Orwell), les Irakiens devront attendre encore près d’une année avant de voir le dernier soldat américain rentrer chez lui ; ensuite, ils auront l’entière responsabilité de leur sécurité intérieure et extérieure. Or, personne, pas même le général américain le plus optimiste, ne croit que l’insurrection aura été étouffée d’ici là.
Dans une séquence télévisée où l’on voyait la dernière brigade de combat traverser la frontière pour passer de l’Irak au Koweït, un soldat américain enthousiaste criait, tout excité, « Nous avons gagné ! ». Ce soldat a fait son travail : accordons-lui ce moment de satisfaction. Mais pour nous autres, prétendre que cette guerre inutile et mal avisée est terminée serait allonger une liste déjà beaucoup trop longue de mensonges.
Andrew J. Bacevich est professeur d’histoire et de relations internationales à l’université de Boston. Son nouveau livre, Washington Rules : America’s Path to Permanent War, vient de paraître.