Approbation de la loi Marco Civil : un jour historique pour la liberté d’expression

, par BARBOSA Bia, EKMAN Pedro

Cet article a été traduit du portugais vers le français par Eva Champion, et relu par Jean-Luc Pelletier, traducteurs bénévoles pour Ritimo. Retrouvez l’article original ici : Approbation de la loi Marco Civil : un jour historique pour la liberté d’expression

L’Assemblée National brésilienne a approuvé un texte de loi historique concernant l’usage d’Internet. Avec cette nouvelle loi, le Congrès brésilien est allé à l’encontre de puissants intérêts économique et politique, garantissant des droits aux internautes, et considérant la communication comme un droit fondamental et non comme une marchandise.

Forte participation et mobilisation des organisations de la société civile

Le 25 mars 2014 restera une date gravée dans les mémoires. En effet, pour le monde entier, ce jour sera celui du vote de la réglementation concernant Internet au Brésil : le Marco Civil [1] . Ce 25 mars, la Chambre des députés a approuvé un projet de loi qui semblait pourtant être impossible à adopter en l’état. Un des éléments principaux est qu’il va à l’encontre de puissants intérêts économiques en garantissant des droits aux citoyens et citoyennes. Le Marco Civil d’Internet récemment approuvé établit clairement que la communication doit être traitée comme un droit fondamental, et non pas uniquement comme un service commercial. Ce fait inédit dans l’histoire brésilienne n’a été rendu possible que par une conjonction de facteurs.

En premier lieu, une forte participation et mobilisation des organisations de la société civile et des activistes de la liberté sur le net. Ceux-ci se sont impliqués dès les premières ébauches du Marco Civil, et ont suivi le processus jusqu’à la victoire obtenue ce 25 mars à la Chambre. Le fait qu’il s’agisse d’un texte élaboré avec une participation populaire forte confère au Marco Civil une légitimité dont peu de lois peuvent se prévaloir au Congrès National.

Deuxième élément, le rapport remplaçant le texte est resté dans les mains du député Alessandro Molon (PT/RJ), qui s’est révélé être un négociateur et un médiateur opiniâtre, écoutant les intérêts les plus divers en jeu, et cherchant à les accorder sans pour autant compromettre les trois piliers essentiels du texte : la neutralité du net, la liberté d’expression et la protection de la vie privée des internautes.

Troisième point, alors que le gouvernement s’était déjà montré en faveur du Marco Civil, les accusations d’espionnage de la Présidente Dilma révélées par Edward Snowden l’ont conduit à s’emparer de ce thème et à devenir une fervente défenseuse du texte. Sans cet évènement, le Marco Civil d’Internet n’aurait peut-être pas été considéré comme une urgence constitutionnelle par la Chambre, et pourrait se trouver encore aujourd’hui dans l’épaisse pile de projets stratégiques pour le pays qui attendent d’être intégrés à l’agenda des séances plénières.

Pour autant, personne, pas même le gouvernement, le rapporteur ou la société civile, n’aurait été capable de prédire il y a deux semaines le vote du 25 mars ; vote d’autant plus symbolique qu’un seul parti, le PPS de Roberto Freire, a voté contre. Comme nous l’écrivions dans ce blog, le vote du Marco Civil a été récupéré par le jeu électoral en 2014.

Ici et là, nombreuses sont les personnes qui se sont demandées ce qu’il a bien pu se passer pour que l’équilibre des forces bascule en faveur des droits des internautes ? En premier lieu, le gouvernement a réussi à rassembler une grande partie de sa base insatisfaite. Dilma Rousseff a conduit une réforme ministérielle, distribué les postes de façon discrétionnaire et a supprimé des amendements au Congrès. S’appuyant de nouveau sur sa base, le parti PMDB et ceux de l’opposition de droite furent alors mis de côté. Cependant les partis DEM et PSDB jouèrent habilement en prenant leurs distances avec Eduardo Cunha, chef du PMDB et leader de la contestation contre le Marco Civil. Luttant contre le gouvernement afin d’obtenir la majorité au Congrès, M. Cunha, surnommé le « saboteur de la République » par le magazine IstoÉ, tira tant et si bien sur la corde qu’il finit par tomber. Même la droite classique refusa de l’inclure dans la dernière ligne droite.

La déroute commençant à être visible, il fut alors facile pour le gouvernement d’obtenir l’aval du PMDB. Personne ne connaît tous les détails de l’histoire, mais des compromis ont sûrement été faits à propos de la mesure MP 627/2013 concernant la taxation des bénéfices réalisés par les entreprises brésiliennes à l’étranger, dont M. Cunha est le rapporteur. Parallèlement, le gouvernement a cédé, et il a eu raison de le faire, sur l’obligation d’organiser la manutention des centres de données au Brésil. Il a intégré la nécessité de consulter Anatel et le Comité de Gestion de l’Internet au Brésil (CGI.br) dans la réglementation sur la protection de la neutralité du net.

Dans ce contexte, la pression permanente exercée par la société civile sur les réseaux afin de soutenir l’approbation du texte, eut des effets très positifs. Près de 350 000 personnes signèrent la pétition en ligne déposée par Gilberto Gil ; les tweets portant les hashtags #VaiTerMarcoCivil (« Adoptons le Marco Civil ») et #EuQueroMarcoCivil (« Je veux le Marco Civil ») furent parmi les sujets les plus discutés au Brésil et dans le monde durant plusieurs semaines ; le fondateur du web Tim Berners-Lee et des artistes affichèrent leur soutien au texte ; et les défenseurs de la liberté d’expression furent présents pendant des semaines dans les couloirs de la Chambre. Ce 25 mars, le climat était tellement favorable que le président de la Chambre, Henrique Eduardo Alves, finit par annoncer aux activistes sur un ton amusé qu’il offrirait une bière à la fin de la nuit pour célébrer le vote.

Parmi tous les partis, aucun ne souhaitait donner une image négative et ainsi perdre l’opportunité de dire qu’il avait voté en faveur d’une loi si importante pour le peuple brésilien.

Les avancées du Marco Civil

Ce qui est réellement inédit dans le Marco Civil d’Internet, c’est le fait qu’il s’agisse, dans le domaine d’Internet, d’une des rares législations au monde à établir des mécanismes de protection des utilisateurs, et non le contraire. C’est une loi qui pourra servir de modèle à toutes les démocraties cherchant à renforcer la liberté sur le web et les droits de l’homme.

Parmi les garanties majeures offertes par le texte, les plus importantes sont peut-être celles contenues dans les articles 9, 19 et 7 du projet de loi.

L’article 9, considéré comme le cœur du projet, garantit la neutralité du web. Autrement dit, il assure un traitement égal de tous les paquets de données, sans distinction du contenu, de l’origine, de la destination, du service, du terminal ou de l’application. Cela signifie que celui qui contrôle l’infrastructure du réseau doit rester neutre vis-à-vis des contenus qui traversent ses câbles. Cela vise notamment à empêcher que des accords économiques entre des entreprises définissent quels contenus ont la priorité par rapport à d’autres. Cette mesure est au cœur de la gestion d’internet comme un lieu où tous se valent, indépendamment de leur pouvoir économique. Au final, personne, pas même une grande entreprise comme Globo, ne souhaite que le fournisseur d’accès décide seul des contenus qui seront mis en avant, et de ceux qui resteront cachés dans le réseau. Cela conduirait à une « concentration de contenus » sur Internet, similaire à ce qui existe sur le marché des chaînes de télévision, mais sans que Globo ne soit cette fois-ci en position de monopole.

L’article 19 prévoit déjà de déléguer au système judiciaire la décision de retirer des contenus d’Internet, remédiant ainsi en grande partie au problème de la censure privée automatique et préventive aujourd’hui à l’œuvre sur le réseau. Actuellement, de nombreux fournisseurs de contenus suppriment des textes, des images, des vidéos etc. de pages qu’ils hébergent à partir de simples notifications. En déresponsabilisant les fournisseurs d’accès quant aux contenus postés par des tiers, le Marco Civil d’Internet offre une sécurité juridique aux fournisseurs d’accès, garantissant ainsi la liberté d’expression de l’utilisateur. Au final, allant à l’encontre de ce que de nombreuses personnes pensaient, ce n’est pas l’absence de règles qui font d’Internet un espace de liberté, mais bien l’existence de normes qui protège des attaques arbitraires et autoritaires.

Enfin, l’article 7 garantit l’inviolabilité de l’intimité et de la vie privée, ainsi que le secret des flux et des communications privées stockées sur le réseau. Cela permettra aux entreprises de développer des mécanismes afin de s’assurer, par exemple, que ce que nous écrivons dans nos e-mails ne sera lu que par nous et le destinataire du message. Ainsi, l’un des avantages des courriers papiers, la confidentialité, commencera à être étendu aux courriers électroniques. Le même article garantit la non transmission à des tiers de nos données personnelles, des journaux de connexion et d’applications sans notre consentement, rendant ainsi illégale la coopération des entreprises web avec les services d’espionnage des États, comme la NSA par exemple.

Cependant, ces mesures en faveur de la protection de la vie privée sont affaiblies par le seul problème significatif que présente le Marco Civil : l’article 15, qui compromet sérieusement notre vie privée en obligeant les entreprises à conserver durant six mois, à des fins d’enquête, toutes les données liées à une application (données de navigation) que nous générons sur le web. En appliquant une sorte de mouchard à tous les internautes, le principe constitutionnel de présomption d’innocence est inversé. L’obligation de conserver les données aboutit également à la nécessité de gérer toutes ces données dans des conditions de sécurité, ce qui représente des contraintes économiques lourdes pour les sites et les fournisseurs. Les frais élevés pourraient conduire à la commercialisation de ces données, ce qui créerait un espace où l’utilisation de la vie privée serait un marché.

Malheureusement, les mouvements ayant permis de débloquer la procédure de vote du texte à la Chambre, n’ont pas été capables de déconstruire ce que les institutions politiques ont imposé dans le projet. Les organisations de la société civile qui se sont positionnées contre cet aspect du texte vont chercher à le modifier au Sénat ou, si nécessaire, en passant par le veto présidentiel. Après tout, si Dilma Rousseff s’est rendue aux Nations Unies pour exiger la souveraineté et la confidentialité de ses communications, elle ne pouvait reproduire une faille de cette ampleur concernant la vigilance des internautes brésiliens.

Enfin, les lobbies économiques et les pressions politiques qui se sont agités à la Chambre ne sont pas définitivement mis de côté. Malgré la déclaration du président du Sénat, Renan Calheiros, selon laquelle le Marco civil serait rapidement voté au Sénat, rien ne garantit que l’exercice sera simple. Il reste encore un long chemin avant l’approbation présidentielle. Et, une fois la loi adoptée, la société civile devra encore défendre les droits des internautes liés à la réglementation du Marco Civil, ainsi que sa mise en oeuvre. Il n’est pas étonnant que l’instance représentative des opérateurs de télécommunications se soit déjà prononcée publiquement, déclarant que le Marco Civil « assurera une offre de services différenciés ». D’autant plus que le débat sur l’interprétation du texte vient de commencer.

La démocratie n’est pas un système dans lequel les choses se résolvent facilement. La bataille gagnée le 25 mars ne répond pas à toutes les questions, mais crée les conditions permettant de construire une voie sur laquelle nous pouvons finalement nous engager de façon libre. Et ceci n’est pas rien.