Anniversaire de l’invasion en Irak : une occasion de repenser l’activisme anti-guerre

Sarah Lazare et Clare Bayard

, par AlterNet

 

Ce texte, publié originellement en anglais par AlterNet, a été traduit par Carole Gillon, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Le mouvement contre la guerre doit dépasser la dénonciation d’une seule guerre à la fois. Nous avons besoin d’une analyse plus profonde des structures qui permettent la guerre et le militarisme.

Reportez-vous sept ans en arrière. Où étiez-vous le 19 mars 2003, quand l’invasion commençait ? Avez-vous vu " le Choc et l’Effroi" (Shock and Awe, nom de l’opération militaire américaine), les explosions oranges dans le ciel bleu de Bagdad, ces images floues transmises par les chaînes de télévision, avec la nuit, le vert fluorescent des caméras de CNN ? Avez-vous lu les bandes de texte défilant sous les images de quartiers en feu ? Pendant ces quelques jours, vous êtes-vous effondré comme beaucoup, triste et en colère, impuissant à arrêter l’attaque orchestrée par notre gouvernement ?

Il faut rappeler comment nous avons réussi à canaliser ces sentiments, en nous organisant pour construire des alliances dynamiques, influencer l’opinion publique, et faire savoir au reste du monde que tous aux États-Unis ne soutenaient pas la guerre. En même temps, nous n’avons pas pu empêcher l’invasion, et l’occupation de l’Irak continue, comme celle de l’Afghanistan. Il faut le dire, même si nous savons combien d’entre nous ont fait de leur mieux pour s’interposer de mille et une façons. Beaucoup ont souffert de surmenage et de découragement. Le nombre des manifestants anti-guerre, qui un mois seulement avant l’invasion de l’Irak participaient aux plus importantes manifestations de rue de toute l’histoire mondiale, a chuté régulièrement chaque année jusqu’à ce jour où nous atteignons cet anniversaire tragique.

Mais le mouvement anti-guerre n’est pas mort. Au cours des sept dernières années, même si le nombre de manifestants qui protestent visiblement à l’occasion de cet anniversaire a diminué, les caméras de télévision n’ont pas montré le mouvement en construction qui se développait hors des rue, sans attirer l’attention, dans les communautés. Nous voyons aujourd’hui ce mouvement prendre de l’ampleur, attirant les déçus de la poursuite des guerres de Bush par l’administration Obama.

Beaucoup de militants anti-guerre ont changé d’objectif prioritaire, mettant les manifestations de rue au second plan et réorientant stratégiquement leurs efforts vers les points de pression où une base bien mobilisée peut affecter directement la guerre. Les stratégies de soutien de la résistance au sein de l’armée même se sont consacrées à retirer de la main d’œuvre militaire à un conflit qui dépend de la participation des soldats, et à saper ainsi l’effort de guerre. Iraq Veterans Against the War (Anciens combattants de l’Irak Contre la Guerre), l’une des principales organisations d’anciens combattants des guerres de l’après 11 septembre, initialement centrée sur l’expertise et les prises de position publiques ou médiatiques, s’est transformée en pratique en agence organisatrice active, mettant en place des branches dans les lieux de service actif, recrutant sur les bases militaires, et créant une plateforme de soutien pour les GI résistants et l’opposition à la guerre en Afghanistan. Les mouvements anti-recrutement se sont répandus dans les écoles et les communautés, dénonçant les pratiques de l’armée, qui cible outrageusement les bas salaires, les jeunes défavorisés et les jeunes de couleur en vue de les recruter. Le groupe BAY-Peace à Oakland, dirigé par des jeunes, organise des ateliers visant à informer les jeunes sur la réalité du recrutement militaire et à créer des alternatives au militarisme. U.S. Labor Against War (Travailleurs Américains Contre la Guerre) continue à bâtir des liens solidaires entre les travailleurs américains et les syndicats irakiens.

Autre développement prometteur, la lente réapparition du G.I. Coffeehouse Movement, qui joua un rôle majeur dans la résistance à la guerre du Vietnam. Ces dernières années, dans les villes de garnison, une poignée de cafés soutiennent la résistance au sein de l’armée. Par exemple, autour de la base de Norfolk en Virginie, les employés de cafés ont tissé des liens avec les organisations locales luttant pour la justice raciale, rapprochant ainsi des luttes similaires dans une communauté très militarisée.

La guerre en Irak a déjà duré plus longtemps que la Seconde ou la Première Guerre mondiale, ou que la Guerre de sécession. L’administration Obama a salué les élections du 7 mars comme un signe positif de « démocratisation », avec un taux de participation de 62% et une violence électorale moins prégnante que prévu. Les médias américains ont applaudi les Irakiens qui sont allés voter malgré 136 attaques le jour du scrutin, parmi lesquelles des bombardements, des tirs de roquettes et des fusillades. Ce message reflète combien cette violence s’est normalisée, combien elle est attendue ; personne ne devrait avoir à affronter de telles menaces de violence au moment de voter. De plus, on peut s’interroge sur l’étendue de la « démocratisation » alors qu’un million d’Irakiens sont morts et 10 millions ont été déplacés, que la région tout entière est déstabilisée et que les tensions ethniques sont attisées par la présence de la force d’occupation. Le Président Obama s’est engagé à retirer d’Irak toutes les « troupes de combat » d’ici le mois de septembre 2010. Même si ce calendrier est respecté, il restera encore 50 000 troupes d’occupation, sans compter les mercenaires et les agents des entreprises qui tirent profit de la situation pour engranger des bénéfices. Nous contestons la réalité du caractère « non-combattant » de notre présence après septembre, alors que les États-Unis ont clairement affiché leur intention d’utiliser leurs infrastructures et leur influence en Irak comme base stratégique au Moyen-Orient.

La guerre en Irak n’a jamais été une affaire de démocratisation, pas plus que d’armes de destruction massive. Il ne s’agit que d’un des principaux champs de bataille des États-Unis dans leur projet d’instaurer leur domination militaire et politique dans cette région sensible. Au moment où les drones bombardent clandestinement le Pakistan avec une fréquence accélérée, et où la guerre en Afghanistan continue de miner la dignité et les moyens de survie des Afghans, nous devons avoir un point de vue global. Le soutien militaire et politique américain aux pratiques scandaleuses israéliennes de colonisation et d’apartheid est un signe clair que l’objectif réel des États-Unis est d’établir leur domination dans la région, directement ou par le biais d’alliés ou de gouvernements fantoches.

C’est le moment pour la mouvance anti-guerre américaine de développer des outils et des analyses qui lui permettent de bâtir des mouvements de transformation efficaces. Sous le régime Bush, beaucoup de nos revendications tournaient autour de l’arrogance de Bush et de la « légalité » de ces occupations brutales. Au cours de l’année écoulée, une grande partie du public américain s’est rendu compte que ce n’était pas Bush qui avait élaboré le projet directeur de la guerre, et que celle-ci se poursuit même après lui. Aujourd’hui, le mouvement anti-guerre doit s’étendre et contester plusieurs guerres à la fois. Il nous faut une analyse plus profonde des structures à la base du militarisme et de la guerre, pour fonder notre travail sur des valeurs qui défendent la vie et permettent de créer des relations sociales justes et coopératives. Il nous faut offrir des perspectives alternatives sur la manière d’organiser notre propre société et de dialoguer avec les autres pays.

Il est désormais essentiel d’ancrer profondément notre travail dans la compréhension des causes premières de ces guerres, et de renforcer les alliances entre les mouvements qui s’intéressent aux diverses conséquences d’un même problème. Nous constatons la réussite à petite échelle de ces liens ; il faut les entretenir et les élargir encore. Lorsque nous demandons que l’argent du budget de la guerre soit récupéré et utilisé pour les besoins sociaux comme l’éducation et la santé publique, nous devons affirmer clairement que cette revendication se fonde sur des valeurs et sur une vision de ce que notre société devrait considérer comme prioritaire. Faire le lien entre les guerres au niveau domestique et international n’est pas simplement rhétorique, c’est aussi une stratégie pour nous renforcer. L’oppression économique et raciale aux États-Unis doit être transformée, non pas pour affaiblir l’armée américaine, mais parce que c’est notre vision d’une société saine. Et cesser les agressions américaines et les occupations militaires à l’étranger n’est pas seulement pour nous un moyen de rediriger les fonds publics vers les écoles ou la santé, c’est aussi parce que nous rejetons un monde basé sur la violence et le vol. Notre survie en dépend. On ne peut jamais limiter la violence et la destruction, et les conséquences de la destruction de communautés et d’écosystèmes dans une région comme le Moyen Orient ne pourront que se retrouver de manière amplifiée dans le monde entier si les guerres pour les ressources naturelles se généralisent avec le changement climatique. Alors que le monde cherche des solutions justes et durables au changement climatique, il devient de plus en plus important pour les mouvements populaires de travailler de manière transnationale sur des alternatives à la guerre.

Chacun aux États-Unis est affecté d’une façon ou d’une autre par ces guerres, et nous avons besoin de tous pour changer de cap. Nous sommes victimes du succès d’une culture américaine qui classe les activistes comme « les autres », à opposer aux « gens ordinaires ». Aux moments clés, des centaines de milliers de gens descendent dans la rue, mais ils ne se considèrent pas comme des « activistes » et troquent la possibilité d’être des vecteurs de changement pour une chape de désespoir. Cependant ,des connexions profondes existent potentiellement dans les organisations qui existent actuellement au sein des écoles, des centres communautaires, des familles, des quartiers, des communautés religieuses, des villes de garnison, et dans tous les réseaux qui animent notre vie collective. Il y a tant de façons de se rencontrer pour établir un pouvoir collectif, et chacun a un rôle à jouer pour transformer les pratiques et les priorités de ce pays. Ce sont les gens ordinaires qui, en refusant d’accepter la violence commise en leur nom, seront le facteur décisif de la création d’un avenir différent de celui qu’on nous impose.

Le fait tout simple d’accorder de la place au deuil collectif est ne composante très réelle des approches humaines et holistiques pour mettre fin à la guerre. La tristesse de cet anniversaire dépasse ce jour particulier, cette guerre particulière. Il s’agit aussi des relations internationales qui sont basées sur la violence et la domination, de la façon dont ces relations se traduisent dans le monde, des vies perdues, et des vies qui seront perdues. Et de tous ceux qui survivent, traumatisés, occupés, courageux, pleins de ressources.

Nous sommes en deuil et nous vous invitons à vous joindre à nous, quelle que soit la façon qui vous semble juste. Cet anniversaire extrêmement pénible peut nous permettre de créer un espace collectif pour notre chagrin. La société américaine traditionnelle ne le permet pas, et nous en subissons les conséquences, y compris par la perversion du traumatisme collectif du 11 septembre, devenu prétexte à faire la guerre. La guerre est normalisée tandis que le chagrin est rendu muet, mis sur la touche, individualisé et manipulé. Le chagrin aide à cicatriser et à briser les archétypes de la violence qui autrement se perpétuent souvent, et aide à ne pas refouler notre tristesse, à ne pas rester passif.

Le deuil est primordial pour honorer les morts, et dans le cas présent, il s’agit de personnes tuées en notre nom. Pleurer leur perte est essentiel pour affirmer notre propre humanité et pour affirmer que tous ces êtres humains perdus ont de l’importance. Le chagrin est un défi direct à la dévaluation implicite des vies irakiennes (et afghanes, palestiniennes, et à celles des soldats américains), dévaluation qui contribue à perpétuer et à justifier ces guerres et ces occupations de territoires.

Et les survivants ? Nous avons tant à saluer et à apprendre de la dignité et de la résilience de ceux qui survivent aux guerres et à la violence, depuis Oakland jusqu’à l’Afghanistan. Notre soutien se doit d’être à la hauteur de leur courage. Laissez-vous imprégner par ces guerres et que cela vous conduise à agir.

Notre tristesse et notre colère en ce jour nous rappellent combien nous dépendons les uns des autres. Alors, comment imaginez-vous le 19 mars 2017 ? À quoi voudriez-vous que le monde ressemble, et quel sera votre rôle pour y parvenir ?

« Priez pour les morts. Mais surtout battez-vous pour les vivants ! » – Mother Jones

Sarah Lazare est militante de la résistance GI et du mouvement anti-guerre américain, principalement au sein de Courage to Resist (Le Courage de Résister ») et de la Civilian-Soldier Alliance (Alliance Civils-Soldats). Elle s’intéresse aux luttes qui lient les injustices domestiques aux États-Unis avec la politique américaine de guerre et d’impérialisme à l’étranger, ainsi qu’à la progression de la construction collective d’un monde plus juste.

Clare Bayard milite au Catalyst Project (Projet mobilisation) et à la War Resisters League (Ligue des résistants à la guerre), construisant un mouvement de résistance GI qui défie l’impérialisme américain, et connectant les organisations oeuvrant pour la justice raciale et économique aux États-Unis avec les mouvements antimilitaristes internationaux.