Amérique latine, les résistances face aux firmes transnationales

Alfonso Moro

, par Revista Pueblos

 

Ce texte, publié originellement en espagnol par Revista Pueblos, a été traduit par Estelle Laurito, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Depuis dix ans, des formes nouvelles et variées de résistance sociale ont vu le jour en Amérique latine pour faire face aux abus des firmes transnationales (ou multinationales). Le conflit, entre les biens et droits communautaires et universels d’un côté et le profit privé et la spoliation de l’autre prend de plus en plus d’importance dans la mesure où le capitalisme est en train de mettre fin à tout rêve de « progrès social ».

Entre 2000 et 2006, l’Amérique Latine et les Caraïbes (ALC) ont reçu environ 465 milliards de dollars de revenus d’investissement étranger [1], une somme sans doute considérable. Excepté le fait que ces investissements ne concernent qu’un petit nombre de pays, tout indique qu’il y a une forte corrélation entre l’arrivée de ces flux de capitaux et l’augmentation des luttes de résistance contre les multinationales qui ces dernières années ont marqué l’Amérique latine. L’étape la plus importante de privatisation et de transferts de biens et de ressources publiques a eu lieu au milieu des années 80 jusqu’à la fin des années 90, dans le cadre de la vague néolibérale connue sous le nom de « Consensus de Washington ». Les revenus collectés durant ces années ont souvent servi à consolider et/ou à étendre les opérations des multinationales, principalement européennes ou américaines.

Toujours durant cette même période, plusieurs pays d’Amérique Latine ont signé divers accords de libre-échange, et/ou d’investissements avec les États-Unis ou l’Union européenne. D’autres ont lancé des politiques agressives pour attirer les multinationales sur leur territoire, avec comme argument que cela permettrait une croissance économique plus importante, et donc de réduire la pauvreté et de progresser dans la course à la compétitivité mondiale. En contrecoup et en réaction aux conséquences néfastes des pratiques de nombre de ces multinationales, ont émergé sur le sous-continent des organisations, des fronts et des coalitions sociales de différents types, caractérisés par un objectif commun : la défense de ce qu’ils considèrent être des droits universels ou communs.

Malgré les discours et les recettes néolibérales appliquées de manière réitérée dans la région, l’Amérique latine continue à être, fondamentalement, exportatrice de matières premières et demeure une source traditionnelle d’accès aux ressources naturelles pour les puissances capitalistes et, plus récemment, pour la Chine. Le Brésil, la Colombie, l’Équateur, le Mexique et le Pérou sont parmi les 10 premiers pays du monde en terme de biodiversité. Par conséquent, il n’est pas surprenant que les luttes populaires contre la privatisation du triptyque terre-eau-énergie aient joué un rôle de premier plan ces dernières années [2].

Les nouvelles expériences de résistance contre les entreprises transnationales ne peuvent être comprises sans tenir compte des luttes qui ont émergé durant la dernière décennie du siècle passé, qui ont servi à sédimenter un champ d’action plus large, d’abord contre les tentatives d’impérialisme américain de s’approprier le continent par l’intermédiaire de la Zone de Libre-Échange des Amériques (ZLEA) [3], puis contre le débarquement des entreprises transnationales européennes, notamment les firmes espagnoles. Bien que maintenant les choses paraissent évidentes, il est nécessaire de souligner qu’au moins jusqu’au milieu des années 90, de nombreux segments de la population et même des mouvements sociaux se berçaient de l’illusion que les multinationales européennes étaient socialement plus responsables que celles des États-Unis [4].

Avancer sur la corde raide

Ces dernières années, une série d’éléments est venu s’additionner et enrichir le patrimoine des révoltes populaires [5], bien qu’ils engendrent également des défis considérables. Nous pensons en particulier à la prolifération des formes de coordination sociale transnationale, très efficaces pour combattre les actions des multinationales présentes dans plusieurs pays, ainsi qu’aux victoires électorales de candidats « progressistes » au Venezuela, au Brésil, en Uruguay, en Bolivie, en Équateur, au Paraguay, au Nicaragua et en Argentine, lesquels ont, dans certains cas, contribué de manière objective à freiner les violations de droits sociaux et le pillage des ressources naturelles dont se rendent coupables les multinationales.

En ce qui concerne le premier phénomène, la liste des expériences et mouvements est tellement longue qu’il est impossible d’en faire une revue complète ; cependant, ils semblent partager quelques caractéristiques communes. Dans un premier temps, apparaissent des résistances et des protestations contre les abus des multinationales, qui débouchent sur des démarches institutionnelles et éventuellement sur un dialogue avec les autorités et les représentants des entreprises. Comme en général les réponses obtenues ne sont pas satisfaisantes, les protestations augmentent, et on passe à des actions plus directes. Le recours du gouvernement et des entreprises à l’intimidation, la répression et la criminalisation du mouvement de protestation, à quoi les victimes répondent en essayant de regrouper des forces plus importantes et de mieux se coordonner.

En ce qui concerne la relation complexe et délicate entre gouvernements et mouvements sociaux qui cherchent à récupérer la souveraineté sur les ressources naturelles, des réformes constitutionnelles ont été impulsées qui reflètent l’importance des victoires acquises. Ainsi, le gouvernement de Hugo Chávez a étendu la présence de l’État dans les secteurs du pétrole, de l’eau, de l’électricité, des banques et de la téléphonie. C’est ce qu’a fait aussi Evo Morales avec le pétrole, le gaz, l’eau et la téléphonie, ou encore Rafael Correa avec le pétrole. Bien qu’il est important de rappeler que l’étatisation n’implique pas forcément un contrôle social sur ces secteurs, loin de là.

Il y a en outre une ligne rouge qui, si elle est franchie, pourrait entraîner une régression par rapport aux victoires récemment obtenues. En effet, bien que ces trois gouvernements aient « limé » quelques uns des « arêtes » les plus perverses des politiques néolibérales, ils persistent dans une vision productiviste et développementiste qui ne peut pas manquer de mener en dernière instance à la confrontation avec les mouvements sociaux de résistance aux multinationales.

Tel est le cas du projet que tous les gouvernements d’Amérique du Sud soutiennent sans exception : l’IIRSA, le projet d’Intégration de l’Infrastructure Régionale d’Amérique du Sud, qui a fait son apparition il y a une dizaine d’années grâce aux financements de la Banque Interaméricaine de Développement (BID), et qui a suscité une forte opposition du fait de ses effets dévastateurs, en particulier les actions menées par la Coordination Andine des Organisations Indigènes (CAOI), qui regroupe des organisations de Bolivie, d’Équateur, du Pérou, de Colombie, du Chili et d’Argentine. Plus de 500 projets, parmi lesquels la construction d’oléoducs, de gazoducs, de ports, de réseaux électriques, etc., affecteront avant tout les territoires où vivent les populations indigènes de ces pays. Parmi les multinationales impliquées dans ce « méga-projet », les entreprises brésiliennes Odebrecht (construction), Petrobrás, Tedesco Maggi (principal exportateur de soja du Brésil) [6].

L’IIRSA est complétée par un autre programme tout aussi important, le Projet d’Intégration et de Développement Méso-américain, qui fut rebaptisé Plan Puebla Panamá (PPP), promu pour sa part par les gouvernements du Mexique, de l’Amérique Centrale et de la Colombie. Ce « méga-projet » néocolonial très ambitieux, qui a profité notamment aux multinationales espagnoles et mexicaines de construction, de téléphonie et d’électricité [7], a suscité en 2001 l’organisation de la première Rencontre méso-américaine contre le PPP associant plus de 100 organisations mexicaines, guatemaltèques, salvadoriennes et états-uniennes.

Dans d’autres cas, les présidents « progressistes » se sont attachés à servir avec diligence les intérêts des multinationales, à l’exemple de Lula da Silva et de son soutien soutenu aux entreprises transnationales brésiliennes de soja, d’agrocarburants ou de pétrole ; ou encore du gouvernement de Daniel Ortega et son soutien implicite pour les violations réitérées des droits humains par Unión Fenosa (entreprise énergétique espagnole).

Les traités commerciaux et accords d’investissements que plusieurs de ces gouvernements promeuvent et ont accepté de signer sont un poison qui réduit objectivement les possibilités de création et/ou de consolidation d’alternatives sociales favorables à la majorité, ces dictats visant fondamentalement à favoriser les intérêts des multinationales. Un chiffre important suffit à illustrer ce point. En 1990, les biens primaires représentaient 44,1% des exportations de l’Amérique latine vers l’Union européenne, alors qu’en sens inverse les biens industriels à forte valeur ajoutée (reposant sur la technologie) représentaient plus de 45% de ses importations ; en 2008 (dernière année où nous disposons de chiffres officiels), les biens primaires représentaient 42,5 % des exportations latino-américaines vers l’Union européennes et les biens industriels 44,3 % des importations.

Au cours de ces 18 dernières années, une grande partie de la richesse sociale d’Amérique Latine a été privatisée et/ou transnationalisée. Deux cas peuvent servir d’exemples de cette véritable prise d’assaut. Tout d’abord le projet de transnationalisation de l’Amazonie péruvienne [8], porté d’abord par Alberto Fujimori et maintenant par Alan García, pour l’implantation de grandes entreprises de monocultures pour agrocarburants et d’industries minières et pétrolières sur des territoires indigènes. Au Mexique, 24 000 concessions minières ont été octroyées par le gouvernement entre 2000 et 2010. Cette année seulement, 231 multinationales ont obtenu des concessions de 50 ans sur une superficie totale de 2 millions d’hectares [9].

Les effets de la crise

La crise capitaliste qui a fait son apparition il y a 2 ans et demi est loin d’être résolue. Les difficultés que rencontre l’accumulation de capital ne font qu’amplifier la lutte entre les firmes transnationales et les pays pour obtenir des ressources naturelles et des coûts d’exploitation réduits. La signature d’accords de libre-échange entre les pays d’Amérique centrale, du Pérou et de la Colombie avec l’Union européenne va aggraver l’exploitation des ressources naturelles de la région. Ici, étant donné que la « propriété intellectuelle » est aussi intégrée dans ces accords, il convient de citer un autre exemple de résistance sociale contre les multinationales. Il s’agit d’organisations du Brésil, du Pérou, de Colombie et d’Équateur alliées dans une campagne de dénonciation de l’Union européenne et ses laboratoires pharmaceutiques. En effet, ces derniers sont impliqués dans la saisie par les douanes dans des ports européens de médicaments génériques destinés aux populations d’Amérique latine. L’Union européenne viole les règles du droit international pour protéger ses laboratoires, au détriment des droits humains des populations des pays concernés par les saisies.

Les peuples d’Amérique latine et des Caraïbes ont payé cher la présence des multinationales principalement américaines et européennes. Depuis les ouvrières des maquiladoras mexicaines ou centre-américaines jusqu’aux pêcheurs d’Atacama ou de Los Lagos au Chili confrontés aux saumoneries, en passant par les peuples indigènes du Mato Grosso au Brésil qui luttent contre les impacts de la production de soja pour les agrocarburants, la région est une gigantesque mosaïque de mouvements sociaux qui résistent et construisent des alternatives. Mais un nouveau problème risque d’apparaître dans un futur proche, et ses conséquences peuvent être plus que catastrophiques. Il s’agit du capitalisme agressif qui de jour en jour progresse en Chine et du poids croissant que le géant asiatique est en train d’acquérir en Amérique latine et aux Caraïbes. Minerais, pétrole, soja, bois sont requis par l’appétit insatiable de l’accumulation capitaliste de ce pays, sans qu’apparemment les gouvernements latino-américains ne s’inquiètent de ses effets dévastateurs.

Enfin, il est important de souligner certaines initiatives comme celle qu’ont lancé, depuis 2004, plusieurs organisations sociales et politiques de la région en association avec des organisations de l’Union européenne liées au réseau bi-régional « Enlazando Alternativas » (« Nouons des Alternatives »). Entre 2006 et mai 2010, avec le soutien de la Fondation Internationale Lelio Basso pour le droit et la libération des peuples, Enlazando Alternativas a fait trois fois appel au Tribunal permanent des peuples pour juger les politiques néolibérales et les multinationales européennes en Amérique latine et dans les Caraïbes. Ce type d’expérience confirme que les populations et les mouvements sociaux de la région sont face à une perspective de longue haleine : réhabiliter l’action politique comme un exercice des peuples et, à travers celle-ci, défendre la suprématie des droits et biens universels et communautaires contre leur appropriation par les multinationales.

Alfonso Moro est membre de la direction de France Amérique Latine (FAL) ainsi que du Réseau Bi-régional ‘Enlazando Alternativas’

Notes

[1« La Inversión extranjera directa en América Latina y el Caribe 2009 » (L’investissement étranger direct en Amérique Latine et aux Caraïbes 2009), CEPAL, Santiago du Chili, avril 2010.

[2Voir, par exemple : Castro S, G., « El movimiento social Mesoamericano por la defensa de los recursos naturales » (Le mouvement social méso-américain pour la défense des ressources naturelles), OSAL, n°17, mai-août 2005, Buenos Aires.

[3« El Área de Libre Comercio de las Américas » (La Zone de Libre-Échange des Amériques), revue Alternativas Sur vol II (2003) n°1, Centre Tricontinental, Louvain-la-Neuve, Centre de Recherche pour la Paix, Madrid.

[4L’exception à cette règle fut le Mexique, premier pays du sous-continent à connaître les effets dévastateurs du Traité de Libre-Échange avec les États-Unis et le Canada qui entra en vigueur en 1994, et aussi le premier à signer un « Accord d’Association Économique, de Concertation Politique et de Coopération » avec l’Union européenne en 1997.

[5La différenciation entre mouvement social, mouvement politique et mouvement révolutionnaire a été proposée par Adolfo Gilly, qui explique comment chacun d’entre eux évolue. Elle est très utile pour tenter de comprendre ce qui arrive à l’Amérique Latine et aux Caraïbes (ALC). Voir Gilly, A. « Fragmentación y resocialización de las demandas y los movimientos. Pasaje después de una derrota (Fragmentation et re-socialisation des demandes et des mouvements. Passage après un échec), Revue Inprecor pour l’Amérique Latine n°32, mai 1993, Paris.

[6Voir « Empresas transnacionais brasileiras na América latina, um debate necessário » (Entreprises transnationales brésiliennes en Amérique latine, un débat nécessaire), Expressão popular et Institut de la Fondation Rosa Luxemburg, São Paulo, 2009.

[7Moro, B. (2002), « Une recolonisation nommée ‘Plan Puebla Panamá’ », Le Monde Diplomatique, Paris.

[8Rumrril, R. (2008), « La Amazonía peruana, la última renta estratégica del Perú en S. XXI o la tierra prometida » (L’Amazonie péruvienne, le dernier revenu stratégique du Pérou au 21e siècle ou la terre promise), CONAM, PNUD, Lima.

[9Ramírez, E., « Entregan oro y plata de México a transnacionales » (Ils remettent l’or et l’argent du Mexique aux transnationales), revue Contralínea, n°179, avril 2010, Mexique.