Agrocarburants et migrations : un cocktail explosif

Gerardo Cerdas Vega

, par ALAI

 

Cet article a été publié initialement en espagnol dans le n° 460 (novembre 2010) de la revue América Latina en Movimiento, intitulé Migraciones : Hacia la ciudadanía universal. Il a été traduit par l’équipe de traducteurs bénévoles de rinoceros.

 

Le discours vert émanant des stratégies publicitaires et commerciales de grandes multinationales, dans un contexte de crise énergétique qui menace directement la croissance de l’économie capitaliste et, en dernière instance, risque de faire chuter considérablement les profits, affirme que la croissance des – mal nommés – "biocarburants" permettrait non seulement de prolonger la vie utile de la matrice énergétique fossile, mais constitue également un nouveau et lucratif secteur d’affaires dans le monde entier.

Depuis 2007, les États-Unis et l’Union Européenne cheminent vers des politiques visant à augmenter leur consommation d’agrocarburants dans les transports et dans l’industrie. Des délais à court et à moyen terme sont fixés pour replacer 5% à 20% de leur consommation totale de pétrole et de ses dérivés par des agrocarburants. Il en résulte de grandes pressions sur les pays asiatiques, africains et latino-américains – traditionnellement fournisseurs de matières premières et de main d’œuvre bon marché – pour qu’ils augmentent leur production d’éthanol ou de biodiesel. Cette production de carburant se fera alors sur la base d’une croissance accélérée de monocultures, principalement la canne à sucre et l’huile de palme africaine.

Pour satisfaire les besoins de consommation européens et nord-américains, la production d’agrocarburants implique le développement de plantations à grande échelle de canne à sucre ou de palme dans des pays où le climat tropical favorise leur croissance rapide. Au Brésil, l’expansion de la canne à sucre due au grand « boom » de l’éthanol est spectaculaire. On est passé de 4,5 millions d’hectares de canne à sucre semée en 2006 à 8,6 millions d’hectares en 2008. Ce qui veut dire que l’aire cultivée s’est presque multipliée par deux en l’espace d’à peine deux ans ! Déjà en 2008, 55% de la récolte se destinait à la production d’éthanol, dépassant ainsi le pourcentage destiné au sucre. Toujours au Brésil, l’expansion du soja est encore plus frappante. Cette culture dévore semaine après semaine, mois après mois, des milliers de mètres carrés de flore et de ressources précieuses, menacés de disparaître pour toujours sous la violente progression du business agricole.

Les grandes puissances entendent montrer la marche à suivre dans la redéfinition de la matrice énergétique globale. On voit donc des pays pauvres ou périphériques (même les pays dits « émergents » comme l’Afrique du Sud ou bien le Brésil) entrer de plein fouet dans la course à l’offre de cet « or vert » demandé par ces grandes puissances. En Amérique latine, des projets pour produire massivement de l’éthanol et/ou du biodiesel sont en train de se développer. Pratiquement tous les pays sont touchés, de l’Amérique centrale au Cône Sud en passant par les Caraïbes. Certains pays se trouvent même en phase d’application de ces projets. Le Mexique (l’État du Chiapas) et la Colombie (les États de Cauca et d’Antioquia entre autres) sont par exemple en train de développer d’agressifs projets de production d’éthanol et de biodiesel à partir de la canne à sucre et de la palme africaine. Dans tous les cas, on constate que l’avancée des monocultures, surveillée par une présence militaire et paramilitaire, nuit gravement à la population rurale et à l’environnement.

Déplacements

Bon nombre de communautés sont affectées par l’expansion des monocultures. Parmi elles, on peut citer des pays aussi divers que l’Indonésie, la Malaisie, le Brésil, le Paraguay, le Mexique, le Mozambique, l’Angola, le Kenya… Dans tous ces pays, parmi bien d’autres, les gouvernements favorisent la création d’un cadre juridique ouvrant la brèche à l’introduction de monocultures à des fins énergétiques. Il arrive que les gouvernements recourent à la force pour modifier l’usage de la terre, déplaçant les paysans et la production d’aliments qui les fait vivre.

Quels sont les résultats de ces quinze dernières années de politiques de restructuration et de libéralisation commerciale sous l’égide de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international et de l’Organisation mondiale du commerce ? Des millions de paysans ont perdu leurs terres, leurs cultures, leurs villages et leurs ressources suite à la construction d’un système agroalimentaire globalisé contrôlé par les grandes firmes du business agricole et par les chaînes de grande distribution.

Suivant cette logique, les aliments deviennent des marchandises dont la fonction principale n’est pas de nourrir les peuples - qui continuent à mourir de faim - mais d’assurer des plus-values spéculatives pour le capital. Ce ne sera donc pas à la table familiale que l’on verra ces aliments, mais dans les cales des grands navires qui les transportent d’un bout à l’autre de la planète, ou bien dans les réserves des supermarchés, alimentant ainsi le registre des opérations de la Bourse.

Le Mexique - un des pays le plus touché par la migration de sa population - compte parmi ceux qui ont le plus souffert de cette restructuration aux effets dramatiques du monde agraire. Sa législation sur la propriété de la terre a été bouleversée, le libre échange a été introduit, les cultures transgéniques se multiplient, les paysans et les indigènes se déplacent massivement… La déstructuration des formes de vie traditionnelles a augmenté les flux migratoires soit vers les grandes villes soit vers l’étranger. Ce drame se répète quotidiennement au Honduras, au Guatemala, en Colombie, au Brésil, au Paraguay… et dans bien d’autres endroits.

L’impact sur l’alimentation

Plus qu’informer sur l’avancée des agrocarburants dans le monde (une large bibliographie existe déjà sur ce sujet ainsi que de nombreuses ressources disponibles sur Internet), ce que nous souhaitons, c’est montrer que cette avancée a des conséquences graves en termes de pauvreté et d’exclusion, les deux origines du phénomène migratoire contemporain. Son expansion aggrave les conditions de vie déjà précaires de millions de paysans et d’indigènes dans le monde entier, particulièrement (mais pas seulement) dans les pays tropicaux du Sud, auxquels incombe la tâche de produire à grande échelle le nouvel « or vert ». Les conséquences en sont la disparition des formes de vie traditionnelle, la concentration de la terre entre les mains des plus riches, l’expulsion des populations autochtones ainsi qu’une série de dégâts pervers affectant l’environnement.

Vantant l’efficience apportée à des terres « sous-utilisées ou vides » dans les pays du Sud, des institutions comme la Banque interaméricaine de développement et la Banque mondiale injectent des millions de dollars dans le développement de projets visant à produire, traiter et transporter l’éthanol et le biodiesel. Ces institutions semblent oublier que ces terres sont déjà occupées par des populations paysannes et indigènes locales produisant des aliments pour vivre et pour approvisionner leurs régions. Elles oublient que sans cet accès à la nourriture, ces habitants mourront de faim ou bien émigreront par désespoir.

La progression des agrocarburants est directement liée à la grave crise alimentaire que subissent depuis quelques années des milliers de personnes vivant dans l’hémisphère Sud. Et ce malgré le fait que cette crise ne fasse pas la une de la presse internationale et que les gouvernements démentent à corps et à cris les « mythes » des impacts qu’auraient ces agrocarburants sur la sécurité et la souveraineté alimentaire.

Crime contre la vie

Il est vrai que la crise de la masse énergétique globale (basée principalement sur le charbon, le pétrole et ses dérivés) est à l’origine de la croissance accélérée des agrocarburants comme « alternative énergétique » et comme nouvelle manne de richesses. Cependant, il est indispensable d’analyser les impacts de l’expansion de ces monocultures sur les populations locales en termes de concentration des terres, de déplacements forcés, de destruction de l’environnement et de développement d’un business agricole au détriment d’une agriculture paysanne. Le cas de l’Indonésie est dramatique : 7,3 millions d’hectares de forêt tropicale ont déjà été rasées et semées de palme africaine pour produire du biodiesel. Il faut savoir que 18 millions d’hectares supplémentaires ont été déboisés dans le but d’introduire cette culture, mais abandonnés par la suite sans même les cultiver. On peut considérer cette destruction du tissu social et des écosystèmes comme un crime contre la vie.

L’introduction massive des monocultures visant à la production d’agrocarburants envahit les pays les plus vulnérables aux flux migratoires. Il est logique de prévoir que ces monocultures pousseront des milliers de personnes à abandonner leurs terres et leurs communautés pour fuir la précarité et les bouleversements climatiques engendrés. Ces personnes se tourneront probablement vers les grandes villes aux alentours, vers l’Europe ou les États-Unis pour y tenter leur chance. Or l’Europe et les États-Unis - principaux demandeurs d’agrocarburants - refusent d’assumer la responsabilité sociale qu’implique l’introduction de ces cultures, qui commencent déjà à manifester leurs effets pervers.

En fin de compte, qui paiera les conséquences de ce cocktail explosif ? Les profits iront directement dans les poches des grandes multinationales au cœur du commerce de l’éthanol (souvent les mêmes qui sont au cœur du complexe pétrochimique). L’autonomie et la capacité de décision des gouvernements seront confiées aux multinationales et au capital. On sacrifiera des communautés entières au nom du profit et du progrès. Une histoire trop connue qui ne fera qu’aggraver les phénomènes de migration aux lourdes conséquences en termes de pauvreté, de mort, de xénophobie, de criminalisation et de violence auxquelles le monde entier devra faire face.

Par conséquent, nous, réseaux sociaux travaillant auprès des migrants, nous, organisations (environnementales, de lutte pour le respect des droits de l’homme et paysannes), nous avons le devoir de maintenir une dénonciation constante en alimentant le débat et en fournissant de l’information sur ces thèmes. La société ne perçoit que l’image forgée par la publicité et par la diffusion de l’utilisation de l’éthanol (au Brésil notamment) selon laquelle les agrocarburants sont bons, sont « bio », sont « écologiques »… Les grandes entreprises sont en train de gagner sur le terrain des positionnements d’intérêts et d’image de marque. D’où notre rôle de dénoncer par la critique ce grand mensonge. La relation est évidente entre l’expansion de ces agrocarburants et les problèmes de souveraineté alimentaire, de bouleversements climatiques, de migrations, de concentration des terres, de spéculation financière sur les aliments, et bien d’autres thèmes ayant un impact sur la société. C’est seulement par le biais de la critique qu’il est possible d’inverser la tendance dominante à légitimer l’avancée des agrocarburants, en les considérant comme le meilleur des scénarii possibles, dont les impacts seraient des « moindres maux nécessaires » face au profit et à la croissance économique.

Gerardo Cerdas Vega est sociologue et membre du Secrétariat du Cri des exclus continental.