Afrique du Sud : la liberté attendra

, par SACSIS , PITHOUSE Richard

 

Ce texte, publié originellement en anglais par SACSIS, a été traduit par Manuela Geneix, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Une liberté réservée aux partisans du gouvernement, réservée aux membres du parti – aussi nombreux soient-ils – ce n’est pas ça la liberté. – Rosa Luxembourg, Berlin, 1920

Alors que chaque année, le Jour de la Liberté approche il y a comme un goût de cliché dans les déclarations des experts et des politiciens qui observent que nous avons bien obtenu la liberté politique, mais qu’une majorité d’entre nous n’a toujours pas accédé à la liberté économique. Ce lieu commun masque une vision particulièrement appauvrie de la liberté politique.

Supposer que la liberté politique commence et finit avec le droit de vote fait courir un risque réel de négliger le fait de la répression croissante à la base, la confusion générale entre le parti et l’État, ainsi que les dommages infligés à la société par la supposition totalement fausse qui veut que la puissance économique soit séparée de la puissance politique et qu’elle soit gouvernée uniquement par des considérations techniques.

Il est vrai, bien sûr, que des millions de personnes vivent toujours dans des conditions matérielles épouvantables. Il est également vrai, d’après certaines sources, que nous sommes désormais le pays le plus inégalitaire de la planète. Et il est scandaleux que tant d’enfants aillent se coucher le ventre vide dans des cabanes qui prennent l’eau, courant le risque permanent de brûler vifs ou d’être expulsés violemment. Les excès du pouvoir privé et étatique ne font qu’aggraver cette indignation. Les « résidences fortifiées » pour riches continuent de fleurir sur les meilleurs terrains pendant que les élites politiques sont incapables de fournir des toilettes aux pauvres, et que la volonté politique pour construire de nouveaux stades est facilement mobilisée.

Mais, aussi amères soient les réalités de l’oppression économique, elles ne doivent pas nous aveugler sur le fait que la liberté politique n’a jamais réellement existé dans l’Afrique du Sud post-apartheid. L’éclosion réelle de la liberté politique dont les classes moyennes et les élites ont profité après l’apartheid n’a jamais vraiment concerné les pauvres. Chacun était libre de voter mais, au sein de nombreuses communautés à travers le pays, il était impossible de s’organiser indépendamment de l’ANC (African National Congress : Congrès National Africain). Il y a des communautés au sein desquelles une opposition affirmée à l’ANC fait courir le risque d’être exclu de la communauté, et d’autres au sein desquelles prendre position contre l’ANC revient à s’exposer à des représailles violentes.

Ce genre d’intolérance politique agressive a tendance à s’organiser au niveau local, pour la défense d’intérêts politiques locaux. C’est pourquoi le risque est plus important pour les critiques de l’ANC issus de la base lors des élections locales que lors des élections nationales. La situation semble particulièrement mauvaise à Durban, où les élections locales de 2006 n’ont assurément été ni libres ni régulières.

Deux défis populaires ont été lancés à l’ANC. Au sein de la section E de Umlazi, un groupe de personnes ayant de forts liens avec le MK, le SACP et les luttes civiques et syndicales décida de présenter un candidat indépendant face au conseiller sortant de l’ANC. Dans les quartiers Nord, à l’autre bout de la ville, le mouvement de mal-logés Abahlali baseMjondolo, décida de lancer un boycott sous le slogan « Pas de Terre ! Pas de Maison ! Pas de Vote ! »

Les groupes locaux de l’ANC ont alors qualifié les personnes derrière les candidatures indépendantes à Umlazi de « réactionnaires déterminés à déstabiliser l’ANC ». En trois mois, quatre personnes soutenant la campagne du candidat indépendant furent assassinées, et une autre grièvement blessée au cours d’une tentative d’assassinat.

Le boycott de l’élection par le mouvement Abahlali baseMjondolo a eu pour conséquence que le mouvement a été qualifié de « troisième force déterminée à déstabiliser le pays ». Leurs marches furent illégalement interdites, et une tentative de marche pour défier cette interdiction fut sévèrement réprimée par la police : des blessures graves furent à déplorer, et la police a même été utilisée pour intervenir physiquement afin d’empêcher le mouvement de répondre à une invitation à un débat télévisé en direct avec le maire de eThekwini.

Depuis cinq ans, le 27 avril, le Abahlali baseMjondolo organise un « Jour de la Non Liberté » pour déplorer leur manque de liberté politique. Cependant la situation à Durban a empiré depuis 2006. En mars dernier, des supporters du Cope (Congress of the People : Congrès du peuple) ont vu leur campement de kwaShembe à Claremont complètement incendié, et, en septembre de l’année dernière, le mouvement Abahlali baseMjondolo fut expulsé du campement de Kennedy Road, à Clare Estate, par une foule armée ouvertement soutenue par la police et l’ANC. L’ANC a tout simplement ignoré les appels au lancement d’une enquête indépendante et crédible sur les violences continues subies par le campement de Kennedy Road. Les classes moyennes peuvent espérer des élections locales libres l’année prochaine, mais il n’y a pas aucune raison de penser qu’il en sera de même pour les pauvres.

Le second problème engendré par le cliché d’un rattrapage nécessaire de la liberté politique par la liberté économique est que la liberté politique se voit progressivement restreinte au sein de la société toute entière, à mesure que l’ANC avance progressivement vers une confusion de plus en plus autoritaire entre le parti et l’État. Le recul progressif de l’état de droit, l’usage de la corruption comme outil de parrainage au sein du parti, le financement opaque de ce dernier, et ses abus de position éhontés pour protéger ses intérêts propres : tout ceci conduit à un déclin progressif de la liberté politique dans son ensemble. La démocratie libérale repose sur la supposition selon laquelle les partis représentent des intérêts différents existant au sein de l’électorat, mais la vérité est que l’ANC est devenu une organisation avec ses propres intérêts.

Et, évidemment, la liberté ne se limite pas au droit de s’organiser, ni aux menaces dont elle est la cible de la part des élites politiques. Le virage généralisé vers un conservatisme social empreint de sexisme, d’homophobie, de chauvinisme ethnique et de xénophobie est une véritable atteinte aux principes si difficilement établis qui affirment, au moins en principe, l’égalité et la sainteté de tout individu.

Mais les freins à la liberté politique ne sont pas seulement dus à notre échec à maintenir les principes de la démocratie constitutionnelle. Toutes les protections constitutionnelles de la liberté politique doivent être défendues, mais, à elles seules, elles ne sont pas suffisantes. Les démocraties libérales sont clairement préférables à des États autoritaires, mais elles ont tendance à privilégier les riches et les puissants. Les mécanismes de financement du parti, les moyens par lesquels les intérêts des élites sont en mesure d’influencer les décideurs politiques, le remplacement des organisations populaires par une société civile professionnalisée et le fait que le système légal est si profondément marchandisé, voilà quelques exemples démontrant que les démocraties libérales ont, enracinées en elles, un parti pris pour les riches.

Le seul moyen de réduire ce parti pris structurel est de soutenir une organisation populaire qui soit en mesure de permettre aux personnes ordinaires de commencer à soumettre la classe politique à la volonté du peuple. Ce genre d’organisation populaire peut, ou non, prendre la forme d’une contestation des élections, mais elle aura certainement à résister à toutes les tentatives de limiter la liberté politique à l’élection de représentants à travers une discipline de parti hiérarchique. Au contraire, si l’organisation populaire doit avoir une chance de créer un changement structurel dans les relations de pouvoir, elle doit être une pratique continue de la liberté, enracinée dans les vies ordinaires des gens ordinaires. Une fois cet objectif atteint, même partiellement, il devient possible pour de réarrimer le champ économique au sein du champ social avec, pour résultat, que la liberté politique puisse commencer à engendrer une réelle liberté économique.

Ces dernières années, il y a eu des expériences importantes mais hautement contestées de pratiques démocratiques populaires dans des pays comme Haïti ou la Bolivie. L’une des plus grandes tragédies de notre pays est que l’ANC a choisi de répondre par la répression plutôt que par l’encouragement à des expérimentations similaires ayant eu lieu chez nous, mais à beaucoup plus petite échelle. Tout parti ou organisation politique qui n’encourage pas les personnes opprimées à s’organiser entre elles, et dans leur intérêt, est un ennemi de la liberté.