Les dernières manifestations à Kaboul ont révélé l’atmosphère anxiogène dont est enveloppée la capitale afghane depuis l’annonce faite par le président des États-Unis Joe Biden de reporter le départ des troupes américaines au-delà du 1er mai 2021 jusqu’au 11 septembre. L’appréhension du retrait des forces militaires de la coalition s’ajoute au report des « négociations de paix » et à la concertation nationale, régionale et internationale sur la formation d’un nouveau gouvernement.
Chacun souhaite avoir sa part du gâteau. Gulbuddin Hekmatyar, ancien chef de guerre et dirigeant du Hezb-e-Islami a sommé ses sympathisants de descendre dans la rue contre le gouvernement pour contester le manque de consultation de son parti dans le processus de paix. Le vendredi 2 avril, les axes principaux de Kaboul ont été bloqués et la capitale s’est retrouvée paralysée. Quant au responsable de la milice hazara (chiite) Alipoor, il a subi de vives critiques depuis l’attaque le 17 mars à Behsoud d’un hélicoptère transportant des membres du gouvernement, occasionnant neuf morts. Une manifestation pour protester contre ce « commandant d’une milice illégale » s’est tenue le 5 avril à Kaboul.
Le gouvernement a rétorqué sur les réseaux sociaux qu’il se « vengerait », un terme lourd de sens dans la mesure où il n’a jamais été employé auparavant dans la rhétorique contre les talibans, pourtant considérés comme un groupe terroriste. Mohammad Karim Khalili, ancien vice-président et chef du Parti de l’unité islamique d’Afghanistan a vivement condamné l’irresponsabilité et le manque de professionnalisme dont a fait preuve le gouvernement afghan à travers de tels propos.
Nilofar Ibrahimi, la députée du Badakhshan, a récemment déploré la composition de la délégation censée représenter le peuple afghan aux prochains pourparlers de paix, qui devaient se tenir le 16 avril à Istanbul, mais qui ont été repoussés par les talibans avant d’être (provisoirement ?) reportés au 4 mai. D’après elle, cette délégation composée à 90 % de Pachtounes pour les talibans et à plus de 50 % pachtoune pour le gouvernement, n’est pas à l’image de la diversité afghane.
La montée des tensions entre différents groupes ethniques, liées à un partage équitable du pouvoir au sein du futur « gouvernement de paix », génère des modifications dans les rapports de forces entre « partis politiques ». À l’instar du factionnalisme politique libanais, les partis afghans sont organisés selon une base ethnique et dirigés par les anciens chefs de guerre impliqués dans plus de quatre décennies de conflits sanglants. Depuis, les milices contrôlent toujours certaines parties du territoire — le centre à majorité hazara, le nord à majorité tadjike et le sud à majorité pachtoune.
Un État décentralisé pourrait-il être une solution au marasme politique ? Telle est la préconisation qu’Ahmad Massoud, fils du « Lion du Panjshir », a exprimée lors de son voyage du 27 mars à Paris pour l’inauguration d’une rue au nom de son père, héros national en Afghanistan et dont le visage apparaît à chaque coin de rue, ou presque. Cependant, la vice-présidente du Club France-Afghanistan — une organisation visant à renforcer la coopération entre les organisations et entreprises françaises et afghanes — et enseignante Fahimeh Robiolle a alerté [1] sur les risques d’un État décentralisé, propice à une résurgence du pouvoir des chefs de guerre, désunis et imposant leur loi. Selon elle, cela mènerait inexorablement à une fragmentation politique lourde de conséquences, dans un pays déjà découpé selon des particularités ethniques, linguistiques et tribales. Un scénario pessimiste, mais réaliste.
Le point fondamental à l’heure des négociations est celui d’un consensus bien difficile à trouver autour de sujets primordiaux tels que les droits des femmes et des minorités, le respect des droits humains, la nature du régime à venir et des institutions, mais aussi l’inclusion beaucoup plus effective des femmes, de la jeunesse et des minorités dans un pays pacifié.
L’héritage de l’histoire et des guerres
La rivalité entre Ashraf Ghani, le président de la République d’origine pachtoune, et le président du Haut Conseil pour la réconciliation nationale, le Tadjik Abdullah Abdullah, avant d’être politique est de nature ethnique.
La constitution de l’empire Durrani (1747-1826) a permis aux grandes tribus pachtounes de diriger le pays. L’occupation britannique a également contribué à la division actuelle en traçant une frontière arbitraire — la ligne Durand — qui divise les tribus du Pachtounistan, un territoire à cheval entre le Pakistan et l’Afghanistan. À la fin du XIXe siècle, lors de la conquête du Hazaradjat et du Nouristan par le roi pachtoune Abdur Rahman Khan, des purges ethniques ont eu lieu avec la complaisance des Britanniques. Quant à la période talibane (1996-2001), elle a été particulièrement violente pour les Hazara d’obédience chiite. Cette période les a fait passer de groupe le plus important d’un point de vue démographique au troisième rang après le massacre de 60 % d’entre eux [2].
Dans les 34 provinces d’Afghanistan, le sentiment d’appartenance communautaire est prégnant. Hazara, Pachtounes, Tadjiks, Ouzbeks ont à cœur de l’exprimer. « Nous Hazara, nous respectons les femmes, nous sommes plus ouverts sur des sujets comme l’éducation et les droits des femmes, contrairement aux Pachtounes », déclare Mustafa, journaliste dans le quartier hazara de Dashte-Barchi, à Kaboul. Dans ce contexte de revendication identitaire, la récente polémique autour de la désignation de la nationalité sur les cartes d’identité soulève un problème qui prend racine dans l’histoire même de l’Afghanistan. La controverse réside dans la définition du terme « afghan », considéré comme étant un autre nom pour « pachtoune » et qui peine à faire consensus lorsqu’on en vient à évoquer l’identité nationale.
Certains Afghans souhaitent voir apparaître leur appartenance ethnique — tadjike, hazara, pachtoune, etc. — en complément ou à la place de leur « nationalité » afghane. D’autres, à l’instar des députés Ibdallullah Mohammadi et Fatima Kohastani déplorent cette revendication qui ne ferait que renforcer, selon eux, les clivages. Ce repliement communautaire s’est particulièrement accentué dans les années 1980 lors de l’occupation soviétique durant laquelle les rivalités politiques ont cédé la place aux rivalités ethniques. L’appartenance à une communauté est devenue la matrice des conflits. Alessandro Monsutti [3], spécialiste de l’ethnie hazara et professeur d’anthropologie à Genève explique en effet que « l’ethnicisation de la scène politique afghane est située dans son contexte historique ; elle apparaît dès lors comme le résultat plus que la cause de la guerre » et, désormais « les appartenances ethniques se politisent et deviennent un moyen d’expression des conflits. »
L’insécurité, une double peine pour les Hazara
Les nouvelles élites politiques articulent leurs intérêts personnels avec les demandes spécifiques pour leur ethnie, maintenant une insécurité constante de laquelle découle une absence de cohésion nationale. « Le gouvernement est pachtou et ne peut s’empêcher, en fin de compte, de protéger ses frères » [4], explique Mustafa avec amertume. Les Hazara se sentent trahis par un gouvernement qui leur avait promis une réduction de l’insécurité et des discriminations dont ils sont victimes. Pour nombre d’entre eux, la sécurité est l’enjeu le plus important.
« Non seulement on craint pour notre vie tous les jours à cause des bombardements, mais on évite d’aller dans certaines provinces, dangereuses lorsque l’on est hazara comme moi ». Tout en parlant, Ruhollah pointe du doigt la chaîne de montagnes aux cimes enneigées qui entourent Kaboul. « La dernière fois que je suis allé là-bas, vers Paghman, je me suis fait insulter et racketter, explique-t-il, je n’y retournerai plus. » Si les talibans constituent une menace indéniable sur l’ensemble du territoire, les crimes organisés, le banditisme et le racket préoccupent également les Afghans — et notamment les Hazara chiites, premières cibles de ces exactions.
Le massacre du 9 mai qui, selon les autorités, a fait « plus de cinquante morts et une centaine de blessés » dont une majorité de lycéennes hazaras a illustré combien cette communauté paye au prix fort l’incapacité de l’État de la protéger contre les violences terroristes. Le président Ashraf Ghani s’est empressé d’accuser les talibans qui se sont défendus d’être à l’origine de ce nouveau drame. Des observateurs penchent plutôt pour une action de l’Organisation de l’État islamique (OEI) dont la vindicte meurtrière à l’égard des chiites n’a cessé de s’exprimer — on se souvient, il y a un an, presque date à date, de l’attentat revendiqué par l’OEI qui tua deux bébés ainsi que 15 mères et infirmières dans une maternité du quartier chiite de Kaboul.
Impunité des chefs de guerre
Pourtant, l’article 4 de la Constitution énumère toutes les ethnies présentes et l’article 22 stipule que tout type de discrimination envers un concitoyen est formellement interdite. L’islam chiite est reconnu, ainsi que l’égalité entre tous les citoyens d’Afghanistan, ce qui signifie en théorie un accès égal aux soins, à l’éducation et aux opportunités professionnelles. En pratique et en fonction de l’appartenance ethnoreligieuse, la situation diffère et les traitements de faveur sont indéniables. Selon Torek Farhadi, ancien conseiller au gouvernement afghan, les tensions interethniques se sont accentuées durant le mandat d’Ashraf Ghani. D’autant plus que le gouvernement répondant au credo « business as usual », semble faire fi des massacres perpétrés contre ses ressortissants à la poreuse frontière irano-afghane où pullulent les trafics en tout genre (humains, drogues, armes, etc.).
Les membres de la société civile, très actifs sur la toile, critiquent vivement les ingérences étrangères, notamment du Pakistan et de l’Iran. Depuis de nombreuses années, ces deux pays instrumentalisent les tensions interethniques du conflit. En Iran, les réfugiés afghans, notamment hazara, font l’objet de discriminations, de mauvais traitements et de comportements xénophobes, ce qui a engendré une vague d’indignations et de manifestations en Afghanistan et à l’étranger parmi la diaspora afghane. Parmi ces réfugiés, certains — dont de nombreux enfants — sont envoyés combattre en Syrie au sein de la brigade Fatemiyoun. Si le gouvernement ne réagit pas face à de telles violations des droits humains, c’est que l’Iran (qui bénéficie de l’eau fournie par son voisin) est le deuxième partenaire commercial de l’Afghanistan après le Pakistan. En dernière instance, les rapports entre les deux pays sont régis par des alliances opportunistes et instables ainsi qu’en témoigne le soutien iranien aux talibans.
Si les tensions sont intenses entre Pachtounes et Hazara, elles le sont également, dans une moindre mesure entre Pachtounes et Tadjiks. En juin 2018, Atta Mohammad Noor — gouverneur influent de Mazar-e-Sharif — a rejoint l’ancien chef de guerre ouzbek Abdul Rachid Dostum, dans le but de former une coalition fédérant des personnalités tadjikes, hazara et ouzbèkes. Pour justifier sa démarche, Atta Mohammad Noor accuse Ashraf Ghani de vouloir éliminer un rival potentiel et de diviser le parti Jamiat-e-Islami à la veille d’élections qui mettent en lumière la fracture ethnique, constante de la politique — notamment entre les Pachtounes et les Tadjiks persanophones. La photo des deux hommes aux côtés du dirigeant hazara Mohammad Mohaqiq à la tête du Hezb-e-Wahdat, sous couvert d’union symbolique et fraternelle, dissimule en réalité une coalition de miliciens coupables de crimes de guerre et accusés de corruption.
Comme la plupart des groupes minoritaires opprimés — comme les chiites au Liban —, les Hazara ont su s’organiser de manière unie et durable, notamment en misant sur l’éducation, contribuant ainsi à l’émergence d’une élite intellectuelle et politique, à l’image de Habiba Sarabi, la première femme devenue gouverneure provinciale. La plupart des dirigeants politiques, de Hamid Karzai à Ashraf Ghani en passant par Abdullah Abdullah l’ont bien compris. Pour gagner les faveurs de l’électorat hazara il est nécessaire de s’entourer de figures politiques influentes permettant de recueillir le plus possible de suffrages de cette ethnie [5].
Des jeunes unis par leurs aspirations communes
Dans un pays majoritairement agricole, les préoccupations tournent principalement autour de l’accès à la terre, entrainant des rixes parfois violentes, notamment entre les Kouchis, des nomades d’ethnie pachtoune et les Hazara. En revanche, à Kaboul, la jeunesse éduquée se préoccupe davantage de ce que l’avenir lui réserve en termes d’opportunités professionnelles, de paix et de sécurité. Hazara, Tadjiks, Pachtounes, Ouzbeks se retrouvent au café où la plupart d’entre eux, indifférents à leurs appartenances, sont surtout las du poids des carcans sociaux et traditionnels. « Je dois récupérer des terres dans mon village, dans la province du Helmand, mais je n’en veux pas, je ne veux pas y aller. Cela ne ferait que créer des tensions familiales et de la renommée associée à la tribu Nourzai dont je fais partie », témoigne Ahmad. Selon Asma, étudiante tadjike en master de finances à l’université Kardan, à Kaboul, « l’éducation est fondamentale. La différence peut se jouer au niveau de la famille. Lorsque des parents ressassent les mêmes propos racistes hérités d’une guerre que leurs enfants n’ont pour la plupart même pas connue, forcément la génération d’après sera influencée et plus encline à répéter les mêmes comportements ».
Pendant ce temps, les États-Unis préparent le retrait de leurs troupes annoncé pour le 11 septembre, une date symbolique. L’Histoire se répète, affirme Marjane Kamal dans son dernier ouvrage [6]. « Le conflit actuel vient essentiellement du désir des campagnes et des tribus non dominantes de préserver leur autonomie, leur loi et leur foi, face au gouvernement citadin et centralisateur de Kaboul », écrit-elle. En effet, fin 1995, à l’aube de l’arrivée au pouvoir des talibans, Mahmoud Mestiri, ancien ministre des affaires étrangères tunisien et secrétaire du bureau des Nations unies pour l’Afghanistan et le Pakistan créé en 1990 admettait lors de la conférence du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) à Stockholm l’échec de la mission de paix en Afghanistan. Selon lui, la guerre ethnique tant redoutée allait éclater d’un moment à l’autre. « Pachtounes, Ouzbeks, Hazara, tous sont aliénés. Soit il y a soit une solution nationale dans laquelle tous les segments de la société participent librement, soit le conflit persiste et mène à une guerre ethnique puis à l’inévitable implosion du pays », s’alarmait-il déjà. [7].