Demandez à quiconque autour de vous de vous donner le nom d’une entreprise de l’alimentaire et vous n’obtiendrez probablement pas le nom d’une entreprise de produits de la mer. Combien de personnes auront entendu parler du Red Chamber Group, le numéro un mondial du commerce de la crevette ? Ou de Mowi, le premier producteur de saumon d’élevage ? Néanmoins, les mastodontes des produits de la mer sont loin d’être du menu fretin. Ils dominent un secteur mondial pesant plus de 400 milliards de dollars par an, qui contribue à près de 20 % des apports en protéines animales à l’échelle internationale et fournit un emploi à 60 millions de personnes.
Nous devons prêter un œil bien plus attentif à ces entreprises. Elles sont les principales responsables de l’industrialisation des océans, qui décime purement et simplement la faune sauvage du monde. Elles sont en grande partie à l’origine de la destruction de la pêche artisanale, de l’effondrement des stocks de poissons mondiaux et de la crise de la pollution plastique qui frappe les océans. Elles contribuent aussi largement au changement climatique. Le secteur tire ses bénéfices de l’exploitation de la main-d’œuvre, de généreuses subventions gouvernementales et d’une corruption généralisée. Ces acteurs mènent la plupart de ces activités de manière inaperçue, à l’abri de toute attention ou contrôle du public.
Dans le but d’obtenir des informations plus approfondies sur ces sociétés très opaques, GRAIN a examiné le profil 2020 dressé par Undercurrent News des 100 plus grandes entreprises de produits de la mer au monde. Nous partageons ci-dessous les principaux éléments que nous en avons retirés.
1) Un petit nombre d’entreprises domine le marché mondial et cette concentration s’accentue
Pour un secteur aussi étendu géographiquement et impliquant autant de personnes, dont des dizaines de millions de pêcheurs artisanaux, le niveau de concentration est assez choquant. Le chiffre d’affaires total des 100 premières entreprises s’élevait en 2019 à 108 milliards de dollars, soit près d’un quart du marché mondial. Sur ce total, dix entreprises ont engrangé à elles seules 44 milliards de dollars (voir tableau ci-dessous), sans compter les recettes dégagées par les filiales dont elles sont actionnaire minoritaire. Le norvégien Mowi contrôle à lui seul 23 % du marché mondial du saumon.
Si le secteur est déjà fort concentré, les acquisitions et les fusions s’y multiplient sans cesse et devraient même se poursuivre. Les entreprises de produits de la mer sont extrêmement compétitives (exception faite des cas d’ententes sur les prix et de co-entreprises), ce qui entraîne beaucoup de faillites et de batailles sur les expansions et les quotas. La plupart d’entre elles sont également intégrées verticalement, des chalutiers à la transformation, et des aliments pour animaux à l’élevage.
2) La plupart des entreprises de produits de la mer sont basées en Europe, au Japon, aux États-Unis et en Chine, même si la plupart des prises se font ailleurs
Le Japon arrive largement en tête, suivi par les États-Unis, l’Espagne, la Norvège et la Chine. Il est intéressant de noter qu’aucune entreprise d’Afrique ou des îles du Pacifique ne figure en première ligne, étant donné que nombre des principaux armateurs mondiaux du secteur pratiquent une pêche intensive dans leurs eaux. Ainsi, il n’est pas surprenant que les droits de pêche détenus par des états d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine soient désormais échangés comme des marchandises par le biais d’accords de libre-échange, sans parler des systèmes de corruption sournois.
Les grands chalutiers industriels à l’origine de cette image faussée sont aussi les principaux bénéficiaires des subventions gouvernementales, qui s’élèvent aujourd’hui à 35 milliards de dollars par an, selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Près de 60 % de ce soutien public bénéficie directement à la surpêche, souligne la CNUCED.
3) L’aquaculture – ou pisciculture – est en pleine expansion
L’aquaculture, tant marine que côtière, est le secteur de production alimentaire dont la croissance à l’échelle mondiale est la plus rapide, fait remarquer la revue Hakai. Et, comme il fallait s’y attendre, il s’agit d’une source majeure d’expansion pour bon nombre des plus grandes sociétés de produits de la mer. Plus de 50 % des 100 premières entreprises sont actives dans le domaine de l’aquaculture. Le saumon est probablement le poisson d’élevage le plus répandu parmi les grands acteurs, bien que plusieurs entreprises japonaises se soient également lancées dans l’élevage du thon. La principale préoccupation des grandes entreprises de pisciculture semble consister à obtenir des gouvernements qu’ils leur accordent davantage de permis pour étendre leurs activités. Et dans leur quête de durabilité environnementale – entendre de rentabilité – elles se tournent également vers les nouvelles technologies numériques, d’intelligence artificielle et autres, qui leur permettent de construire et d’exploiter des fermes piscicoles situées plus loin en mer.
4) Les coûts pour les personnes et l’environnement sont énormes
L’industrie mondiale du poisson génère une pollution et des déchets considérables. Selon le récent documentaire Seaspiracy produit par Netflix, la pêche industrielle est même la première source de déchets plastiques dans les océans, dont beaucoup pensent qu’ils proviennent des sachets de shampoing, des sacs de courses et des bouteilles d’eau. La surpêche, notamment pour la production d’aliments (farine et huile de poisson) destinés à l’aquaculture, est endémique. Elle a lieu en grande partie dans des eaux mal surveillées ou propices aux violations, détruisant les moyens d’existence des communautés locales. Du point de vue du changement climatique, comme le montre clairement le rapport de Undercurrent News, les principales entreprises ne déclarent toujours pas la totalité des émissions dont elles sont responsables. Au total, le coût environnemental de ce secteur s’élevait à 50 milliards de dollars pour la période 2013-2019, selon DeadLoss.
5) La criminalité y est monnaie courante
Il est rare que les publications du secteur mentionnent autant la criminalité et les scandales en matière de santé, de travail ou d’environnement. Les profils dressés par Undercurrent News des 100 premières entreprises, ainsi que les rapports connexes, regorgent d’exemples d’ententes sur les prix, d’incendies d’usine, de flambées épidémiques, de prolifération d’algues, de pertes de poisson, d’esclavage, de corruption et de fraude. Dans plusieurs cas, la traite d’êtres humains et la corruption dans le secteur des produits de la mer ont fait les gros titres de la presse mondiale grâce à l’intervention de courageux lanceurs d’alerte. C’est notamment le cas en Asie du Sud-Est, dans le Pacifique et dans certaines régions d’Afrique. Mais mis à part une poignée de procès spectaculaires, tels que celui qui tente de faire la lumière sur les activités de l’islandais Samherji en Namibie, peu de choses changent.
La pandémie mondiale de Covid-19 n’a fait qu’aggraver cette situation. Le secteur a été durement touché par la crise, que ce soit en termes de perte de ventes, de perte de capacité de distribution ou de perte de travailleurs. Cette situation exacerbe la volonté des entreprises de rattraper leur retard, en réduisant potentiellement les coûts, notamment grâce à la série de nouveaux accords de libre-échange en cours de négociation et de signature.
6) Les profits sont considérables
Selon un récent rapport de The Guardian, l’industrie du saumon, qui représente 20 milliards de dollars par an, est « énormément rentable ». Les activités de Mowi Scotland engrangent à elles seules 58 millions de livres sterling (69 millions de dollars américains) « sur un trimestre favorable ». Son bénéfice net mondial en 2019 a atteint la somme vertigineuse de 476 millions d’euros (524 millions de dollars). Il n’est donc pas étonnant que le secteur du capital-investissement s’intéresse de si près aux entreprises de produits de la mer, et vice versa. (Le PDG de Mowi, en poste depuis 20 ans, vient de se retirer pour rejoindre une société de capital-investissement spécialisée dans les investissements en aquaculture. Son nouveau PDG vient de Deloitte). Les banques sont également très attirées par ce secteur, comme le montre un récent rapport de Greenpeace portant sur le segment tout aussi rentable du thon.
Que devons-nous faire ?
Le documentaire produit par Netflix, Seaspiracy, a été largement critiqué, de Madagascar aux Philippines, pour ne pas avoir rendu justice aux perspectives et aux réalités des communautés côtières. Et à juste titre. Après tout, ces personnes dépendent de la pêche pour leur subsistance, et le secteur de la pêche artisanale est à la base de l’alimentation, la santé, les revenus et d’autres avantages pour les communautés voisines. Cependant, la consommation mondiale de produits de la mer a doublé au cours des 50 dernières années et il apparaît clairement que la surconsommation insensée à l’origine de cette croissance – dont les accords de commerce et les conseils d’administration des entreprises sont responsables, pas les consommateurs individuels – doit cesser.
Il est également clair que si nous éliminons les mesures d’incitation en faveur de la pêche industrielle, si nous appliquons les réglementations en matière de pratiques anticoncurrentielles et autres, et si nous protégeons activement les petits pêcheurs et leurs marchés, nous ferons un grand pas vers la résolution de bon nombre des problèmes avec lesquels nous sommes actuellement aux prises. Le concept de pêche « durable » est sur beaucoup de lèvres, mais qui pourrait croire qu’une industrie qui a causé tant de dommages à notre planète et fait preuve d’un tel mépris pour la vie sauvage et humaine puisse devenir soudainement un bon gestionnaire ? Qui plus est quand des malfrats se jouent du système de certification ?
Nous devons soutenir activement les artisans pêcheurs et les travailleurs de la pêche dans leurs luttes pour leur survie. S’ils ne sont pas responsables du désordre dans lequel nous nous trouvons, ils devraient certainement être en mesure de nous en sortir.