A mesure qu’une plantation d’eucalyptus prospère, la contestation villageoise s’enracine

, par Sixth Tone , LI You

Les habitant·es affirment que les grandes exploitations commerciales d’arbres d’eucalyptus assèchent leurs sources d’eau et les affament. Et il se pourrait bien qu’un tribunal leur donne raison.

Forêt d’eucalyptus. @John Morgan (CC BY 2.0)

GUANG XI – Chine du sud. Lorsque ces étranges arbres ont été plantés, il y a plus de dix ans, aux alentours du village de Yong’an (de 2500 habitant·es), les représentant·es du gouvernement claironnaient que la croissance économique était imminente. Et puis l’eau s’est tarie.

À présent, dans une affaire qui pourrait être historique, environ 150 habitant·es de Yong’an intentent un procès à Guangxi Lee & Man Forestry Technology Ltd. (la compagnie forestière qui exploite près de 30 hectares de plantation d’eucalyptus) et l’organisme gouvernemental local qui s’y est associé. Les villageois·es affirment que l’eucalyptus capte toute l’eau de trois sources de montagne, ce qui les prive de la plupart de l’eau dont ils et elles ont besoin pour cuisiner et cultiver le riz en aval. Ils et elles espèrent que le juge annulera le contrat de l’entreprise et la forcera à leur verser des dommages et intérêts, mais ils et elles font également face à une opposition farouche, à la fois de Guangxi Lee & Man et du gouvernement local, qui prétendent que les allégations des villageois·es sont sans fondement.

« Cette affaire est la première en son genre en Chine », déclare Hu Dingfeng, l’avocat qui représente les villageois·es. « Si on obtient gain de cause, cela pourrait devenir un précédent pour d’autres cas similaires impliquant l’industrie de l’eucalyptus ».

Une plantation d’eucalyptus près du village de Yong’an, Cenxi, dans la région autonome du Guangxi Zhuang, 29 avril 2019. Crédit : Li You/Sixth Tone

Le conflit entre les villageois·es et la multinationale couvait depuis des années, et met en évidence les difficultés, dans la Chine rurale, de trouver un équilibre entre développement économique et protection environnementale. Fort apprécié des investisseurs chinois pour sa croissance rapide et la grande qualité de son bois, l’eucalyptus se développe sur des terres défrichées par brûlis, absorbe de grandes quantités d’eau, et prospère grâce à des tonnes d’engrais. La plupart des exploitants les cultive sous forme de monoculture et les abattent dans les 5 ans –un temps bien plus court que pour la plupart des autres types d’arbres. Toutes ces caractéristiques menacent les ressources d’eau locales et participent à la dégradation des sols, affirme Wu Hao, un chargé de campagne pour les forêts de Greenpeace Asie orientale.

Pour les villageois·es, la solution est simple. « Vraiment, on déteste les arbres d’eucalyptus », ronchonne Qin Shaoming, un paysan de 63 ans qui dirige le groupe de villageois·es qui a déposé la plainte en mars dernier [NDT : 2019]. « Il faut qu’ils disparaissent ».

Bien que l’eucalyptus soit originaire d’Australie, ces arbres sont largement cultivés partout dans le sud de la Chine depuis la fin des années 1980, contribuant à rassasier un appétit croissant pour les produits du bois dans un pays qui est, aujourd’hui, le premier producteur et consommateur mondial de panneaux dérivés du bois et de papier. C’est dans la région autonome du Guangxi Zhuan que l’attrait de l’eucalyptus se fait le plus fortement sentir. Dans cette région, qui héberge la plus grande exploitation d’arbres au niveau régional du pays, 70 % de la production forestière (environ 21 millions de mètres cube) est de l’eucalyptus, consolidant une industrie de plus de 300 milliards de yuan (environ 40 millions d’euros). « C’est bien simple, l’eucalyptus est l’espèce la plus importante pour l’approvisionnement en bois de la Chine », déclare Chen Shaoxiong, directeur adjoint du China Eucalypt Research Centre, un institut de recherche basé à Canton et affilié à la Chinese Academy of Forestry.

Carte de la Chine : l’industrie florissante de l’eucalyptus
Légende : surface totale de plantations d’eucalyptus (en millions d’hectares).
Source : Chen Xingliang & Liu Shrong, rapport sur le développement scientifique de l’eucalyptus ; Yang Mingsheng, "Trente ans d’études sur l’eucalyptus".
Crédit : Sixth Tone/Liu Chang & Li You

La relation tendue de Yong’an avec l’eucalyptus remonte à 2006, lorsque le comité villageois avait réquisitionné des terres louées par plusieurs paysan·nes locales·aux, et avait renouvelé la location des parcelles pour 30 ans à Guangxi Lee & Man. Ce projet s’inscrivait dans une initiative régionale pour augmenter la surface totale d’exploitation de l’eucalyptus d’environ 1333 mètres carrés par an. Le frère de Qin Shaoming, Shaowen, 69 ans, se souvient du jour où le comité lui a dit d’abattre ses vieux pins et de partir. Plus tard, les travailleurs de la plantation ont mis le feu aux cultures d’anis et aux citronniers dont il avait pris si grand soin, pour les remplacer par des jeunes pousses d’eucalyptus.

Mais, au cours des années suivantes, alors que l’industrie forestière locale prospérait, les producteur·rices de riz se sont aperçu·es que le niveau d’eau dans leurs rizières diminuait progressivement. Les villageois·es ont commencé à soupçonner les plantations d’eucalyptus d’intercepter l’eau de source qui alimente leurs parcelles plus en aval. « Avant, on cultivait nos champs avec cette eau, mais maintenant il ne reste plus rien », se lamente Qin Haiyin – petite paysanne qui n’a aucun lien avec Shaoming et Shaowen –, en regardant les restes d’un ruisseau asséché qui, jadis, gazouillait gaiement.

La situation s’est tellement détériorée qu’en 2013, Shaowen a dû installer une canalisation de 3 kilomètres pour connecter sa rizière à une quatrième source d’eau, provenant d’un autre endroit de la montagne. D’autres paysan·nes ont complètement abandonné la culture du riz, ou sont parti·es de Yong’an à la recherche d’un emploi dans les villes. Haiyin, qui gagnait auparavant 2600 yuans par an avec la production de riz, est passée à la culture du fruit de la passion et gagne maintenant 2000 yuans. Son mari et elle complètent leurs revenus en pêchant illégalement.

Qin Shaoming pose pour la photo dans le village de Yong’an, Cenxi, région autonome de Guangxi Zhuang 29 avril 2019. Crédit : Li You/Sixth Tone

Selon le comité villageois et Guangxi Lee & Man, il n’y a pas de preuve concluante que la sécheresse des rizières de Yong’an soit causée par les plantations d’eucalyptus. Dans d’autres régions de Chine, cependant, il a été prouvé que les exploitations d’eucalyptus provoquent des dommages environnementaux. En 2001, des chercheur·ses du Guangdong Institute of Eco-environmental and Soil Sciences ont montré que dans le canton de Leizhou (qui accueillait alors la plus grande plantation d’eucalyptus du pays), au sud de la province, la monoculture et la mauvaise gestion des ressources ont provoqué l’érosion des sols, la chute des niveaux d’eau, et une diminution de la fertilité des sols. Les craintes de pénurie d’eau ont également poussé les habitant·es de Canton à abattre des centaines d’arbres d’eucalyptus en 2012, les gens du sud-ouest de la Chine accusant les industriels d’aggraver la forte sécheresse de 2013 –ce que les expert·es nient.

Avec l’amplification de la polémique, Nanning, la capitale du Guangxi, a interdit en juin 2014 l’exploitation de l’eucalyptus dans des zones de conservation d’eau potable, dans la foulée d’interdiction similaires dans les provinces de Fujian et de Canton. En décembre de la même année, le gouvernement du Guangxi annonçait des réductions drastiques de la surface totale de plantation d’eucalyptus dans les cinq années suivantes, et son replacement par des forêts d’espèces natives ou de culture mixtes.

Malgré les multiples requêtes auprès du gouvernement depuis 2013, les villageois·es de Yong’an rapportent que bien peu de choses ont changé. Des tensions ont éclaté en 2017 et 2018, lorsque des commerçants indépendants ont visité Yong’an pour couper le bois d’eucalyptus. Lorsque les ouvriers forestiers sont arrivés, des villageois·es ont bloqué les routes d’accès à la plantation, y enfermant les ouvriers et refusant de bouger jusqu’à ce qu’ils aient totalement déraciné les arbres afin qu’ils ne repoussent plus. Sept villageois·es ont été arrêté·es pour entrave aux pratiques commerciales, puis inculpé·es pour extorsion.

Des creuvasses apparaissent dans la route en terre près de la plantation d’eucalyptus dans le village de Yong’an Village, Cenxi, région autonome de Guangxi Zhuang, 29 avril 2019. Crédit : Li You/Sixth Tone

Bien que toutes les chances soient contre eux, en novembre dernier, un groupe de villageois·es a collectivement engagé des poursuites judiciaires contre le Comité Villageois de Yong’an et contre Guangxi Lee & Man, les accusant de violer une clause du droit contractuel chinois qui interdit les pratiques commerciales préjudiciables à l’intérêt public. Ils et elles exigent 800 000 yuans de compensation et la résiliation du contrat d’exploitation.

Les activistes écologistes affirment que les cas comme celui du Yong’an sont une épreuve décisive pour garantir la durabilité des forêts chinoises. L’appétit dévorant du pays pour le bois a permis l’appartition des plus grandes forêts artificielles du monde. Pourtant, la National Forestry and Grassland Administration estime que la demande chinoise de bois va encore dépasser la production nationale de 200 millions de mètres cubes en 2020, stimulée par une interdiction d’exploitation commerciale des forêts naturelles et par des normes de protection environnementale plus strictes. La dépendance vis-à-vis des importations s’accentuant, les experts industriels s’attendent à ce que l’eucalyptus produit en Chine prennent de plus en plus d’importance.

Pour Chen, du China Eucalypt Research Centre, l’espoir réside dans les standards techniques actuels d’exploitation d’eucalyptus, qui recommandent aux industriels de limiter les techniques de brûlis, de planter des forêts mixtes afin de préserver la biodiversité, et d’augmenter les périodes de rotation des sols pour en protéger la fertilité. Cependant, ces standards restent non contraignants et chers, d’où la réticence de bien des entrepreneurs privés à s’y plier. « Au bout du compte, tout dépend de si les exploitants seront d’accord pour mettre en pratique ces standards », explique-t-il.

Le 11 avril, le procès s’est ouvert à Cenxi, la ville du canton dont Yong’an dépend administrativement. Puis le tribunal a ordonné la réalisation d’un rapport indépendant d’évaluation des impacts environnementaux des plantations d’eucalyptus, un premier pas « essentiel pour prouver la relation de cause à effet entre l’eucalyptus et les pertes d’eau », déclare Hu, l’avocat.

Le directeur administratif de Guangxi Lee & Man (qui a déclaré s’appeler Huang) a dit à Sixth Tone que l’entreprise avait obtenu toutes les autorisations légales pour exploiter à Yong’an, et qu’elle suit à la lettre les standards et régulations nationales, sans donner plus de précisions. Le comité villageois de Yong’an a refusé de faire des commentaires sur l’affaire.

Bien que le jugement ne soit attendu que dans plusieurs mois, Hu espère une prompte résolution. « Ces paysan·nes se battent pour leur droit à vivre de la terre », dit-il. Pendant que l’affaire est en cours, de nouvelles boutures poussent des souches d’arbres abattus l’an dernier.

Lire l’article original en anglais sur le site de Sixth Tone