La communauté transgenre péruvienne à Paris : le travail du sexe comme moyen (1/2)

, par Ballast , VARIN Viviana

Le 20 novembre est la journée du souvenir trans : un hommage rendu dans le monde entier aux personnes trans victimes de crimes de haine et de la transphobie à l’œuvre dans nos sociétés. De Lima à Paris, cette transphobie structurelle revêt parfois des formes différentes ; elle n’en reste pas moins fondamentalement la même. Si certaines femmes trans péruviennes choisissent de quitter leur pays pour la France — qui semble offrir davantage de perspectives —, elles rencontrent pourtant de nombreux obstacles. Viviana Varin, militante écologiste et féministe franco-péruvienne, a, durant un an, effectué un travail d’enquête : une immersion au sein d’organisations communautaires transgenres dans les deux capitales. Par ce reportage, elle donne à lire leurs parcours, leurs difficultés et leurs aspirations. Premier volet.

Peinture du siège de l’intersyndicale à Lima, par Viviana Varin (DR)

Ce lundi d’août 2020 à Paris, dans le local d’Acceptess‑T, la grande salle est pleine. C’est le jour où l’association accueille les nouvelles et les nouveaux et tient la permanence psychologique. Le triste anniversaire de l’assassinat de Vanesa Campos vient d’avoir lieu ; il reste quelques affiches de l’appel à rassemblement. Dans le petit groupe qui en discute, deux Péruviennes font connaissance et discutent de la marche au bois de Boulogne : « À ton avis on est combien ? Moi je dis 700, 800… peut-être 1 000 filles [1]  ! » Difficile de savoir combien de personnes représentent la communauté transgenre péruvienne en France, concentrée à Paris et principalement constituée de femmes trans. Elles sont venues parfois seules, grâce à une amie d’enfance déjà établie ou encore via l’aide d’une madre, une travailleuse du sexe plus âgée déjà implantée à Paris qui prend en charge l’arrivée d’une jeune femme, laquelle, en contrepartie, doit travailler pour elle un certain temps — un système qui peut parfois générer des abus mais tient avant tout de l’entraide. Le travail du sexe constitue souvent le moyen de migrer. Cette activité stigmatisée les expose tant à l’épidémie du VIH qu’à la violence, encore plus dure à vivre dans un pays étranger où, malgré la communauté, elles restent isolées. C’est pour répondre à ce cumul de vulnérabilités qu’Acceptess‑T a vu le jour. L’association accorde une attention particulière à la grande précarité des personnes étrangères, qu’elles soient ou non trans migrantes.

« En associant systématiquement prostitution et violence, les abolitionnistes sont parvenu·es à justifier les mesures répressives au nom de la défense des droits des femmes. »

Giovanna Rincón, militante trans franco-colombienne, cofondatrice et aujourd’hui directrice de l’association, explique la nécessité de dépasser le cadre du territoire pour penser les revendications trans : « Acceptess‑T est née en 2010 pour venir en aide aux personnes trans, migrantes, travailleuses du sexe et fortement touchées par l’épidémie du sida, ce qui était une réalité moins marquée au sein du mouvement trans français. Il fallait se concentrer sur d’autres discriminations qui touchent les plus vulnérables. » C’est un lieu d’accueil, d’accompagnement social et de médiation sanitaire pour ses usager·ères. En partenariat avec plusieurs associations, dont le Syndicat du travail sexuel (STRASS), Acceptess‑T se mobilise contre la criminalisation du travail sexuel et pour l’application du droit commun aux travailleurs et travailleuses du sexe, dans un contexte abolitionniste que les deux associations qualifient de « putophobe ». Elles pointent les politiques répressives de l’État français, qu’elles tiennent pour responsables des drames à répétition et de l’exclusion des personnes trans travailleuses du sexe.

Criminalisation du travail du sexe dans un contexte anti-migrants

En effet, en 2016, dans le cadre de la lutte contre le système prostitutionnel, la France adopte une réglementation calquée sur le modèle suédois — qui pénalise les acheteurs de services sexuels, c’est-à-dire les clients. Cette mesure abolit le délit de racolage passif, entré en vigueur en 2003, et déplace la criminalisation sur la demande et non plus sur l’offre. Les travailleuses du sexe passent donc du statut de délinquantes à celui de victimes qu’il faudrait sauver du trafic et de la violence. En associant systématiquement prostitution et violence, les abolitionnistes sont parvenu·es à justifier les mesures répressives au nom de la défense des droits des femmes. Sarah-Marie Maffesoli, juriste et coordinatrice de [Jasmine [2]->https://projet-jasmine.org/], pointe les difficultés à parler du travail du sexe en France : « Comme les idéologues abolitionnistes sont sur une logique "prostitution = violence" et que, pour eux, lutter contre cette violence c’est lutter contre la prostitution, il est toujours difficile d’aborder le débat. Or il est possible de reconnaître la violence dans l’exercice du travail du sexe sans dire qu’il est violent en soi. Il est nécessaire de déconstruire cette association et de se demander contre quelle violence on lutte et comment. » Un travail d’autant plus important que les travailleuses du sexe ont également fini par banaliser les agressions : « La banalisation des violences est une forme de protection indispensable car tu ne peux pas aller au boulot quotidiennement en te disant que tu risques de mourir. Sauf que plus l’environnement du travail du sexe est violent, plus ça génère cette négation de la réalité. » D’où l’importance de pouvoir en parler, mais aussi de donner des outils de défense aux premières concernées : ce que le projet Jasmine a mis en place à travers des ateliers d’autodéfense par et pour les travailleuses du sexe, ainsi qu’à travers différents dispositifs en ligne — alerte, dépôt de plainte, accès à des structures d’accueil et à des médecins, le tout disponible en 10 langues.

Par ailleurs, pour les femmes trans migrantes, à la posture abolitionniste de la France s’ajoutent les réformes successives du droit d’asile qui ont également joué dans la répression du travail du sexe. Comme le décrivent Charlène Calderaro et Calogero Giametta dans les résultats de leur recherche, ce sont aussi des préjugés racistes qui viennent nourrir la rhétorique du sauvetage des prostituées et celle de l’égalité de genre : « Afin de comprendre la logique qui sous-tend la mise en place du modèle de pénalisation du client en France, il est nécessaire de dépasser les arguments moraux défendus par les dirigeant·es politiques français·es concernant l’égalité de genre et la traite des êtres humains. Il faut prendre en compte comment le genre et la sexualité ont été de plus en plus connectés aux questions raciales dans le débat public français dès le début des années 2000. Cela va au-delà du travail du sexe. » Leur rapport soutient que les politiques répressives contre le travail du sexe se situent dans un cadre plus large de contrôle de l’immigration : « Les lois répressives sur la prostitution non seulement renforcent des catégories déviantes mais elles les mettent également au service de stratégies de contrôle étatique bien plus larges [3]. » Bien qu’elles aspirent à exercer un métier moins stigmatisant, moins épuisant et moins dangereux, toutes ces femmes reconnaissent que ce travail, qu’elles qualifient souvent de « pas très digne », leur permet de construire leurs vies, leurs corps et d’assurer un soutien à leur famille après avoir été parfois rejetées.

« Les lois répressives sur la prostitution non seulement renforcent des catégories déviantes mais elles les mettent également au service de stratégies de contrôle étatique bien plus larges. »

Teresa est une jeune femme trans d’une vingtaine d’années arrivée à Paris en 2017, peu de temps après sa sœur jumelle Vania, transgenre également. Toutes les deux viennent de Pucallpa, une ville amazonienne. Elles vivent avec Luna, arrivée en 2011 de Trujillo, en colocation dans un petit appartement d’un immeuble de Saint-Ouen où, depuis presque vingt ans, ne vivent quasiment que des femmes trans péruviennes. Teresa témoigne : « C’est mon corps que j’utilise, c’est mon choix et je ne fais de mal à personne, ça c’est primordial. » Luna est l’une des usagères les plus actives d’Acceptess‑T, à qui elle dit devoir beaucoup. Elle est bénévole régulière, participe aux mobilisations, tout en continuant l’apprentissage du français et débute en parallèle comme agente d’entretien. Lors d’un déjeuner dans un restaurant péruvien de Saint-Ouen, elle raconte avec émotion : « Je ne dénigre pas le fait d’être pute car ça m’a permis de faire plein de choses. J’ai construit ma maison de quatre étages au Pérou, j’ai acheté ma petite voiture, j’ai voyagé, j’ai acheté quelques belles choses pour moi et ma famille mais surtout, j’ai amélioré la qualité de vie de ma mère en lui versant de l’argent chaque mois. Au Pérou, jamais je n’aurais pu les aider et chaque fois que j’y retourne, c’est moi qui offre des cadeaux et qui procure l’émotion que je ressentais quand j’étais enfant. Ça c’est une grande satisfaction.  »

Pour Giovanna Rincón, la réponse de l’État qui consiste à réprimer et à pousser les travailleuses à arrêter leur activité ne tient pas, et ce encore moins pour les femmes trans migrantes. Elle explique qu’il n’existe pas de véritable accompagnement de sortie car la transphobie le permet difficilement : « Nous, les femmes trans migrantes, on se tape toutes les réformes : le racolage en 2003, la pénalisation du client en 2016 et les réformes successives du droit d’asile qui rendent les contrôles au faciès de plus en plus fréquents. On fait aussi face à la récupération des drames par l’État, et notamment par le ministère chargé de l’Égalité entre les femmes et les hommes qui continue à renforcer ses politiques abolitionnistes tout en faisant du chantage aux papiers : si tu arrêtes de te prostituer, on te régularise. Alors que même les associations abolitionnistes ne peuvent pas assurer le travail de sortie de la prostitution, car la transphobie est partout !  »

Lutter contre les violences faites aux travailleuses du sexe trans

Rassemblement au bois de Boulogne en l’honneur de Jessyca Sarmiento, le 25 février 2020 (Viviana Varin, DR)

Mais si l’objectif est souvent de quitter le travail du sexe, les obstacles pour y parvenir demeurent importants en France. Il n’est pas non plus toujours évident de s’éloigner d’un monde devenu familier malgré des conditions d’exercice toujours plus dangereuses. Xavier Mabire, psychologue au sein d’Acceptess‑T depuis trois ans, tient la permanence du lundi. Il est donc un témoin direct des difficultés d’insertion des filles et de la violence qu’elles subissent : « La France ne leur laisse pas d’autres options que d’aller au Bois. Certaines filles disent que ça a pu être un bon endroit pour travailler mais plus ça va, plus les conditions se dégradent. Après l’assassinat de Vanesa Campos, il y a vraiment eu plus de recours à la permanence psychologique de filles qui avaient subi des agressions graves. Et c’est en partie ça qui nous a motivé·es à allonger le temps de la permanence.  » Dans son rapport annuel de 2019, l’association SOS Homophobie qualifiait 2018 d’« année noire » pour les personnes LGBTI, avec une augmentation de plus de 50 % des signalements d’agressions à l’encontre des personnes trans. Le rapport 2020 révèle que la tendance ne s’est pas inversée. Les agressions à l’encontre des personnes trans ont plus que doublé en un an (+ 130 %), notamment envers les femmes trans. D’après Giovanna Rincón, la forte médiatisation du meurtre de Vanesa Campos a été à double tranchant : « Depuis le meurtre de Vanesa Campos, il y a une augmentation nette des violences. Sa médiatisation, positive, a aussi excité et incité à la violence. »

« La forte médiatisation du meurtre de Vanesa Campos a été à double tranchant. »

Chacune d’entre elles a vécu plusieurs tristes épisodes d’arrestation ou d’agression. Elles les racontent avec beaucoup de douleur, mais également avec humour, parfois, pour adopter une nécessaire distance. Toutes expriment leur frustration de ne pas pouvoir porter plainte par peur d’être déportées. Luna, qui a connu l’époque de la pénalisation du racolage passif, a vécu de nombreuses arrestations qu’elle relate aujourd’hui en souriant, même si elle en garde un profond mépris pour la police : « On m’a arrêtée pour racolage 11 ou 12 fois, j’étais une habituée. (rires) La première fois, c’était traumatisant parce que c’était au Bois, je ne parlais pas français et je ne comprenais pas ce qu’il se passait. Et avec la police, être trans ça n’aide pas ! Tu es comme un clown habillé en femme et avec leurs regards ou leurs gestes, ils te traitent comme un déchet. Maintenant ils contrôlent les clients, il n’y a plus de racolage, ou alors ils en ont eu marre de moi ! (rires) » Teresa a quant à elle vécu plusieurs épisodes beaucoup plus violents : « J’ai été violée une fois et j’ai subi d’autres agressions que je n’ai pas voulu dénoncer, parce que je n’ai pas de papiers. Je sens que ça me rend vulnérable et je n’ai pas envie qu’on me renvoie au Pérou sans avoir pu atteindre mes objectifs. »

Les associations travaillent sur cette méconnaissance de leur droit à porter plainte, quand bien même elles n’auraient pas de papiers. Katherine, femme trans de 35 ans arrivée en 2013 de Lima et désormais médiatrice sociale salariée à Acceptess‑T, insiste sur l’importance de connaître ses droits tout en soulignant que cela ne suffit pas toujours : « Avant, je ne portais pas plainte. Maintenant je sais qu’au commissariat on doit t’écouter même si tu n’as pas de papiers parce qu’en tant que victime, on a les mêmes droits que les autres. Le problème c’est que, parfois, ta parole de femme trans étrangère travailleuse du sexe ne compte pas !  » Une présence policière que les premières concernées voudraient protectrice plutôt que répressive car, comme le dit Katherine, les voleurs et les agresseurs en séries sont les principaux causeurs de trouble au Bois : « Il y a beaucoup de voleurs qui volent les filles, et les clients aussi. Et si tu les défends pas… eh bien tu y perds. Face au voleur, Vanesa n’a pas pensé à se protéger elle, elle a défendu son client et son business parce que c’est de ça qu’on vit, et c’est avec ça qu’on soutient nos familles. Si on ne réagit pas, le client va penser qu’on est complices… »

Dans la nuit du 21 février 2020, un agresseur en série a fauché Jessyca Sarmiento en voiture, la laissant morte dans une allée du Bois. Elle avait 38 ans et vivait dans l’immeuble de Saint-Ouen. Excellente cuisinière, toutes l’appréciaient pour sa gentillesse. Le lendemain, sous le choc de la nouvelle, un goûter tardif s’organise chez Giovanna Magrini, une femme trans brésilienne qui vient d’obtenir un logement social dans le sud de Paris après avoir vécu 19 ans avec les Péruviennes à Saint-Ouen. Figure de l’immeuble, elle entretient des liens forts avec ses anciennes colocataires, qu’elle considère respectivement comme sa sœur et sa fille. Des vidéos très violentes de la mort de Jessyca circulent sur les groupes WhatsApp des filles pendant la soirée — des images insoutenables. Une manifestation s’organise à l’appel d’Acceptess‑T ; quelques jours plus tard, les préparatifs se mettent en place. On échange, on réfléchit et on écrit des mots en français et en espagnol : « STOP TRANSPHOBIE #NiUnaMenos ! » Une pancarte parmi d’autres le jour du rassemblement, au milieu des roses blanches et des bougies. 2 à 300 personnes sont présentes, ainsi que de nombreuses associations dont Acceptess‑T, le STRASS ou encore Médecins du Monde. La marche passe d’abord par le lieu du meurtre de Vanesa puis se termine sur celui de Jessyca. Les slogans sont pleins de colère et d’émotion, les prises de paroles également. Les amies de Jessyca et son frère, tout juste arrivé du Pérou, partagent leur douleur et demandent justice. L’hommage se termine ; une bonne partie de la foule se dirige vers l’arrêt de bus le plus proche pour rentrer. Serré·es les un·es contre les autres, on continue de crier : « Jessyca, presente ! Vanesa, presente ! »

Au Pérou : une transphobie généralisée qui pousse à la migration

« Ce sont les possibilités de mieux gagner sa vie et d’aspirer à la "normalité" qui priment et donnent le sentiment que migrer en vaut la peine. »

Les récits des « Européennes » — les femmes péruviennes installées notamment en France et en Italie — de retour au Pérou pour les vacances décrivent les discriminations existantes en Europe. Néanmoins, ce sont les possibilités de mieux gagner sa vie et d’aspirer à la « normalité » qui priment, et donnent le sentiment que migrer en vaut la peine. Avant 2016, elles passaient souvent par l’Argentine pour y obtenir de faux papiers mais, depuis l’exemption de visa pour les ressortissant·es péruvien·nnes, elles sont de plus en plus nombreuses à venir directement s’installer en France. Teresa raconte : « Là-bas [au Pérou], j’ai tenté de travailler normalement dans un restaurant mais le patron m’a virée à la fin de la première journée quand il a appris que j’étais trans. Ici, je crois qu’une fois que j’aurai des papiers en règle, je pourrai trouver un travail classique. » Une aspiration à vivre et travailler comme tout le monde tout en étant soi-même, qui est aussi celle d’Eimy, femme trans d’une quarantaine d’années. Très indépendante, elle s’est débrouillée pour venir quasiment seule. Elle explique aussi que c’est grâce au travail du sexe qu’elle a pu avancer : « Je ne regrette pas, c’est grâce à ça que je suis qui je suis. Quant à savoir si je veux continuer, ça, c’est autre chose.  » Aujourd’hui, son changement de nom à l’état civil est en cours au Pérou ; elle est en attente d’un renouvellement de titre de séjour, pour 10 ans cette fois ; son français s’améliore et elle vient tout juste d’obtenir son CAP d’esthétique. Eimy va donc tenter de chercher un emploi dans ce secteur pour retrouver une vie similaire à celle qu’elle avait au Pérou, avant sa transition. Si elle reconnaît que sa situation n’était pas si critique à Lima, où elle travaillait dans une pharmacie avec sa sœur, elle ne se sentait pourtant pas elle-même : « Je vivais au jour le jour mais je me regardais dans le miroir et je ne me reconnaissais pas. Si j’avais été un homme gay j’aurais pu être bien au Pérou, mais en tant que femme trans, je savais que je n’allais pas pouvoir m’épanouir.  »

Au Pérou, le 31 mai est la Journée nationale de lutte contre la violence et les crimes de haine à l’encontre des lesbiennes, trans, gays et bisexuel·les. Elle a été décrétée en 2004 en mémoire du « massacre de Tarapoto », perpétré en 1989 en pleine guerre civile — opposant les forces armées péruviennes aux guérillas du Sentier lumineux et du Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru (MRTA). Les populations LGBTI sont alors la cible de crimes de haine commis tant par les forces armées que par ces deux groupes révolutionnaires menant une politique qu’ils qualifient de « nettoyage social  ». Le 31 mai 1989, dans une boîte de nuit de la ville amazonienne de Tarapoto, huit personnes gay et trans sont assassinées par un contingent du MRTA. Tristement emblématique, l’événement fait partie du rapport final de la Commission Vérité et Réconciliation. 30 ans plus tard, cette reconnaissance historique de la violence systémique n’a rien changé aux discriminations quotidiennes que subissent les personnes transgenres, membres les plus vulnérables de la communauté LGBTI. Une violence qui débute en général au sein de leurs propres familles : le rejet les force, à l’adolescence, à quitter leurs régions andines ou amazoniennes pour venir s’installer à Lima, souvent sans papiers d’identité. Leur principal point de chute est le centre historique de la ville, où elles vivent dans d’anciennes maisons coloniales et exercent le travail du sexe. Pour ces femmes trans, la Cour interaméricaine des droits de l’Homme estime que l’espérance de vie est de 35 ans.

Au sein de la communauté trans péruvienne, le taux d’analphabétisme et de décrochage scolaire est de 76 %, ceci en raison de la faiblesse du système éducatif, particulièrement dans les zones rurales, mais aussi des discriminations constantes de la part des élèves et parfois des enseignant·es [4]. Sandy Sussel, militante au sein de l’organisation communautaire Transformando Lima, participe à un travail de plaidoyer au long court, notamment auprès de l’Éducation nationale pour lutter contre les discriminations en milieu scolaire. Lors d’une réunion avec le ministère, elle rappelle qu’il reste beaucoup à faire pour les jeunes trans, à commencer par de la pédagogie : « Il est nécessaire d’expliquer les concepts pour que les parents et les professeur·es puissent identifier les enfants comme trans et admettre que la discrimination est liée à l’identité de genre. » Jadi Zea raconte quant à elle son parcours au sein d’une école de musique et de danse : il n’a pas toujours été simple pour elle de s’intégrer en tant que femme trans, sa voix ne correspondant pas forcément aux catégories de chant homme/femme classique. Militante active, elle a fondé une organisation dédiée au soutien d’enfants et adolescent·es transgenres, la Fondation Jadi Zea, afin de leur faire comprendre qu’ils et elles peuvent et doivent se battre pour ne pas renoncer à leurs désirs : « Il faut renforcer le "je me forme" pour être un exemple de lutte et pas une martyre. On doit comprendre qu’on peut être présentes à l’école, à l’université, dans des espaces techniques ou politiques !  »

Le rôle crucial des organisations communautaires au Pérou

« On doit comprendre qu’on peut être présentes à l’école, à l’université, dans des espaces techniques ou politiques ! »

Dépasser la seule perspective du travail du sexe semble encore difficile puisque 70 % des femmes trans la considèrent comme l’unique option. La conséquence directe est la forte exposition au VIH dont le taux de prévalence parmi les femmes trans à travers le monde est de 19 %. Au Pérou, on estime qu’une femme trans sur quatre est atteinte du VIH. Une autre conséquence directe est l’exposition à la répression puisque le Pérou s’inscrit dans une ligne réglementariste qui considère la prostitution comme un « mal nécessaire », qu’il faut cependant réguler pour des questions de santé et d’ordre public. Elle est donc contrôlée par l’État et les communes à travers des maisons closes et des dépistages sanitaires. Ce système réglementariste fait en sorte que le travail du sexe est à la fois encadré et invisible. Des moyens souvent considérés par les travailleuses comme répressifs plutôt que préventifs car ils associent le travail du sexe à l’immoralité, aux violences et aux maladies. De plus, ce système crée une différence fictive entre les formes de travail du sexe légales et les formes interdites, comme le travail exercé dans la rue. Le Pérou oscille dès lors entre un fonctionnement réglementariste et prohibitionniste, via un discours moralisateur qui justifie la répression policière à l’encontre des travailleuses du sexe. Une répression dont sont d’autant plus victimes les travailleuses du sexe transgenres, lesquelles n’ont parfois pas de papiers d’identité. Julio-César Cruz Requenes, directeur général de Prosa (Programa de Soporte a la Autoayuda de las Personas Seropositivas), travaille pour la défense des personnes atteintes du VIH. Véritable allié des femmes trans, il explique : « La vulnérabilité des femmes trans au Pérou est liée non seulement aux risques de contracter une ITS ou le VIH, mais aussi à la violation systémique de leurs droits. Dans le cadre de notre travail de sensibilisation auprès des fonctionnaires de police, on parle de VIH au début puis la formation se concentre sur le respect des diversités dont le respect de l’identité de genre des personnes trans. »

Dans ce contexte de grande hostilité, les organisations communautaires jouent un rôle crucial. C’est ainsi le cas de la Casa Trans Zuleymi, fondée en 2016. Cette première maison trans du Pérou est un espace autogéré qui offre un toit, un accompagnement social et sanitaire, ainsi que l’ouverture à d’autres perspectives de vie aux femmes qui y séjournent. Son nom a été choisi en mémoire de Zuleymi Aylen Sánchez Cárdenas, une adolescente de 14 ans tuée par balle devant chez elle. Miluska Luzquiños, la cofondatrice, avocate et figure politique de la lutte trans au Pérou, dénonce les obstacles successifs : « La Casa Trans est un espace autogéré et féministe qui accueille les filles qui passent par la route critique de migration et de discriminations. Beaucoup d’entre elles vivent ce qu’a vécu Zuleymi : alcool, violence, abandon de leurs familles, des institutions et aussi d’elles-mêmes en voyant qu’il n’y a aucune réponse étatique qui permette l’accès aux droits fondamentaux. »

Au sein de la communauté, il y a encore beaucoup de travail pour renforcer la formation politique et les capacités d’émancipation, comme l’explique Miluska Luzquiños : « Il faut déconstruire ces micro violences et comprendre qu’on a le droit nous aussi de vivre, d’accéder aux espaces publics, aux hôpitaux, aux écoles. On a le droit d’occuper des sièges dans les bus, dans les bars et au parlement. Quand on aura compris ça, il y aura moins de filles dans la rue.  » Dans cette optique, fin 2019, une deuxième maison trans a été fondée, la Casa Trans Lima Este — une initiative largement impulsée par Yefri Peña, autre figure politique péruvienne de la lutte des personnes trans. Yefri est un symbole de résilience puisqu’elle a survécu à deux agressions extrêmement violentes, dont une l’a laissée dans le coma plusieurs semaines. Elle est donc bien placée pour savoir l’importance du travail de transmission et de formation de nouvelles activistes au sein de sa communauté. En mars 2020, l’activiste Claudia Vera l’a payé de sa vie : très engagée dans la lutte contre le VIH auprès des jeunes, elle a été tuée de plusieurs balles à bout portant. Elle avait 30 ans.

Le difficile accès à la santé

« Être une personne trans, c’est être observée médicalement en permanence car c’est associé au VIH et à la prise d’hormones. »

Un autre obstacle de taille pour les personnes trans au Pérou est celui de l’accès à la santé. Alors qu’elles en ont absolument besoin, tant pour contrôler leur traitement hormonal que leur traitement antirétroviral pour celles qui sont séropositives, les hôpitaux constituent souvent des endroits hostiles. Les discriminations de la part du personnel soignant sont récurrentes. Malgré deux récentes directives du ministère de la Santé émises en 2016 pour améliorer la prise en charge des personnes trans, la docteure Milagros Matta, infectiologue, déplore la situation : « La transphobie des institutions de santé est très forte. Les filles ne viennent pas, elles se perdent et c’est catastrophique pour le suivi de leur traitement antirétroviral et pour l’épidémie dans son ensemble. » Une difficulté à se rendre dans les hôpitaux que Sandy Sussel explique aussi par le prisme du tout VIH qui réduit la santé des femmes trans à l’épidémie : « Il existe quelques espaces respectueux mais ils ne prennent en charge que les femmes trans qui ont le VIH ou qui participent à des essais hormonaux alors qu’il faudrait avant tout parler d’autres aspects sanitaires importants comme la santé mentale des filles dont le comportement anti-social est le produit des discriminations systémiques qui ont marqué leurs vies. » Ce prisme VIH est si marqué au Pérou qu’il a également pour conséquence d’omettre tous les autres pans spécifiques de leur santé, les poussant à prendre en charge elles-mêmes leur transition. Toutes racontent leurs difficultés à accéder à des soins de qualité et les refus de la part des endocrinologues. Leyla Huerta est directrice de Féminas, une organisation d’émancipation de femmes trans. Elle rejoint Sandy sur l’importance d’une démarche de santé politisée pour dépasser la seule question du VIH. Les membres de Féminas se réunissent chaque semaine en non-mixité. Lors d’une de ces rencontres, Leyla a rappelé la portée d’une démarche de santé communautaire : « Être une personne trans, c’est être observée médicalement en permanence car c’est associé au VIH et à la prise d’hormones. C’est aussi là où sont les fonds pour des études médicales et sociologiques mais elles n’incluent pas forcément la dimension des droits humains. Ces études ne font que prendre l’information sans contribuer à l’émancipation de la communauté.  »

L’accès aux droits fondamentaux et notamment à la santé constitue donc un facteur de migration important, notamment pour les femmes trans séropositives puisqu’il est connu au Pérou que la prise en charge des maladies chroniques en France est aussi accessible aux étrangèr·es. La délivrance de titres de séjour pour raison de santé reste en effet d’actualité malgré la réforme relative au droit des étrangers de 2016. Cependant, les refus sont de plus en plus fréquents. Bien justifier que l’offre de soin dans le pays d’origine ne permet pas d’accéder à un traitement approprié est donc fondamental — ici, il s’agit de montrer que l’accès à des anti-rétroviraux spécifiques n’est pas toujours possible au Pérou. Luna le voit bien, l’intégration est de plus en plus difficile : « En 2011 c’était différent. Avant tu obtenais l’aide médicale en trois mois, maintenant c’est six. Pour obtenir certains papiers, maintenant il faut parler français. En fait, avant c’était moins facile de rentrer sur le territoire mais plus facile d’obtenir un soutien. Aujourd’hui, c’est le contraire. C’est plus simple de rentrer mais plus difficile de s’intégrer.  » Elle se sent chanceuse d’être arrivée avant les dernières réformes et affirme que son statut sérologique lui permet de rester : « Je sais pas comment c’est pour les filles qui ne sont pas infectées mais pour moi, c’est comme si ma séropositivité me protégeait un peu et ça change ma relation avec les institutions françaises. »

Le VIH protège d’une potentielle expulsion mais la régularisation des femmes trans séropositives crée une inégalité entre femmes trans migrantes travailleuses du sexe et incite parfois certaines à prendre des risques pour se faire infecter. L’épidémie est si intériorisée et banalisée au sein de la communauté, l’espérance de vie si faible, que devenir séropositive peut tragiquement être envisagé comme une option pour s’assurer quelques années de « sécurité » en France. D’autant plus que les nombreuses structures associatives qui déclinent la logique abolitionniste du pays conditionnent les accompagnements de sortie de la prostitution à la séropositivité. Une expérience de discrimination inversée qu’a vécue Katherine. Suite à une deuxième agression extrêmement traumatisante, elle s’est adressée à une association pour ne plus avoir à retourner au Bois. Mais elle n’a pas été prise en charge au motif qu’elle n’était pas séropositive, ce qui l’a profondément choquée : « Eux qui veulent en finir avec la prostitution, ils m’ont pratiquement conseillé de retourner au Bois pour me faire d’abord infecter.  » Une stratégie excluante en termes d’accompagnement vers la sortie de la prostitution, contre-productive en termes de prévention contre le sida, mais également en contradiction avec le cadre de revendications bien plus large qu’a toujours porté la lutte contre le VIH. En effet le virus est aussi l’élément qui a permis au mouvement LGBTI de pousser ses revendications au-delà de l’épidémie et d’exiger le respect des droits civiques. Aujourd’hui, le VIH reste pour les associations le principal motif permettant l’obtention de financements publics. Situé dans une stratégie de santé communautaire politisée, il constitue aussi une brèche pour s’attaquer à d’autres discriminations structurelles.

L’évolution des parcours de transition en France

« La régularisation des femmes trans séropositives crée une inégalité et incite parfois certaines à prendre des risques pour se faire infecter. »

L’accompagnement des parcours de transition est certes critiquable en France mais reste plus accessible qu’au Pérou. Katherine se souvient de l’une de ses tentatives pour consulter un endocrinologue à Lima : « Quand je lui ai expliqué que j’étais une femme trans et que je voulais un suivi hormonal, on aurait dit que je lui récitais le Notre Père version satanique. Il m’a répondu qu’il ne s’occupait que d’enfants et de femmes.  » En France, depuis 2010, la transidentité ne fait plus partie des affections psychiatriques. Elle a été reclassifiée pour être prise en charge par un protocole d’affection longue durée, l’ALD 31. La transidentité n’est donc plus considérée comme une maladie mentale et une personne trans peut démarrer une transition médicale via un parcours public encadré par la SoFECT (Société française d’étude et de prise en charge de la transidentité) ou via un parcours privé. Cette dernière option n’offre pas de remboursement par la Sécurité sociale mais est considérée comme plus respectueuse de la personne car la SoFECT, devenue un acteur incontournable, a très mauvaise réputation parmi les concerné·es, qui dénoncent des pratiques psychiatrisantes et normatives. Xavier Mabire, psychologue d’Acceptess‑T, pointe lui aussi les limites du protocole : « L’ALD 31 permet l’exonération d’une partie des frais liés aux actes de transition et le psychiatre intervient car les chirurgiens n’opèrent pas s’il n’y a pas de diagnostic psychiatrique. Hormis la chirurgie, tous les autres actes pourraient se faire sans. Sauf que beaucoup de professionnels de santé (hors chirurgien) continuent à se couvrir avec des diagnostiques psy. »

Bien que conditionné à la justification d’une affection longue durée et psychiatrisé, le protocole reste intéressant pour les personnes précaires. Les femmes trans péruviennes le découvrent bien souvent une fois sur place. Il ne constitue donc pas une raison de migrer en soi mais peut devenir une raison de rester car il permet un suivi médical complet avec un·e généraliste ou un·e endocrinologue, ainsi que l’accès à d’éventuelles opérations chirurgicales dont la vaginoplastie qu’elles appellent « l’étape finale » et à laquelle certaines, comme Katherine, aspirent. Elle raconte son parcours médical ici et les possibilités d’accompagnement qu’elle a découvertes une fois à Paris : « Quand je suis arrivée, j’ai continué à me procurer mes hormones sans ordonnance parce que je ne savais pas qu’ici, en tant que trans, tu peux avoir un suivi. Une copine m’a donné le nom de son médecin, j’ai pris rendez-vous immédiatement. J’ai commencé mon suivi hormonal avec lui et un an après, je lui ai expliqué que je voulais être opérée. Ça a pris deux ans, ça a été difficile mais aujourd’hui je suis heureuse. » Alors qu’elle prononce ces mots, Katherine affirme aussi à plusieurs reprises qu’elle sait qu’elle risque de mourir jeune, tant elle est consciente des obstacles et de la violence à l’encontre de sa communauté.

Lire l’article sur revue-ballast.fr

Notes

[1Les propos recueillis en espagnol ont été traduits par Viviana Varin. À noter que ce texte opte pour l’utilisation de l’écriture inclusive, sauf pour les propos recueillis en français, qui ont été gardés tels que formulés par leurs auteur·es. Merci à Sophie Gergaud pour son travail de relecture [ndla].↑

[2Jasmine est un programme piloté par Médecins du Monde visant à lutter contre les violences faites aux travailleurs et travailleuses du sexe.↑

[3Traduction de l’anglais par l’autrice.↑

[4Plateforme dédiée à la lutte contre les violences scolaires, SíSeVe.

Commentaires

Ce texte a été publié le 20 novembre 2020 sur le site Ballast. Nous le reproduisons avec leur aimable autorisation.
Ce texte n’est pas reproductible selon la licence appliquée à l’ensemble de notre site (CC BY-NC-ND 3.0).
Lire le second volet du reportage