Décolonisons le coronavirus !

, par FILIPI Andrea, WITTIG Katrin

Dans un article écrit depuis leur confinement à Kigali, deux chercheuses vivant au Royaume-Uni, Andrea Filipi et Katrin Wittig, livrent leurs réflexions sur la couverture médiatique internationale de la pandémie de coronavirus et de l’Afrique. Selon elles, cette couverture recycle des clichés de l’Afrique, et l’Occident est peut-être en train de rater une occasion de repenser sa position ainsi que sa relation avec le continent. 

L’Atlas des préjugés, de Yanko Tsvetkov (4 décembre 2014).

Mesdames et Messieurs, l’Afrique est, encore une fois, en train de s’enflammer. « Virus chinois : le scénario catastrophe d’une infection en Afrique », « Violence et confusion en Afrique face à la pandémie », ou bien « Le coronavirus est une menace existentielle pour l’Afrique et ses bidonvilles surpeuplés » ne sont que quelques-uns des gros titres que nous avons pu lire dans la presse internationale au cours de ces derniers mois. La pandémie de coronavirus est devenue la dernière incarnation en date de la rhétorique incessante selon laquelle le continent africain est destiné à faillir. Et peu importe que ce soit le Secrétaire général de l’ONU, le Directeur général de l’OMS, Bill Gates, les grandes ONG internationales ou les innombrables médias qui produisent ces gros titres. Comme on dit, chaque crise est une opportunité. Mais quand il s’agit de notre relation avec « l’Afrique », il semblerait que nous, les Occidentaux, les détenteurs du pouvoir, l’élite mondiale qui profite du système global actuel et qui est à l’abri des crises de façon disproportionnée, sommes en train de rater une occasion de s’interroger sur la manière dont nous nous percevons, ainsi que le reste du monde.

Nous sommes deux femmes politologues, toutes deux Européennes, qui se trouvaient au Rwanda alors que la pandémie de coronavirus progressait. Nous nous devions de partager nos observations quant à la manière dont on parle et écrit sur « l’Afrique » pendant cette crise mondiale. En tant que chercheuses avec un intérêt tout particulier pour la région des Grands Lacs en Afrique, une partie de notre formation consiste à prendre conscience de la façon dont l’Occident a imposé historiquement sur l’Afrique, peut-être bien plus que n’importe quel autre continent, sa propre vision de ce qu’elle est : le « continent noir ». Nous restons toujours vigilantes lorsque « l’Afrique » est essentialisée et lorsque ses plus de 50 pays sont vus comme une entité unitaire qui, bien trop souvent, est associée à la violence, à la confusion et au chaos. Cette image coloniale perpétuelle, qui a des effets négatifs palpables sur le peuple africain, a conduit, à juste titre, à un appel renouvelé à la décolonisation de la production de savoir. Aussi sommes-nous choquées de constater qu’au 21e siècle, des médias influents, tels que The New York Times, The Guardian ou L’Express, et les faiseurs d’opinion puissent entretenir certains stéréotypes, comme cela a été le cas au cours de ces dernières semaines.

Depuis que le virus a commencé à attirer l’attention des médias internationaux en décembre dernier, nous avons observé trois phases plus ou moins distinctes concernant la place de l’Afrique dans ce débat. Au début, nous avons eu ce que nous appelons la première vague, quand le virus se limitait essentiellement à la Chine et à d’autres régions d’Asie. Peu de médias parlaient de sa propagation potentielle vers l’Europe, en tout cas pas de son ampleur généralisée sans précédent à laquelle nous assistons aujourd’hui. D’abord condamné pour son silence, le gouvernement chinois a par la suite été largement salué pour avoir relevé le défi etmis à profit ses dispositifs autoritaires pour assurer le contrôle et le respect des mesures de restriction. Conjugué aux infrastructures fortement développées et aux techniques de surveillance de régions comme Singapour, la Corée du Sud et Hong Kong, c’est ce qui a largement permis de contenir l’épidémie. La plupart pensaient que le monde se porterait bien si le virus restait dans ces pays que l’on considérait aptes à agir de façon efficace. Comprenez : hormis l’Afrique. C’est ainsi que l’Afrique a fait son entrée dans le discours médiatique sur le virus : le « scénario catastrophe », tournant principalement autour du « défi énorme » qu’elle représentait pour la communauté internationale. L’Afrique serait une menace pour l’endiguement de la maladie à l’échelle mondiale justement à cause du manque notoire d’efficacité et d’infrastructures de l’État africain.

Que les choses soient claires, nous ne nions pas le fait que les infrastructures (routes goudronnées, hôpitaux, écoles et autres attributs des nations contemporaines) de la plupart des pays d’Afrique sont en deçà, en général, de celles de nombreux pays européens ou asiatiques, ou que les pays du continent africain sont, en moyenne, plus pauvres que ceux d’autres continents de cette planète. Néanmoins, il est tout de même surprenant de constater que même lorsque l’Afrique n’était pas encore touchée par l’épidémie, c’est ce continent même qu’on considérait comme étant la « cible la plus vulnérable ». L’Afrique a été immédiatement comparée à l’Asie et à son efficacité (une rhétorique stéréotypée en soi), et encore une fois, s’est vu coller l’étiquette de région inférieure et défaillante. Tout comme Bill Gates l’a déclaré à l’Association américaine pour l’avancement des sciences en février dernier, « Cette maladie, si elle touche l’Afrique, sera plus dramatique qu’en Chine. »

Il semblerait également que ce discours essentialisant, problématique en soi, pointe du doigt uniquement les gouvernements africains, sans même reconnaître le contexte structurel qui a conduit, et perpétué, les défaillances de ces mêmes gouvernements. Nous faisons référence, bien entendu, à la façon dont le continent est intégré dans la hiérarchie mondiale, qui a débuté avec sa conquête coloniale et perdure encore aujourd’hui. La sociologue Hèla Yousfi traite du sujet dans son article opportun dans Libération. Avant que le virus n’atteigne l’Europe, nous n’avions détecté aucune inquiétude générale quant à la capacité de l’Europe à faire face à la crise. On s’attendait, au mieux, à ce que les « systèmes avancés » de l’Europe soient déployés promptement et efficacement pour enrayer le virus. Un article publié par Al Jazeera fin janvier a exprimé haut et fort que « les infrastructures sanitaires européennes sont bien préparées pour lutter contre la propagation. » Et pourtant, plusieurs pays européens ont eu du mal à gérer la crise, notamment au début.

La propagation du virus vers l’Europe a déclenché une deuxième vague de discours sur la pandémie, et les médias internationaux ont commencé à parler de plus en plus de l’Afrique. Pendant cette brève période entre fin février et début mars, ce qui a suscité l’étonnement, c’est que le virus menaçait l’Europe, et non l’Afrique. Comment se fait-il que le continent connu pour ses catastrophes passe à travers une catastrophe planétaire ? Dès lors, les hypothèses selon lesquelles l’Afrique serait protégée par son climat chaud et par sa pyramide des âges ont gagnées en popularité. Quoi qu’il en soit, ce qui compte ici, c’est que la rhétorique illustre le besoin profond d’expliquer pourquoi l’Afrique a été épargnée jusqu’ici, et de le justifier au moyen de ses clichés immuables : sa chaleur et l’explosion démographique de ses jeunes.

La troisième vague correspond au discours actuel. Maintenant que le virus a atteint les pays d’Afrique, avec pourtant un nombre relativement faible de cas confirmés jusqu’ici, tout ce qu’on entend, c’est que ce n’est plus qu’une question de temps avant que l’apocalypse ne touche le continent. C’est là que le langage décrivant la fragilité des États africains retient vraiment l’attention. A titre d’exemple, un média britannique a écrit fin mars que « les systèmes de santé fragiles de l’Afrique doivent se préparer au pire. » En outre, un mémo du ministère des Affaires étrangères français, qui a fuité et fait le buzz sur les réseaux sociaux, a décrit le coronavirus comme étant la crise ultime qui allait faire tomber les gouvernements africains, et est même allé jusqu’à faire des recommandations au gouvernement français pour qu’il se prépare au contrecoup. Le magazine The Economist en a également fait écho avec ce que son rédacteur en chef de la section Afrique a appelé « un gros dossier » dévoilant pourquoi « l’Afrique est lamentablement mal préparée pour faire face à la COVID-19 » (La suite du tweet du rédacteur vaut aussi la peine d’être partagée ici, juste pour vous remonter le moral) :

[Traduction du tweet :
Cette semaine dans @TheEconomist, nous avons « un dossier complet » sur la COVID-19 et les raisons pour lesquelles elle pourrait frapper plus fort en Afrique qu’ailleurs (maladie et impact économique) econ.st/3amTegQ.
Pour vous remonter le moral, nous vous avons concocté un reportage spécial vous expliquant pourquoi c’est le siècle de l’Afrique.
L’Afrique évolue tellement rapidement qu’il est devenu difficile d’ignorer les mutations sociales et économiques rapides qui donneront au continent un rôle plus important dans les affaires du monde, déclare Jonathan Rosenthal.]

Ceci dit, certains médias font la différence entre les pays. Par exemple, le Sénégal et l’Afrique du Sud ont été salués pour leurs méthodes de test de classe mondiale. Même le mémo français dont nous avons parlé reconnaît que tous les gouvernements africains ne se ressemblent pas. Pourtant, la grande majorité des articles de presse parlent de l’Afrique en termes unitaires et alimente la crainte d’une apocalypse future. Étant donné que le virus a atteint le continent africain seulement après avoir frappé l’Asie, l’Europe et l’Amérique du Nord, de nombreux gouvernements africains ont rapidement pris des mesures préventives pour éviter la transmission – contrairement aux États-Unis et au Royaume-Uni, par exemple. Dans un scénario optimiste, cela pourrait se traduire par une pandémie non apocalyptique. Bien entendu, cela ne signifie pas que les mesures de restriction des pays d’Afrique et du reste de la planète n’ont pas déjà de lourdes répercussions sur la vie de la population, notamment une perte massive des moyens de subsistance et la violation des droits humains. Comme partout ailleurs, l’impact global de la crise se fera probablement sentir différemment selon les pays et les communautés.

Quelques remarques avant de conclure. La solution permettant d’éviter cette implosion attendue de « l’Afrique » se trouve encore une fois dans l’argent occidental. « L’Afrique ne peut pas vaincre le coronavirus seule. L’Occident devra mettre la main à la poche avant qu’il ne soit trop tard », a déploré le quotidien britannique The Guardian, tout en recyclant un certain nombre des clichés discutés plus haut. Dans ce même article, Kevin Watkins, Directeur général de Save the Children, déclare : « La NHS (le système de santé britannique), qui arrive tout juste à gérer la COVID-19, dispose de 7 000 lits de soins intensifs. Un pays à faible revenu moyen de l’Afrique subsaharienne en a 50. » C’est une remarque factuelle sur le système de santé subsaharien, une situation qui compliquerait grandement la capacité individuelle des États à lutter contre la maladie, si celle-ci atteignait des proportions comparables à ce qui se déroule actuellement en Amérique du Nord et en Europe. Alors que la plupart des lecteurs y verront sans doute une critique de la condition africaine, n’est-ce pas tout autant une condamnation ouverte du complexe industriel de développement et d’action humanitaire qui aurait versé des milliards de dollars d’aide financière au continent ? Qu’est-ce que les ONG internationales comme Save the Children ont accompli « en Afrique » durant ces soixante dernières années si elles n’ont pas construit des infrastructures de soins intensifs, priorité absolue de n’importe quel pays ?

Par ailleurs, il est intéressant de noter qu’on parle essentiellement de charité, et non de solidarité. La différence ici est fondamentale : la charité sous-entend qu’il y a un déséquilibre de pouvoir entre le donateur (« le sauveur ») et le bénéficiaire (« la victime sans défense »). Elle circule des riches vers les pauvres, des forts vers les faibles, du haut vers le bas. Sans être explicite, cette notion appelle « le monde à sauver l’Afrique », réaffirmant ainsi la position du continent comme étant ce lieu où se retrouvent les pauvres, les faibles et ceux qui se trouvent en bas de l’échelle. La solidarité, d’un autre côté, part du principe d’un partenariat, où chacun reconnaît l’autre comme son égal. Elle constitue une collaboration dont tout le monde bénéficie, bien que ce soit de manières différentes. Avec le Secrétaire général de l’ONU qui met en place un nouveau fonds pour lutter contre la COVID-19 dans les « pays vulnérables du Sud » et l’Union africaine qui désigne des émissaires spéciaux pour solliciter des donateurs, n’est-il pas temps qu’on se pose cette question délicate, à savoir si ces mêmes mécanismes ont contribué, dans le passé, à résoudre les problèmes des « pays du Sud », ou bien s’ils ont aidé à les perpétuer.

Nous avons trouvé que le manque de solidarité dans le langage utilisé par les médias était d’autant plus déconcertant que l’épidémie de coronavirus a largement révélé la nature fragile, voire défaillante, des systèmes de santé de nombreux pays « riches ». D’ailleurs, comme certains médias l’ont suggéré, il est possible que les pays africains ne soient pas les seuls à apprendre des leçons des épidémies d’Ebola qui ont éclaté récemment dans plusieurs régions du continent. Peut-être que pour une fois, le reste du monde pourrait également tirer des leçons des pays africains ? Ou peut-être devrions-nous tous nous engager une fois pour toute à ne plus parler de « l’Afrique ». Tout le monde, sans exception.

Voir l’article original en anglais sur le blog de Review of African Political Economy

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Andrea Filipi est candidate au doctorat, et Katrin Wittig, chercheuse postdoctorante (programme Marie Sklodowska-Curie) à la faculté de politique et d’études internationales à l’université de Cambridge. Andrea fait des recherches sur la politique de protestation, tandis que Katrin se concentre sur les trajectoires des groupes rebelles en temps de guerre et de paix. Elles ont un intérêt tout particulier pour la région des Grands Lacs en Afrique.

Cet article, initialement paru en anglais le 20 avril 2020, a été traduit vers le français par Emilie Vandapuye et Virginie de Amorim, traductrices bénévoles pour ritimo.