Villes contre multinationales

Introduction

Passerelle n°20

Cette publication a son origine dans un constat simple : les villes sont devenues un champ de bataille face au poids croissant des grandes entreprises, et face aux maux sociaux et environnementaux qu’elles apportent souvent avec elles.

C’est le cas dans les industries urbaines traditionnelles comme la construction ou les services publics, mais aussi dans une industrie touristique de plus en plus envahissante ou avec les « disruptions » dérégulatrices promues par les géants du numérique. C’est tout aussi manifeste si l’on considère les oppositions auxquelles se heurtent les élus, les citoyens ou les mouvements urbains qui cherchent à construire des alternatives pratiques pour protéger les droits fondamentaux ou assurer un approvisionnement énergétique ou alimentaire soutenable.

De la privatisation de l’eau à Airbnb et Uber, d’innombrables fronts se sont ouverts en Europe opposant, d’un côté, les multinationales et la finance, et de l’autre les villes et leurs citoyens. Cette publication est la première tentative d’offrir un aperçu d’ensemble de cette confrontation. Elle réunit des articles écrits par des militants, des journalistes, des élus et des chercheurs de divers pays européens. On y trouvera des histoires de résistances et d’alternatives, d’élus audacieux et de citoyens obstinés. Nous avons limité notre champ à l’Europe, mais bien sûr, les mêmes histoires auraient pu être racontées à propos d’autres villes ailleurs dans le monde.

Démocratie contre austérité

Pourquoi les villes sont-elles devenues un tel champ de bataille ? En grande partie à cause de la crise financière mondiale de 2008. Plutôt qu’une opportunité de remettre sous contrôle la finance et les grandes entreprises, celle-ci a été transformée en moyen non seulement de consolider leur pouvoir, mais aussi de saper encore davantage ce qui se dressait sur leur chemin, y compris les droits fondamentaux, les dépenses sociales, le secteur public, et parfois la démocratie elle-même, comme on l’a vu en Grèce.

L’Europe a été mise sous le joug de l’austérité, et les principaux impacts sociaux et humains s’en sont fait ressentir sur le terrain, au niveau local. Les gens ont été obligés de s’adapter et résister. Les élus locaux, par définition davantage confrontés à leurs électeurs que les décideurs nationaux ou européens, ne pouvaient souvent pas ignorer la réalité. De nombreuses villes sont ainsi devenues un rempart démocratique contre l’austérité.

Pressions accrues

Dans le même temps, la pression économique et politique sur les villes s’est considérablement accrue. Nombre d’entre elles se sont retrouvées écrasées de dettes, poussées à vendre des biens, privatiser des services publics, réduire leurs dépenses. Les fonds d’investissement se sont tournés vers l’immobilier et un secteur touristique en plein essor, avec des effets désastreux sur le coût et la qualité de vie dans de nombreuses villes.

Les nouveaux géants du numérique et des plateformes sont également entrés dans la mêlée. Les villes sont une cible clé pour des firmes comme Airbnb, Uber ou Deliveroo, mais aussi Google et Amazon. Leurs modèles commerciaux reposent sur la destruction et le remplacement des acteurs économiques locaux, en contournant les réglementations, pour façonner profondément comment les gens se déplacent, comment ils mangent, où ils vivent. À travers leurs campus, bureaux et sièges sociaux, ils promeuvent également une certaine vision de la « ville du futur », technologique et privatisée.

Construire des alternatives

Évidemment, ces multinationales ne contribuent en rien à atténuer les crises environnementales qui font déjà sentir leurs conséquences dans les villes, sous la forme de vagues de chaleur, de contamination de l’eau ou de pollution de l’air. En raison de l’inaction de nombreux gouvernements sous influence des intérêts économiques, les villes n’ont souvent pas d’autre choix que de prendre elles-mêmes l’initiative. De fait, les véritables solutions aux problèmes environnementaux et climatiques sont souvent, par nature, locales.

Conduire une transition vers des systèmes énergétiques décentralisés basés sur les renouvelables, interdire les voitures polluantes, développer un approvisionnement alimentaire local et biologique, viser le zéro déchet... Telles sont quelques-unes des politiques menées dans de nombreuses municipalités, menaçant directement les intérêts établis des multinationales, qui n’hésitent pas à s’y opposer par tous les moyens.

Remunicipalisation et relocalisation

Un fil conducteur qui traverse nombre de ces histoires est la nécessité d’une « relocalisation » de nos économies. La tendance dominante a longtemps été à la « délocalisation », sous la forme de la privatisation de biens ou de services publics, d’une focalisation sur les investisseurs étrangers, ou encore de marchés publics visant le plus bas prix, quels qu’en soit les impacts sociaux et environnementaux. Avec pour résultat l’extraction des richesses et des revenus locaux par des multinationales lointaines au profit de leurs actionnaires. Dans un contexte d’austérité et de crise climatique, ce modèle apparaît de moins en moins viable.

C’est pourquoi des villes pionnières ont choisi de réorienter leurs achats pour favoriser les entreprises locales offrant de meilleures conditions sociales et environnementales, et d’autres villes ont choisi de remunicipaliser leurs services publics. Souvent, les modèles innovants développés par les villes pour réduire leur impact écologique vont de pair avec une relocalisation de l’économie, comme lorsqu’elles nouent des partenariats avec le secteur agricole pour protéger l’eau et assurer une alimentation de qualité.

Les limites du pouvoir municipal

Partout en Europe, des villes et leurs habitants s’engagent et agissent pour plus de justice sociale, pour assurer les besoins de tous, et relever le défi de la crise climatique. Mais leur pouvoir reste limité. Cette publication est aussi une occasion de tirer les leçons, à cet égard, de l’expérience des « villes rebelles » espagnoles. Celles et ceux qui sont arrivés au pouvoir à Barcelone, à Madrid et dans de nombreuses autres villes en 2015 se sont retrouvés face à de puissants intérêts, jouissant du soutien des décideurs politiques nationaux et européens.

Conquérir le pouvoir au niveau local ne signifie pas grand-chose si toute la législation nationale et internationale limite vos marges de manœuvre et favorise les multinationales. Les règles européennes sur les marchés publics, par exemple, restent un obstacle majeur à toute tentative de stimuler le développement économique local. Airbnb a réussi à saisir les tribunaux européens pour empêcher les villes de réguler ses activités. Les milieux d’affaires, bien conscients du danger de politiques progressistes au niveau municipal, n’ont pas tardé à riposter. La Commission européenne pourrait bien céder à leurs pressions, par exemple en relançant la révision de la directive services en vue de mettre les politiques municipales sous contrôle1.

Heureusement, les villes et leurs citoyens ne sont pas condamnés à rester isolés. Ils unissent de plus en plus leurs forces à travers des réseaux et des initiatives communes, notamment le mouvement « municipaliste », et portent la lutte au niveau national et européen. Ils doivent également nouer des alliances avec d’autres forces qui contestent le pouvoir des multinationales sous diverses formes, comme les mouvements sociaux, les promoteurs des communs ou le secteur de l’économie sociale et solidaire. Les villes sont par nature un espace de rassemblement autour d’expériences, d’intérêts et d’aspirations partagés. Cela doit être encore davantage le cas aujourd’hui si nous voulons briser le carcan d’un système économique et social de plus en plus destructeur.

Télécharger gratuitement le numéro en français, en anglais et en espagnol sur le site de la coredem.

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