La communauté LGBTI et le marché : entre émancipation et dépendance

, par Revista Contexto , CASTAÑO Pablo

Le capitalisme rose s’articule autour de l’homme blanc de classe moyenne.

Comme chaque année, Madrid célébrera la Journée des fiertés LGBTI avec un grand défilé de chars, sponsorisé par des entreprises privées telles qu’Idealista (immobilier), Air Europa ou Coca-Cola. Cela fait déjà 15 ans qu’a été mis en place ce modèle de la Marche des fiertés, dans lequel la manifestation politique se trouve éclipsée par l’impressionnante fête de rue, qui est aujourd’hui, de fait, la plus grande fête de la capitale. Toutefois, comme l’explique Nuria Alabao, le débat sur le contenu politique de la Gay Pride a été rouvert cette année à la suite des pactes entre Ciudadanos [NDT : parti centriste] et Vox [NDT : jeune parti d’extrême droite], qui ont conduit le comité organisateur à refuser que le parti orange [NDT : Ciudadanos] ait son propre char dans le défilé. C’est dans ce contexte qu’un ami présentait sur Twitter la proposition qui motive cet article : « Après avoir viré l’extrême droite de la Marche des fiertés, la prochaine étape est de virer les entreprises qui nous utilisent pour faire du pinkwashing alors qu’elles violent les droits des travailleur·ses, spéculent sur nos logements et détruisent nos quartiers. »

La critique du rôle des entreprises privées à la Marche des fiertés et, plus généralement, de l’instrumentalisation des identités LGBTI et du fameux « capitalisme rose » n’est pas nouvelle. Depuis 14 ans, quelques jours avant la Marche des fiertés officielle a lieu la « Fierté critique » : une marche incontestablement politique avec un discours anticapitaliste, féministe et antiraciste. Cependant, cette manifestation, comme d’autres similaires, passent inaperçues aux yeux de la majorité de la population et ne peuvent en aucun cas rivaliser en termes de participation avec la Marche des fiertés commerciale, qui a attiré plus de deux millions de participant·es en 2017. Des initiatives comme la Fierté critique, la Fierté Vallekano et la semaine de mobilisation du 28J Autònom à Barcelone sont nécessaires, car elles révèlent et dénoncent la complicité des entités LGBTI les plus institutionnalisées avec des entreprises privées qui portent atteinte aux droits et aux conditions de vie des personnes LGBTI. Toutefois, la critique frontale de la Marche des fiertés ne parvient pas à expliquer le succès du capitalisme rose. Sans comprendre comment fonctionne la marchandisation de l’identité LGBTI, nous ne serons pas en mesure de proposer une stratégie pour surmonter cette réalité, et c’est ce que nous entendons faire avec cet article. 

Pourquoi le capitalisme rose triomphe

La critique anticapitaliste de la marchandisation LGBTI, incluant aussi bien le fait que la Marche des fiertés ait été parasitée par des entreprises privées que l’expansion d’un marché directement orienté vers les personnes LGBTI, oublie souvent la relation contradictoire qui existe entre ce marché et la construction historique de la communauté LGBTI et de ses identités. Tout au long du XXe siècle, le « marché rose » a été, pour de nombreuses personnes LGBTI, un espace d’identification à une communauté, ainsi qu’un moyen de visibilité auprès d’autres secteurs de la population. Au sein de ce marché, les bars ont joué et jouent toujours un rôle fondamental d’espace de socialisation pour la communauté. En Espagne, où jusque dans les années 1970 la LGBTI-phobie était hégémonique aussi bien dans la société qu’au niveau de l’État (la Ley de Vagos y Maleantes [loi sur les fainéants et les malfaiteurs] était encore en vigueur lorsque la Constitution de 1978 a été adoptée), les bars dits « d’ambiance » étaient l’un des premiers et rares espaces pour vivre ensemble, des espaces sûrs où principalement des hommes gays, mais également des lesbiennes, bisexuel·les et trans, pouvaient établir des relations sociales et créer une communauté dans laquelle s’exprimer avec une relative liberté. Dans certains de ces endroits, on expérimentait le genre et la sexualité, ce qui plus tard a acquis une légitimité académique et politique à travers la théorie queer. À Barcelone, par exemple, dans les années 1970, des lieux comme El Cangrejo ou El Gambrinus sont devenus la Mecque du travestissement, fréquentés par des gens des classes populaires.

Même aujourd’hui, alors que l’Espagne apparaît comme faisant partie des pays avec le plus fort taux d’acceptation de la diversité sexuelle et de genre par la société, les bars et boîtes gays et lesbiens restent les espaces où nous commençons, pour la plupart, à explorer notre sexualité. Outre le risque d’être agressé·es (qui, bien qu’ayant diminué ces dernières décennies, reste très présent dans nos vies), les espaces de loisirs non orientés vers le public LGBTI sont de fait dominés par une dynamique hétérosexuelle, invisible pour eux et elles mais très présente pour nous. Il reste encore une certaine incompréhension de la part de la majorité hétérosexuelle quant aux formes de socialisation des personnes LGBTI, et une insensibilité vis-à-vis des formes plus subtiles de LGBTI-phobie que nous subissons au quotidien. De ce fait, malgré le fait que, ces dernières années, les applications de rencontres ont proposé des plateformes alternatives pour la socialisation, les espaces de loisirs LGBTI sont toujours aussi nécessaires. Et la plupart de ces espaces font partie du marché rose.

Par conséquent, pour pouvoir critiquer de manière cohérente la marchandisation des identités LGBTI, il faut admettre que le marché a favorisé la visibilité de la diversité sexuelle et de genre, ce qui a aidé de nombreuses personnes à sortir du placard et à vivre plus librement. Comme David Bell et Jon Binnie le disent dans leur livre The Sexual Citizen (2000), « ce n’est pas aussi simple que d’affirmer que les bars gays combattent nécessairement l’homophobie ou que participer à l’économie rose signifie toujours se vendre sans principes ». Il ne faut pas non plus nier les graves conséquences du capitalisme rose. La construction commerciale de la communauté LGBTI engendre l’homogénéisation du groupe autour des personnes dont la position économique est la plus avantageuse. Ce n’est pas un hasard si beaucoup de gens, en lisant le sigle LGBTI, pensent à un homme blanc de classe moyenne : la construction historique des LGBTI à travers le marché a fait de ce groupe (minoritaire) un symbole et une aspiration de l’ensemble de la communauté. Cette image a commencé à se construire aux États-Unis à la fin des années 1970 lorsque les premières publicités spécifiquement destinées au public gay ont été diffusées. Comme le dit Dan Baker dans le livre Homo Economics (1997), la marque Absolut a été la première à faire de la publicité dans un magazine gay. Beaucoup d’autres l’ont suivie, encouragées par une série d’études qui affirmaient que les gays et les lesbiennes avaient un niveau d’éducation et de revenu plus élevé que le reste de la population.

Cependant, ces études étaient biaisées, car elles n’incluaient dans ses échantillons que des lecteurs de publications gays et des personnes interrogées dans les défilés de la Marche des fiertés. Comme l’explique Baker, ces sondages représentaient de manière disproportionnée les secteurs les plus aisés de la communauté LGBTI. Des analyses ultérieures ont démontré que la population LGBTI avait un niveau de revenu similaire à celui des hétérosexuel·le·s, mais le mal était déjà fait : l’image de l’homme gay blanc en tant que représentant de toute la communauté était devenue hégémonique et s’exporta rapidement au reste du monde occidental. Cette homogénéisation de la communauté s’est traduite par l’expulsion symbolique et matérielle de celles et ceux qui jouissent d’un niveau de pouvoir d’achat plus faible, généralement les femmes et les personnes racisées. Comme l’explique Jeffrey Scoffier dans Homo Economics, « le marché gay, comme les marchés en général, tend à segmenter la communauté gay et lesbienne selon le revenu, la classe, la race et le genre ». Cette segmentation se manifeste de manière très concrète : en Espagne, les personnes trans connaissent un taux de chômage de plus de 80 % et les lesbiennes et les bisexuelles font l’objet d’un écart entre les genres bien supérieur à celui des gays.

Marche des fiertés 2019 à Paris : un char dénonce les expulsions des migrant·es LGBTI et les politiques du gouvernement : "50 ans après Stonewall, trans, putes, migrant·es, sérpos Shiappa nous abolit, Castaner nous expluse". @Gongashan (CC BY-NC-ND 2.0)

De la dépendance à l’émancipation

Au-delà du secteur des loisirs, le marché rose est en grande partie un mythe. Il s’agit d’une construction commerciale basée sur l’idée (fausse) que les personnes LGBTI ont des habitudes de consommation radicalement différentes du reste de la société. La réalité, c’est que la communauté LGBTI souffre de manière spécifique de la précarisation favorisée par le néolibéralisme contemporain, mais en aucun cas dans une moindre mesure que le reste de la population. Les exemples d’impacts nocifs de la marchandisation LGBTI et l’étroite dépendance de la communauté à l’égard du marché ne manquent pas. Des milliers de lesbiennes, bisexuel·les, gays et trans qui ont migré dans les grandes villes à la recherche d’une vie plus libre se retrouvent pris·es au piège dans une jungle de loyers gonflés par des entreprises comme Idealista, l’un des sponsors de la Marche des fiertés de Madrid. Jusqu’à une époque relativement récente, les personnes LGBTI restaient attachées à des quartiers comme Chueca, les espaces les moins homophobes des grandes villes. Le sérieux processus de gentrification qu’a connu Chueca montre la vulnérabilité à laquelle nous sommes exposé·es en tant que communauté, en laissant nos espaces de socialisation dépendre si directement de la dynamique cannibale du marché (allègrement exploitées par des entreprises gayfriendly). Une autre compagnie tente de redorer son image avec la Marche des fiertés : d’Air Europa. En plus d’enrichir ses actionnaires en accélérant le changement climatique, elle a engendré des bénéfices en se mettant au service de l’État pour déporter des migrant·es vivant dans notre pays [NDT l’Espagne]. Les avions d’Air Europa ont vraisemblablement renvoyé des demandeur·ses d’asile LGBTI dans des pays où leur vie est en danger. L’hypocrisie de ces entreprises et la complicité des entités LGBTI qui collaborent avec elles mérite d’être exposée et dénoncée dans toute leur brutalité, comme le font les mouvements critiques envers la Fierté commerciale.

Le défi est de présenter une critique de la marchandisation qui soit sensible aux expériences de nombreuses personnes LGBTI, pour qui le seul moyen d’assumer pleinement notre identité et de se sentir faire partie du collectif a été la consommation, c’est-à-dire en participant à certains des secteurs qui composent le capitalisme rose. Traditionnellement, la gauche fait une critique générale du consumérisme qui universalise l’expérience de l’homme hétérosexuel, car elle ne tient pas compte du rôle que joue la consommation « rose » dans la vie de nombreuses personnes LGBTI, notamment en raison du manque d’autres formes d’intégration et de socialisation. Par conséquent, la création d’espaces alternatifs pour la construction de la communauté LGBTI dans une perspective émancipatrice devrait être une priorité. 

L’avenir est déjà là : en marche vers l’émancipation 

La bonne nouvelle c’est que c’est en train de se produire. Dans des villes comme Madrid et Barcelone, les initiatives se multiplient pour offrir des espaces de loisirs et de rencontres alternatifs au capitalisme rose, avec des discours anticapitalistes, féministes et antiracistes. À Barcelone, des collectifs tels que Atzagaia, La Fondona et les Marikes Llibertàries Transfeministes consacrent une grande partie de leur activité à l’organisation d’évènements où se mêlent loisirs et politique, comme des fêtes de rue et des batailles de divas. À Madrid, le festival antiraciste organisé au mois de juin par SOS Racisme comprenait un ball voguing mettant en avant des personnes racisées et, dans le cadre de la Fierté Vallekano, un festival de musique LGBTIQ+ sera organisé.

Ces discours critiques se frayent également un chemin dans des lieux grand public. La Furia Queer, qui sert de plateforme à des artistes LGBTI aux identités diverses, ou Maricas, une fête techno queer organisée par des femmes à Barcelone, sont quelques exemples de cette tendance. Il existe également des exemples intéressants ailleurs en Europe : le collectif berlinois Lecken, qui a démarré en tant que groupe de lecture queer, s’est finalement consacré à l’organisation de sex parties où la subversion des catégories traditionnelles du genre et du sexe est mise en pratique. Sur son site internet, on peut trouver une liste de textes sur lesquels repose son action politique. Avoir recours à des lieux à but lucratif pour organiser des fêtes de ce type implique le maintien d’une certaine dépendance vis-à-vis du marché, mais permet également d’atteindre des secteurs du collectif LGBTI qui ne seraient peut-être pas proches de circuits plus explicitement politiques, comme les centres sociaux. De plus, ces espaces invitent les personnes extérieures au collectif LGBTI à bouleverser les normes qui déterminent le genre et la sexualité, contribuant à la déstabilisation des catégories rigides qui structurent l’hétéropatriarcat.

Des mouvements sociaux tels que les Black Panthers aux États-Unis, les coopératives ouvrières et les mouvements pour le droit au logement en Espagne ont en commun une pratique politique axée sur la réponse aux besoins spécifiques de leur base sociale. En réponse à des revendications aussi urgentes que la sécurité et la survie dans le cas des Black Panthers, l’emploi et la protection sociale dans les coopératives et le droit fondamental à un logement décent défendu par la PAH (Plateforme des victimes du crédit hypothécaire) et les associations de locataires, ces mouvements ont réussi à construire une alternative concrète au marché, ainsi que des discours et des organisations politiques puissantes. Ces expériences peuvent servir d’exemple pour les collectifs politiques LGBTI : la seule façon de faire face à la marchandisation LGBTI est de créer des espaces alternatifs de socialisation qui répondent au besoin de se rencontrer et d’établir des liens entre les personnes LGBTI, c’est-à-dire de répondre avec une perspective émancipatrice aux exigences avec lesquelles s’enrichit le capitalisme rose.

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Cet article, paru initialement en espagnol sur le site de Revista Contexto sous licence (CC BY-NC 4.0), a été traduit vers le français par Charlène Brault, traductrice bénévole pour ritimo.

La photo en logo de l’article est de Philippe Gillotte, sous licence (CC BY-NC-ND 2.0) via Flickr.