La numérisation du travail et ses conséquences pour le Sud

, par CETRI , LETERME Cédric

La « révolution numérique » et ses impacts sur le travail font l’objet d’une attention croissante qui reste toutefois essentiellement concentrée dans les pays du Nord. Or, ces évolutions concernent également les pays du Sud, mais selon des modalités spécifiques qui appellent des analyses et des réactions particulières.

Il existe un débat croissant au niveau mondial sur la nature et la portée d’une « quatrième révolution industrielle », aux impacts potentiellement considérables sur l’emploi et plus largement sur le travail. Deux tendances sont particulièrement discutées. L’automatisation des tâches, tout d’abord, notamment grâce aux progrès de l’intelligence artificielle. Le développement du « travail de plateforme », ensuite, en particulier via des applications comme Deliveroo ou Uber. Ces tendances sont observables à l’échelle de la planète, mais leurs conséquences ne sont pas les mêmes pour les travailleurs du Nord et du Sud.

L’automatisation, par exemple, menacerait à terme davantage d’emplois au Sud qu’au Nord, mais selon un rythme plus lent. Ce ne sont pas non plus les mêmes secteurs (et dès lors les mêmes travailleurs) qui sont concernés de part et d’autre. L’automatisation de l’agriculture, par exemple, aura des conséquences spécifiques au Sud avec notamment une concentration accrue des exploitations, une concurrence encore plus difficile à affronter pour les petits producteurs ou encore le renforcement de la mainmise des grands groupes agroalimentaires mondiaux sur la production et la distribution agricoles mondiales.

Enfin, les possibilités d’automatisation au Nord diminuent considérablement les « avantages comparatifs » que les pays du Sud pouvaient tirer jusqu’ici de l’exploitation (au propre comme au figuré) de leur abondante main-d’œuvre bon marché. Les stratégies d’industrialisation par les exportations, poursuivies notamment par de nombreux pays asiatiques (et plébiscitées dans l’ensemble du monde en développement dans les années 1990), risquent ainsi de ne plus être accessibles pour de nombreux pays en développement, en laissant dès lors ouverte la question des options disponibles pour les remplacer.

Les plateformes comme aubaines ou menaces ?

Concernant le travail de plateforme, on a surtout tendance à l’envisager, au Nord, comme une menace pour les relations d’emploi classiques dans la mesure où elles proposent généralement du travail rémunéré à la tâche, le plus souvent sous un statut d’indépendant. Or, la menace n’est évidemment pas la même dans des pays Sud où l’emploi salarié n’a jamais constitué la norme. Certains, comme la Banque mondiale, voient même dans le développement des plateformes de travail à la demande une aubaine pour les populations du Sud. En effet, il suffit en général d’avoir un smartphone et une connexion internet pour pouvoir commencer à travailler. Et les plateformes de « microtravail » donnent même accès à des offres d’emploi qui peuvent venir du monde entier. En outre, beaucoup de ces tâches (ex : livraison, taxi, nettoyage) relèvent aujourd’hui des secteurs informels, avec à la clé, et contrairement à ce qu’il se passe dans les pays du Nord, une formalisation (relative…) du travail favorisée par ces plateformes.

Rappelons toutefois que l’accès à internet est très loin d’être généralisé au Sud, avec des taux de pénétration souvent inférieurs à 50% de la population (surtout en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud) contre 90% environ en Europe et en Amérique du Nord. Or, ce sont précisément les populations déjà les plus marginalisées qui en sont le plus privées. Et même lorsqu’elles y ont accès, la qualité est souvent moindre que celle dont disposent les populations/régions les plus favorisées, sans même parler des différences de compétences et de qualifications qui constituent encore un handicap supplémentaire. Plus qu’une aubaine, l’arrivée de ces plateformes pourrait donc surtout aboutir à marginaliser encore un peu plus les travailleurs les moins qualifiés et/ou les moins connectés en limitant notamment les faibles débouchés dont ils disposaient jusque-là dans l’économie informelle.

C’est d’autant plus le cas que l’idée de plateformes neutres dénuées de biais de « race », de classe ou de genre est également fausse. En effet, les informations personnelles des utilisateurs sont par construction accessibles aux autres à travers leur « profil » et (pour l’instant du moins) rien n’empêche que ces informations soient utilisées pour refuser un prestataire et/ou pour refuser d’effectuer une prestation. Même les algorithmes ne sont pas immunisés contre ce type de biais puisque les critères qu’ils utilisent pour évaluer, classer, etc. peuvent favoriser certaines catégories de population au détriment d’autres. Comme l’ont montré différentes études, loin de supprimer les inégalités, les plateformes participent donc de leur reproduction (quand elles ne les aggravent pas), à la fois au sein et entre les pays.

Enfin, rappelons que les conditions de travail dans ces plateformes restent également problématiques, avec des rémunérations faibles et irrégulières, des horaires trop longs et/ou variables, l’absence de protection sociale et de négociations collectives, la dangerosité des activités ou encore les discriminations.

Le défi plus large de « l’économie numérique »

Plus largement, toutefois, c’est surtout la logique même qui sous-tend le fonctionnement de l’économie numérique dans son ensemble qui constitue le principal défi pour les travailleurs en général et pour les travailleurs du Sud en particulier. En effet, cette nouvelle économie repose sur l’extraction et l’exploitation de « données » dont le statut est pour le moins ambigu. D’un côté, les entreprises les considèrent comme des ressources dont elles peuvent disposer à leur guise. Mais de l’autre, ces données sont produites par des individus et des groupes d’individus qui pourraient faire valoir des droits politiques et sociaux légitimes à leur encontre. On parle souvent du droit à la vie privée, mais cela pourrait aussi inclure le droit à une rémunération ou encore à une maîtrise collective des usages autorisés.

Autre problème, l’effet de réseau associé aux services qui reposent sur ces données aboutit à la création de gigantesques monopoles au pouvoir de marché inédit avec notamment à la clé de nouvelles formes de contrôle et d’exploitation du travail contre lesquelles il est d’autant plus difficile de lutter qu’elles tendent à se présenter comme les conséquences de processus strictement techniques. C’est ainsi qu’Amazon, par exemple, s’appuie sur l’enregistrement des données de productivité de ses travailleurs pour licencier automatiquement les moins performants d’entre eux. Plus largement, à mesure qu’un secteur se numérise, il devient de plus en plus difficile, voire impossible, pour des petits producteurs d’y participer sans entrer plus ou moins directement sous la dépendance d’un géant numérique.

Or, la situation est d’autant plus problématique pour les travailleurs et les populations du Sud que la plupart de ces monopoles numériques sont basés au Nord, et en particulier aux États-Unis, ce qui crée de nouvelles relations de dépendance et d’exploitation mondiales dont les conséquences économiques et géopolitiques pourraient être considérables. Dans ce contexte, les discussions en cours au niveau mondial sur la libéralisation du « commerce électronique » vont d’ailleurs s’avérer cruciales, puisqu’elles risquent bien d’entériner la situation actuelle en limitant drastiquement les possibilités de régulation de l’économie numérique en faveur des populations et des travailleurs, notamment des pays du Sud. L’Accord de partenariat transpacifique (TPP) ou le nouvel Accord États-Unis-Mexique-Canada (USMCA) incluent ainsi déjà des clauses qui empêchent de porter atteinte à la « libre-circulation transfrontalière des données », ou encore d’imposer la localisation des données dans le pays où elles sont générées. Or, ce type de clauses sont désormais discutées à l’échelle mondiale dans le cadre de l’OMC.

D’autres orientations sont toutefois possibles. Elles impliquent, a minima, de mettre un frein aux négociations actuelles sur le « commerce électronique » pour éviter de réduire les enjeux soulevés par l’économie numérique au seul angle du commerce. Ses implications incluent en effet l’économie dans son ensemble, mais aussi la sphère politique ou encore celle des droits humains et sociaux. Alors seulement, il devient possible d’imaginer des principes, des politiques et des institutions permettant de mettre les technologies numériques au service des travailleurs et des populations du Nord et du Sud, dans le respect des contraintes environnementales et des différences de développement entre pays et régions du monde.

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