28 septembre : Journée pour la Dépénalisation de l’avortement en Amérique Latine

Après un mois passé dans la province de Chumbivilcas, je suis rentrée à Cusco une semaine pour, entre autres, les activités qu’a réalisé le collectif féministe auquel j’appartiens dans le cadre de la lutte pour la dépénalisation de l’avortement.

Portrait de famille des membres de Género Rebelde - 28 septembre 2022.

Género Rebelde est un collectif féministe que j’ai contribué à fonder avec des ami·es cusquénien·nes. Il est né un soir de juin 2014, alors que nous étions plusieurs jeunes (à l’époque, des jeunes) indigné·es par la Marche pour la Vie. Cet événement annuel rassemble toutes les institutions éducatives religieuses de Cusco (les plus grandes et les plus prestigieuses), qui conditionnent et obligent leurs élèves à manifester "à faveur de la vie" (c’est-à-dire, contre l’avortement) sous peine de ne pas valider le cours (obligatoire) de religion (catholique). Chaque année, ce sont des dizaines de milliers d’adolescent·es qui descendent dans la rue pour crier "Oui à la vie, non à l’avortement" — sur la base, bien sûr, d’une information partielle et d’une obligation scolaire impossible à déroger. Género Rebelde est donc né pour faire une contre-manifestation, et la lutte pour l’avortement légal, libre et gratuit fait donc partie de l’ADN du collectif.

Le masque coloré que nous portons est celui de l’ukukus (ours en quechua), un personnage bien connu des danses traditionnelles des régions rurales du Pérou. Il s’agit d’un personnage androgyne dans le sens où il est toujours interprété par des hommes, mais qui prennent une voix féminine très aiguë. L’ambiguïté de genre de nombreux personnages mythique mis en scène dans les danses nous a donc paru une façon de remettre en cause, symboliquement, les normes de genre en vigueur dans la ville de Cusco (très conservatrice et très catholique) en s’ancrant dans les traditions autochtones de la région, que l’on subvertit en même temps, puisque nous sommes des femmes qui portons ce masque. C’est aussi une stratégie de visibilisation, puisque des femmes masquées avec des couleurs vives (et parfois sans t-shirt) dans les rues de Cusco, ça attire l’attention à nos revendications.

C’était donc absolument évident pour nous qu’il fallait se mobiliser pour la journée de lutte pour la dépénalisation et légalisation de l’avortement au Pérou. D’autant que la situation est assez critique.

De manière générale, la tendance dans le continent latinoaméricain est plutôt favorable. En 2017, le Chili a validé l’avortement sous trois causes (inviabilité du foetus, risque pour la vie de la mère, viol). Cette même année, le Mexique a retiré un certain nombre de modalité de criminalisation des femmes qui avortent et des médecins qui le pratiquent. En décembre 2020, après une quinzaine d’année de mobilisation intense, l’Argentine légalise l’avortement sans causalité, jusqu’à 14 semaines de grosses. C’est la "marée verte" : les foulards verts deviennent un symbole puissant de la lutte pour l’avortement dans toute l’Amérique latine. Ce symbole provient de la lutte des "Mères de Mai", ces femmes argentines qui avaient défié la dictature militaire avec leurs foulards blancs sur la tête, qui tournaient en rond sur la Place de Mai à Buenos Aires pour demander à ce qu’on leur rendent leurs enfants disparus. Leurs filles et petite-filles ont donc repris ce symbole de résistance, en n’en changeant que la couleur (le vert de l’espoir), pour la lutte pour l’avortement légal. Et parce que ces mobilisations ont été aussi massives et impressionnantes, toutes les féministes latinoaméricaines ont repris le symbole du foulard vert. A Cusco, hier, nous avions aussi le foulard vert autour du cou ou autour du poignet gauche. Et finalement, c’est en Colombie que la plus grande surprise est arrivée, avec la légalisation de l’avortement jusqu’à six mois de grossesse, avec un jugement de la Cour Suprême ultrafavorable aux droits des femmes.

Au Pérou, cependant, la situation est assez dramatique. Depuis 1924, seul l’avortement thérapeutique (inviabilité du foetus et/ou risque pour la vie de la mère) est légal, mais il n’a été effectivement régulé pour être appliqué qu’en 2014. Or, il y a encore beaucoup de cas où les médecins refusent de pratiquer cette forme d’avortement légal par peur des représailles légales menées par des groupes chrétiens fondamentalistes. C’est le cas de Camila, une adolescente de 13 ans qui vit dans la région andine d’Ayacucho, et qui a été violée depuis ses 9 ans par son père. Elle a fini par tomber enceinte, et sa mère a demandé un avortement thérapeutique, qu’elle s’est vue refusé. Elle est aujourd’hui en procès pour avortement illégal pour avoir avorté du fruit de son viol. Si le jugement venait à condamner Camila, ce serait un précédent dramatique pour toutes les jeunes femmes violées dans le pays, et toutes les adolescentes qui tombent enceintes contre leur volonté. Un projet de loi est en débat depuis 2015, pour la dépénalisation de l’avortement en cas de viol : la loi "Déjala Decidir" (Laisse la choisir). Il est régulièrement rejeté, et régulièrement re-présenté par quelques députées qui portent cette lutte. Évidemment, en tant que collectif féministe, Género Rebelde exige la légalisation et la prise en charge gratuite de tous les avortements, et non pas seulement en cas de viol.

On estime que 350.000 femmes avortent de manière clandestine au Pérou chaque année. A cause de la clandestinité, il est difficile d’estimer un chiffre fiable sur le nombre de mort par avortement clandestin, mais ils sont nombreux. Les complications liées aux avortements pratiqués par des charlatans, qui priorisent leurs gains financiers plus que la garantie de la santé des femmes, sont nombreuses. Comme toujours, "les riches avortent et les pauvres meurent" : celles qui en ont les moyens ont accès à des avortements relativement sûrs, et les plus précaires meurent des complications liées aux pratiques dans les coins sombres de la ville de Cusco. C’est d’une hypocrisie insupportable pour les féministes, qui réaffirment sans cesse que l’avortement est une question de politique de santé publique et non de moralité, et une question de justice sociale.

Ce mercredi 28 septembre, donc, Género Rebelde et d’autres collectifs et ONG féministes sont sorties dans les rues pour exiger la légalisation de l’avortement. Nous avons d’abord fait un "banderolazo", où l’on suspend des banderoles sur les ponts principaux de la ville, en lançant des slogans pour attirer l’attention sur notre message.

Puis nous avons remonté l’Avenue de la Culture, l’axe routier principal de la ville de Cusco, avec des arrêts à des points stratégiques : par exemple, devant le centre commercial qui appartient à une compagnie religieuse qui contrôle la plupart des principales écoles, collèges et lycées de la ville. Ou bien, devant la porte principale de l’hôpital public de Cusco, en chantant "Avortement légal, à l’hôpital !" ou encore "Éducation sexuelle pour décider, contraceptifs pour ne pas avorter, avortement légal pour ne pas mourir !". On sent un vraiment virage générationnel : il y a encore 5 ou 10 ans, lorsqu’on commençait à militer sur le sujet à Cusco, on recevait beaucoup de commentaires à hautes voix, très critiques, ou encore des insultes. Ce mercredi, de nombreuses collégiennes et lycéennes, habillées de leur uniforme scolaire, sortaient des rangs pour nous demander qui nous sommes, où elles peuvent trouver plus d’information sur l’avortement, et qu’on leur donne un foulard vert — puis se prenaient en photo avec le foulard vert. Quand on leur pose la question, ces adolescentes sont de plus en plus nombreuses à affirmer avec force que leur corps leur appartient, que leurs vies leur appartiennent, et que le fait d’être mère ou non est un choix qui leur revient. C’est immensément satisfaisant pour nous, militantes de longue date, de voir que notre travail porte ses fruits petit à petit, et que les mentalités changent. Ces jeunes femmes sont celles qui porteront haut et fier cette lutte dans les années qui viennent.

Puis nous avons réalisé un "Mur Informatif" : cet espace, situé sur la Place d’Armes (place principal de Cusco), est depuis plus de dix ans, un peu notre refuge. En 2009, face au massacre de 33 autochtones d’Amazonie en lutte pour la défense de leur territoire (le "Baguazo") et au silence complice de la presse, des activistes de Cusco ont recouvert ce mur de la Place d’Armes pour diffuser toute l’information que les médias ne transmettaient pas. Depuis, à chaque mobilisation sociale, c’est un peu le journal des luttes dans l’espace public qui transmet cette information alternative. Et lorsque les écoles n’informe pas, ou mal, ou désinforment les jeunes sur leurs droits sexuels et reproductifs, les collectifs féministes s’emparent du "Mur" pour diffuser toute cette information. C’est aussi un espace de conversation, de débat, d’échanges, l’occasion de récupérer l’espace public contre la gentrification du centre ville pour les touristes.

Je ressens aussi l’avancée de nos luttes, par le fait que cette fois-ci, personne ne m’a prise à partie en me disant "fille de Satanas" et que je "brûlerai en enfer en pleurant des larmes de sang" (véridique, ça m’est arrivé en 2015). Les gens qui ne sont pas d’accord baissent maintenant la voix pour exprimer leur désaccord.

Puis, la journée d’activités s’est achevé avec une "veillée funèbre" devant le Palais de Justice de Cusco. Ces "veillées funèbres" sont devenues communes dans nos luttes : c’est une façon de signifier la caractère létal de la clandestinité de l’avortement, ou bien des féminicides, ou bien des morts aux mains de la police pendant des conflits sociaux, etc. Nous avons fait une minute de silence en mémoire de toutes celles qui n’ont pas survécu à leur avortement clandestin, puis nous avons crié "Pour nos mortes, pas une autre minute de silence ! Pour nos mortes, toute une vie de résistance !". La batucada (ensemble de percussions de rue) a animé les slogans. Parmi mes préférés : "A l’Église catholique, romaine et apostolique, qui veut s’immiscer dans nos lits, on lui dit que nous on a bien envie d’être des putes, des lesbiennes et des trans ! Avortement légal à l’hôpital, avortement légal à l’hôpital !" Nous avons également scandé les chiffres de l’avortement clandestin, du nombre de grossesses adolescentes pour viol, etc.

Et puis nous avons chanté, nous avons dansé, nous avons sauté, nous nous sommes embrassées, car la lutte féministe, au Pérou, c’est une fête. C’est le moment où on se retrouve, où on enrage ensemble, où on ne se sent plus seules parce qu’on est ensemble, plus fortes, plus sûres de nous. Persuadées que oui, le patriarcat va s’effondrer, et que ce sera nous qui le mettrons à genou. Il y a une force dans les luttes féministes, une complicité, une rage de lutter, une joie d’être ensemble, de s’emparer des rues, de prendre l’espace et de l’occuper, de faire du bruit, beaucoup de bruit. Moi, je suis chez moi quand je suis avec elles : ma tribu, mon clan.