Pour changer la réalité, regardons-la en face

, par La Jornada

Cet article a été traduit de l’espagnol au français par Virginie de Amorim, traductrice bénévole pour Ritimo. Retrouvez l’article original sur le site La Jornada, Mirar la realidad de frente para cambiarla

Par Raúl Zibechi.

Alors que nous traversons incontestablement une période turbulente et donc opaque et confuse, la diversification des points d’observations et des analyses nécessaires pour la comprendre ne doivent pas laisser de côté les principes éthiques sans lesquels l’activité pour changer le monde perd tout son sens. Les modes intellectuelles, tout comme les espoirs en l’évolution progressive du système, nous guident peu dans cette turbulence.

La géopolitique est l’une de ces modes. Beaucoup cherchent des raccourcis qui nous épargneraient les douleurs inévitables de cette étape. Les BRICS font partie de la nouvelle réalité multipolaire et chaotique, et sont appelés à supplanter les puissances du Nord (États-Unis, Union européenne et Japon) comme des centres exclusifs du système-monde. Toutefois, les pays dits émergents incarnent des formes et des modes de gestion du capitalisme différents du modèle anglo-saxon, mais tout aussi capitalistes.

Si nous nous félicitons de la transition vers un monde multipolaire, c’est avec la conviction que le chaos systémique et la multiplicité des pouvoirs sont un bouillon de culture pour la lutte antisystème.

Les regards progressistes ne prennent pas au sérieux le fait que nous vivons plusieurs guerres. Les 70 années écoulées depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale semblent avoir convaincu beaucoup d’analystes que les guerres se sont éteintes, alors qu’elles sont le lot habituel du capitalisme dans sa phase extractive et d’accumulation par le pillage ou le vol.

L’analyse zapatiste sur la « quatrième guerre mondiale » du capital contre les peuples permet de comprendre les agressions dont souffrent « ceux d’en bas » du monde entier, depuis les guerres ouvertes et dévastatrices comme au Moyen Orient, jusqu’aux guerres silencieuses que le modèle extractif imposent aux les peuples pour installer des mines à ciel ouvert, des monocultures et des barrages hydroélectriques, pour ne citer que les cas les plus fréquents.

Il y a des guerres économiques, monétaires, pour le contrôle des ressources en eau ; des guerres contre les femmes et les enfants, enfin tout un tas d’agressions systématiques et systémiques contre les peuples et les secteurs sociaux les plus divers.

José Luis Fiori, professeur de politique économique à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro et coordinateur du groupe de recherches Pouvoir global et géopolitique du capitalisme, esquisse un regard différent sur l’économie actuelle. « Nous devons commencer par analyser et comprendre comment fonctionnent les marchés internationaux, qui s’apparentent plus à une guerre de mouvement entre des forces inégales qu’à un échange entre unités égales et bien informées » (page 13, 30/01/2015).

Inspiré par l’historien Fernand Braudel, Fiori considère que les états et les capitales agissent dans cette guerre asymétrique comme de « grands prédateurs » dans la lutte pour le « contrôle monopoliste des positions du marché, des innovations technologiques et des profits extraordinaires ».

Les considérations qui précèdent (marchés comme guerres de positions, états/capitales comme prédateurs) sont davantage à considérer comme des outils quasi neutres pouvant être utilisés par des classes, des races, des genres et des ethnies dans leur intérêt. Des positions de ce type tendent à désarmer « ceux d’en bas » en cette période où ils ne peuvent ni ne doivent faire confiance à autre chose qu’à leurs propres forces et capacités.

Je voudrais ajouter trois idées que Fiori ébauche dans ses articles journalistiques et qui sont développées dans son dernier livre Histoire, stratégies et développement : pour une géopolitique du capitalisme (Boitempo, São Paulo, 2014).

La première idée concerne la Chine, mais elle pourrait s’appliquer à tous les BRICS. « Le pouvoir est toujours expansif (…). Il en a toujours été ainsi en tout lieu et en tout temps, durant toute l’histoire de l’humanité, indépendamment de l’existence des économies de marché et bien avant l’existence du capitalisme » (Outraspalavras, 25/04/2013). Il nous alerte sur la croyance que la Russie ou la Chine peuvent être et faire quelque chose de très différent de ce que nous connaissons déjà. Elles ne sont pas des forces anticapitalistes.

La seconde idée concerne l’économie. Cette dernière se subordonne aux objectifs à long terme des états. « Les politiques économiques des pays varient dans l’espace et dans le temps, et leur réussite ou leur échec dépend de facteurs externes à la politique économique elle-même, et non à la véracité ou la fausseté de ses prémisses théoriques ». (Carta Maior, 27/11/2014).

Il affirme qu’il est inutile de chercher des politiques économiques de gauche. Il faut prendre en compte les objectifs en fonction desquels les états adoptent diverses lignes économiques. Il a le mérite de nous éloigner de l’économisme dominant dans les partis de gauche, les progressismes et beaucoup de mouvements sociaux. Dans tous les cas, ce principe ne devrait pas être adopté au pied de la lettre par les mouvements anti-systémiques, parce que c’est l’éthique qui préside sa force d’action.

Pour finir, il a un regard très clair sur la politique des États-Unis. Il rappelle que c’est le théoricien géopolitique Nicholas Spykman qui a exercé la plus grande influence sur la politique extérieure américaine au XXème siècle. Il divisait le sous-continent latino-américain en deux parties. La partie nord comprend l’Amérique centrale, les Caraïbes, le Venezuela et la Colombie, et doit rester sous la « dépendance absolue » des États-Unis.

Le reste de l’Amérique du Sud compte avec trois états, comme le Brésil, l’Argentine et le Chili, qui peuvent menacer l’hégémonie impériale s’ils agissent ensemble, menace à laquelle on doit « répondre au travers de la guerre ». Fiori considère que le problème n’est pas "l’empire nord-américain", mais la région en elle-même, soit concrètement, son propre pays, le Brésil. « Ce sont les termes de l’équation et la position étasunienne a toujours été très claire. On ne peut pas en dire autant de la politique extérieure brésilienne ». (Sin Permiso, 30/03/2014)

Nous ne gagnons rien en accusant cet empire de nos faiblesses. On ne peut pas changer l’ennemi. La balle est dans notre camp, il nous faut seulement regarder la réalité en face.