État de la crise politique au Bangladesh

, par International Crisis Group

Le résumé de ce rapport sur la situation du Bangladesh a été traduit de l’anglais au français par Annabelle Rochereau, traductrice bénévole pour Ritimo. Retrouvez le résumé original et l’intégralité du rapport sur le site de Crisis Group ici : Mapping Bangladesh’s Political Crisis

Le 5 janvier, jour du premier anniversaire des élections de 2014 vivement contestées et les plus violentes de l’histoire du Bangladesh, les affrontements entre les groupes gouvernementaux et ceux de l’opposition ont provoqué des blessés et causé la mort de plusieurs personnes. Cette confrontation marque une nouvelle fois l’impasse dans laquelle se trouvent la Ligue Awami (AL) au pouvoir et le parti d’opposition, le Parti Nationaliste du Bangladesh (BNP), qui ont alterné au gouvernement avec une régularité métronomique depuis l’indépendance. Après avoir boycotté les élections de 2014, le BNP semble à présent déterminé à renverser le gouvernement en prenant le pouvoir par la rue. La crise politique, empreinte des violences quotidiennes ayant précédé les élections, approche à grands pas du point de non-retour et pourrait profondément déstabiliser le Bangladesh si aucun des partis ne consent, d’urgence, à réduire les tensions. De plus, la mise en place de tribunaux chargés de juger les crimes commis au cours de la naissance sanglante du Bangladesh présage davantage d’un risque de division que de réconciliation. Les deux partis seraient mieux servis s’ils changeaient de cap : la Ligue Awami du gouvernement, en respectant le droit démocratique à la dissidence (en souvenir de son temps dans l’opposition) ; le BNP en réaffirmant son existence politique par des compromis avec le parti au pouvoir, plutôt que par des manifestations politiques de rue.

Le désaccord politique entre les deux principaux partis, réticents à travailler ensemble en vue d’un contrat politique qui respecte les droits de chacun et échouant à gouverner dans un État de droit, pourrait profiter aux extrémistes et aux réseaux criminels. De violentes factions islamistes sont déjà réapparues et menacent l’ordre démocratique et laïc. Tandis que les forces djihadistes voient en ces deux partis le principal frein à l’établissement d’un ordre islamique, la Ligue Awami et le BNP se considèrent l’un l’autre comme le principal adversaire.

La ligue Awami avec, à sa tête, la Première ministre Sheikh Hasina Wajid, souligne que l’absence au parlement de l’ancienne Première ministre Khaleda Zia et de son parti, le BNP, fait de ce dernier une non-entité politique. Pourtant, préoccupé à l’idée d’un retour possible, le gouvernement tente de neutraliser, par la force, l’opposition politique et de réprimer la rébellion, notamment en intentant des recours pour corruption et d’autres affaires pénales contre les leaders du parti, parmi lesquels Zia et son fils et héritier supposé, Tarique Rahman ; en faisant un usage autoritaire de la police et des forces paramilitaires, ou encore en mettant en place une législation et des politiques qui ébranlent les droits constitutionnels fondamentaux.

Le BNP, qui rejette toute responsabilité concernant les violences qui ont eu lieu autour des élections en 2014 et qui ont fait plusieurs centaines de morts (au cours desquelles également des centaines d’habitations et de magasins d’hindous ont été vandalisés), tente une nouvelle fois d’évincer le gouvernement par la force, en alliance avec le Jamaat-e-Islami, responsable présumé des pires abus commis alors. Le parti conserve ses fidèles partisans et semble être parvenu à mobiliser avec succès ses activistes dans la rue. Pourtant, son seul souhait - celui d’une nouvelle élection sous un gouvernement provisoire neutre - est trop limité pour attiser le soutien public dont il a besoin afin de surmonter son éviction du parlement, et son capital politique s’amenuise rapidement puisque encore une fois, il a recours à la violence.

L’animosité profonde et la méfiance entre les leaders et les partis auraient pu être évitées. Bien qu’ils aient une histoire mouvementée, ils ont un temps coopéré pour mettre fin aux interventions militaires directes ou indirectes et pour défendre la démocratie ; mais aussi plus récemment, en 2007-2008, sous le gouvernement provisoire soutenu par les militaires (CTG) et alors que le haut commandement tentait de chasser Sheikh Hasina et Khaleda Zia de la scène politique. Plutôt que de s’appuyer sur cette coopération, les deux leaders ont recours à des méthodes non démocratiques pour se détruire l’un l’autre. Au pouvoir, chacun d’eux a usé d’une autorité centralisée, d’un système judiciaire politisé et de forces de l’ordre violentes à l’encontre d’une opposition légitime.

La crise actuelle repose sur l’impossibilité de trouver un accord sur les principes de base nécessaires à une démocratie multi-partite. Alors que le BNP se proclame garant du nationalisme bangladais, la Ligue Awami se dépeint comme unique représentante et gardienne de la libération du Bangladesh. Le Tribunal pénal international (ICT) établi par la Ligue Awami en mars 2010 afin de poursuivre les individus accusés d’avoir commis des atrocités durant la guerre de libération de 1971, devrait être saisi dans ce contexte. Bien que la volonté que les coupables répondent de leurs actes soit légitime, les tribunaux pénaux internationaux ne sont pas simplement, ni même fondamentalement, admis comme un instrument juridique, mais davantage perçus comme un instrument politique, utilisé avant tout contre les opposants islamistes au gouvernement. En résumé, la Ligue Awami semble exploiter la tragédie sur laquelle s’est créé le pays à ses propres fins politiques.

La ligue Awami doit entendre que l’exclusion du BNP de la vie politique pourrait encourager l’activisme anti-gouvernemental à emprunter des voies plus radicales, d’autant plus à la lumière de son autoritarisme croissant. De même, il serait judicieux pour le BNP d’abandonner ses alliances de circonstance avec des groupes islamistes violents et de plutôt chercher à faire renaître une entente dans la perspective d’une démocratie multi-partite. Une crise politique prolongée et violente ferait de Sheikh Hasina et de Khaleda Zia les seules perdantes, en particulier si une détérioration générale majeure de l’ordre public appelait à une intervention militaire. Bien que, pour le moment, les choses n’en soient pas là, l’histoire rappelle que cette éventualité n’est pas à écarter. Les opportunités de réconciliation politique se font de moins en moins fréquentes à mesure que les lignes de la bataille politique se consolident. Les deux partis doivent contrôler leur base militante violente et prendre des mesures concrètes pour réduire les tensions politiques :

 le gouvernement de la Ligue Awami doit s’engager à ne pas répondre à la dissidence politique par la répression, à surveiller et garantir que les organismes d’application de la loi répondent des abus qu’ils ont commis, à ne pas recourir à des mesures refrénant les libertés civiles et à protéger de manière sûre les communautés minoritaires des attaques et de la dépossession de leurs propriétés et commerces ;

 la Ligue Awami doit convier le BNP, à des niveaux hiérarchiques inférieurs si nécessaire, à des négociations visant à rétablir des règles du jeu démocratiques, y compris en ce qui concerne la réforme électorale. Elle doit aussi tenir des élections municipales à Dhaka, une exigence constitutionnelle de longue date, ce qui représenterait une opportunité d’entamer ce dialogue ;

 et enfin le BNP doit s’engager à une opposition politique non-violente ; s’abstenir de toute alliance avec le Jamaat-e-Islami qui n’a pour conséquence que d’asseoir le pouvoir de l’opposition islamiste dans la rue, sans bénéfice politique pour le BNP ; et au contraire, faire preuve d’une volonté de participation aux négociations avec la Ligue Awami pour mettre un terme à une crise qui porte atteinte à la croissance économique et menace de bouleverser l’ordre politique.

Islamabad/Bruxelles, 9 février 2015