Les biens communs numériques

Les technologies numériques et la mouvance des biens communs

Entrevue avec Frédéric Sultan

, par COUTURE Stéphane

Frédéric Sultan est le fondateur de Gazibo, une société coopérative spécialisée dans le conseil, la formation et l’animation de projets collaboratifs reposant sur l’utilisation d’outils numériques. Il est également membre de l’association française Vecam et impliqué dans plusieurs projets autour des biens communs, et notamment des biens communs numériques.

Dans cette entrevue, nous le questionnons sur son engagement dans ces différents projets, sur la manière dont il conçoit le mouvement des biens communs, notamment en ce qui concerne les liens entre les biens communs numériques et les autres types de biens communs.

Entrevue réalisée par Stéphane Couture, transcrite par Geneviève Szczepanik

Stéphane Couture (SC) : Frédéric, pourrais-tu me décrire les projets dans lesquels tu es présentement impliqué autour des biens communs ?

Frédéric Sultan (FS) : Je suis impliqué dans plusieurs projets. Il y a tout d’abord des projets qui sont du travail de mise en réseau des acteurs et de rencontres de travail dans le registre du politique, et d’autres qui sont des projets relevant plutôt des infrastructures de la mouvance des biens communs. Dans le premier registre, il s’agit de participer à des rencontres, des séminaires ou à des publications avec des acteurs au niveau francophone et international. C’est dans ce cadre que j’ai participé à l’organisation de la conférence de Berlin sur l’économie des biens communs au mois de mai 2013 [1]. C’est aussi dans ce cadre qu’avec d’autres, nous avons mis en place un réseau francophone pour les biens communs. Aujourd’hui, je me concentre beaucoup à nourrir les échanges sur ce réseau pour l’élargir et veiller à que cet élargissement respecte la diversité des types de biens communs, une diversité qui dépasse assez largement la question du numérique par ailleurs.

Le deuxième registre, c’est ce que j’appelle les infrastructures pour la mouvance, ou le mouvement, des communs. Par exemple, on travaille actuellement à la mise en place d’un dispositif d’appropriation des communs par les acteurs dans des communautés au Sénégal. Ce sont aussi des projets comme le Glossaire des communs ou bien le travail de cartographie autour des communs [2].

SC : Tu as réalisé le site Remix The Commons [3], une plateforme multimédia collaborative sur les biens communs. Peux-tu me parler un peu plus de ce projet ?

FS : Pour moi, c’est un projet qui vise à travailler ensemble, avec les gens qui sont intéressés, sur les documents qui sont relatifs aux biens communs. Travailler ensemble, cela veut dire toute la gamme de ce qu’on peut faire ensemble autour de ces documents. Cela implique de les collectionner, de les organiser, de réfléchir à des dispositifs de catalogage. Cela implique aussi d’en produire, lorsqu’il s’agit par exemple des entrevues qui ont été réalisées pendant les rencontres de Berlin sur les biens communs, en 2013. Cela implique finalement de se saisir d’un corpus de documents et de regarder comment ils font sens et comment ils peuvent être réutilisés et structurés afin que ce soit productif pour des collectifs. Nous avons par exemple organisé des ateliers à la suite des rencontres de Guérande, un événement qui visait le partage d’expériences liées aux biens communs des ressources naturelles. L’idée était de rependre l’ensemble du corpus de documents produits durant ces rencontres pour faire une cartographie sémantique des biens communs et un glossaire des termes utilisés pour décrire les enjeux économiques, sociaux, culturels et politiques des communs dans le contexte du groupe mobilisé à Guérande.

Remix est en quelque sorte un projet qui a comme vocation d’être une ressource pour l’ensemble des autres projets. Tout le travail d’élaboration de catalogues, et aussi le travail méthodologique autour de ce catalogage, interviennent dans d’autres projets comme une ressource.

Déjeuner des communs à Montréal, organisé dans le cadre du projet Remix The Commons

Cette rencontre a été filmée puis remixée avec d’autres entrevues :
https://www.youtube.com/watch?v=wVa1EG5DYh0 (Licence : CC BY)

SC : Plus tôt, tu parlais de la « mouvance » des biens communs au lieu de « mouvement » ? Pourquoi ne pas parler d’un mouvement des biens communs ?

FS : J’appelle cela la « mouvance » parce que, pour moi, la question des biens communs est saisie par tout un ensemble de gens qui sont extrêmement divers, qui se saisissent de cette notion de commun de manière extrêmement diverse. Le vocabulaire qui est utilisé reflète cette diversité. On ne peut pas dire aujourd’hui que cet ensemble d’acteurs, que ce soit des organisations, des mouvements sociaux, des acteurs économiques, des collectivités territoriales, des chercheurs, etc., se soit donné le même horizon. Pour moi, dans le contexte français, parler d’un mouvement, cela voudrait dire parler d’une forme d’organisation qui soit relativement capable de débattre et de discuter de manière assez claire autour de cette notion et du sens politique qu’on peut lui donner. Je pense qu’on n’est pas aujourd’hui dans ces conditions, sauf à considérer que le mouvement des communs serait uniquement composé des gens – ceux et celles qu’on appelle les commoners – qui travaillent de manière délibérée sur la question des biens communs. Mais ça reste un petit cercle.

SC : Penses-tu que les biens communs, en tant que notion, prennent une importance grandissante ? Quelle est la signification de la mouvance des biens communs aujourd’hui ?

FS : Oui, cette notion prend de l’importance, au moins quantitativement dans le vocabulaire, mais quel sens y donner exactement ? C’est en fait tout l’objet du travail qui m’intéresse. En effet, on peut parfois commencer à craindre des phénomènes de « commonswashing », où la notion de bien commun devient très utilisée et chacun y met à peu près ce qu’il veut derrière, et que finalement, elle ne construise pas grand chose.

SC : Tu mènes depuis longtemps des projets autour de l’usage des technologies numériques. Depuis quelques années toutefois, tu t’es fortement engagé autour des questions des biens communs. Pourrais-tu m’expliquer les liens entre ces deux engagements, ou, plus précisément, entre le numérique et les biens communs ?

FS : Jusqu’à la fin des années 1990, j’ai été travailleur social, animateur socioculturel. J’ai travaillé sur des projets d’appropriation des questions de sciences et techniques d’une manière générale, pas spécifiquement dédiées au numérique. À la fin des années 1990, quand j’ai commencé à collaborer avec Vecam, je me suis focalisé sur la question d’Internet et de la communication numérique parce que c’était un domaine émergeant qui m’intéressait. Mais je le faisais avec cette perspective du travailleur social. Ce qui traverse tous mes projets, c’est donc la question de la transformation sociale, de l’émancipation. Lorsqu’en 2009, j’ai commencé à m’intéresser plus sérieusement à la question des biens communs, à la suite du Forum Mondial Science et Démocratie à Belém (Brésil). Je me suis retrouvé dans un moment où les mouvements sociaux se saisissaient de la question des biens communs. Du coup, la question de l’émancipation, de la transformation sociale, culturelle et politique, venait de nouveau croiser cet intérêt. C’est plus une continuité qu’une rupture.

Sur le lien entre le numérique et les communs, on a l’habitude de dire que c’est à travers le numérique, notamment le logiciel libre, que les communs réémergent dans l’espace public. Je ne pense pas que ça soit tout à fait juste. En réalité, dès les années 1970, la question des communs commence à réémerger à travers les questions environnementales, notamment celles des limites écologiques de la planète. Le numérique, et tout ce qui tourne autour de la propriété intellectuelle, va donner un autre élan à la question des communs car on se trouve effectivement confrontés à une vague de nouvelles enclosures prenant la forme d’un nouvel accaparement de la production intellectuelle. Il y a bien sûr des liens entre le numérique et les communs, mais ce n’est pas quelque chose d’exclusif. Au contraire, il faut aujourd’hui travailler aux passerelles entre les différents domaines qui relèvent des communs et ne pas se focaliser sur la question du numérique.

SC : Les initiatives libres, comme Wikipédia ou les logiciels libres, sont-elles une source d’inspiration pour la réflexion actuelle autour des biens communs ?

FS : Des expériences comme Wikipédia et d’autres qui sont connues de manière massive sont tout à fait intéressantes. L’exemple de Wikipédia, qui est devenu l’exemple emblématique – et cela cause même un problème parce qu’il ne faudrait pas que cela devienne l’arbre qui cache la forêt – est particulièrement intéressant car il touche à la question de la gouvernance et des modèles économiques. Cependant, un des éléments qui est rarement mentionné lorsque l’on parle de Wikipédia, c’est sa dimension interculturelle ou multiculturelle. Le choix de Wikipédia de créer un dispositif qui permet à chacun de produire sa propre encyclopédie dans sa propre langue, au lieu de faire une seule encyclopédie traduite dans différentes langues est très intéressante. Si l’on prend la définition d’un même terme en anglais, français, japonais, chinois par exemple, on trouvera des choses parfois très différentes, qui sont le reflet d’un état de la culture à l’échelle mondiale. Lorsque des dispositifs se construisent de manière complètement décentralisée ou distribuée, c’est à dire sans un centre qui domine le reste, je pense par exemple à Goteo, qui est une plateforme de crowdfunding, il est intéressant de voir qu’on a quelque chose qui peut nourrir un terreau très intéressant. Cela n’empêche pas de trouver des modalités de gouvernance à l’échelle mondiale. C’est un exemple qui montre en quoi des projets comme Wikipédia peuvent être extrêmement intéressants.

Mais cela ne tient pas à sa nature numérique, ou alors en partie, mais à d’autres éléments. En effet, pour moi les communs ne sont pas uniquement des objets. La seule chose qui fait que cela puisse être des communs, c’est l’engagement des gens, leur façon de saisir ces problématiques pour construire quelque chose qui soit ouvert et démocratique. Dans ce sens, ce qui intéressant dans les communs numériques, ce n’est pas tant leur nature numérique que les modalités de collaboration qui y sont inventées.

SC : Qu’est-ce que les « commoneurs numériques » pourraient apprendre des pratiques élaborées autour des biens communs non-numériques, par exemple ceux plus anciens ou « naturels » ?

FS : Je pense que la première chose que pourraient apprendre les commoners digitaux des autres, c’est la question de l’interculturel. Il faut en effet s’interroger sur le risque du caractère hégémonique du projet des communs, qui serait un projet occidental venant supplanter des projets de société qui ont aussi à voir avec les communs. Je suis frappé à chaque fois que je vois des projets qui touchent aux biens communs numériques de constater l’uniformité sociale et culturelle du public. Le problème n’est pas tant d’amener d’autres gens dans les projets, mais de voir comment on peut passer par dessus les murs avec les autres populations en leur reconnaissant le droit de se construire elles-mêmes. C’est tout à fait frappant : il y a eu une discussion numérique en préparation de la conférence de Berlin en 2013 entre des gens occidentaux qui travaillent sur le numérique et des gens d’Afrique et d’Australie qui travaillent sur des questions foncières et rurales. C’était hallucinant de voir que certains ignoraient complètement l’existence et la vitalité des communs fonciers, soit l’accès à la terre que ce soit pour l’agriculture ou pour l’habitation.

SC : Quels sont les principaux défis liés au développement et à l’appropriation des biens communs, en particulier des biens communs numériques ?

FS : Je reprendrais volontiers ce dont j’ai parlé sur l’interculturel avec les deux défis qui sont l’interculturel Nord-Sud, si on peut résumer à cela, et puis, entre les classes dominantes et les classes dominées. Ensuite, les autres défis sont à fois la question de l’acculturation, comment faire pour que les communs redeviennent une culture ou un paradigme dominant dans l’imaginaire collectif, et que les pratiques de gouvernance des groupes ou des communautés qui prennent soin d’un bien commun se traduisent en termes de droits. Cela appelle d’un coté, à renouveler l’éducation populaire, et de l’autre, à développer les capacités d’élaboration de plaidoyers sur des sujets juridiques souvent très complexes et leur articulation à différentes échelles institutionnelles, locales, nationales ou internationales. Dans ce sens, l’un des grands défis est certainement de dépasser les logiques sectorielles de chaque bien commun.